• Aucun résultat trouvé

Chapitre I -L’inscription et la poétisation du corps

I. 1.1-Le corps en pièces

Guillaume Lopès dans son article intitulé « Figure féminine et la place de la mère dans l'œuvre d’olympe Bhêly-Quenum »36 met en valeur la présence de la femme dans l’œuvre de l’auteur en disant que la gent féminine participe de la structuration des récits ; car par sa présence, elle permet à l’histoire de leur rendre hommage et de montrer leur place aux côté de l’homme. Le corps de la femme où la femme joue un rôle majeur dans l’univers fictionnel de cet auteur béninois car il renvoie très souvent à une volonté d’autobiographie. Les romans de cet écrivain font un bel hommage à la femme universelle car elle se comporte de la même façon dans son autonomie et son indépendance. La femme inscrite dans l’univers romanesque de notre auteur est toujours très forte, d’une personnalité bien trempée qui n’hésite pas à s’engager et qui fait se mouvoir le genre masculin. Pour Guillaume Lopès donc, la femme est le socle sur lequel se bâtissent les romans d’Olympe Bhêly-Quenum puisque grâce à elle, tout est structuré et prend de l’ampleur dans le récit.

I.1.1-Le corps en pièces

La description du corps des personnages joue un rôle majeur dans la continuité de l’histoire qui se dessine dans les romans africains. Ainsi, prendre l’autre pour un tableau, écrit Henri Pierre Jeudy, c’est de toute évidence un acte souverain du désir de beauté qui masque difficilement la tyrannie. C’est aussi un acte qui suppose une image de référence car ces gestes répétés sont bien à partir d’un corps imaginé comme immuable37. Cette enveloppe charnelle est sujette à plusieurs interprétations qui sont toutes valables dans la mesure où nul ne saurait prétendre avoir le monopole de la connaissance de tous les codes et expressions corporels. C’est un sujet aussi vaste que le monde donc toujours d’actualité et qui ne cesse d’inspirer les écrivains pour ne parler que d’eux. Grâce au corps et à sa symbolique, les personnages des romans choisis sont en devenir ; c'est-à-dire qu’ils font toujours tout pour améliorer leur quotidien car, selon la chanson de Grand Corps Malade Mon cœur, ma tête et mes

couilles, « le corps humain est un royaume où chaque organe veut être le roi ; il y a chez

l'homme trois leaders qui essayent d'imposer leur loi, cette lutte permanente est la plus grosse

36 http://www.obhelyquenum.com/

source d'embrouille, elle oppose depuis toujours la tête, le cœur et les couilles »38

. La symbolique du corps est ici une catharsis qui permet de se poser des questions qui peuvent heurter comme celle de la condition humaine dans un monde devenu sans repères fiables. L’incertitude se lit donc dans bon nombre des ouvrages que nous avons choisis.

Un enfant d’Afrique, malgré le côté angélique de la vie paysanne et de la savane, met

en exergue les souffrances d’un peuple pour sortir de l’analphabétisme et de la misère sociale. Tout le roman est un plaidoyer pour la mise en valeur des ressources intellectuelles car la condition des piroguiers, des vendeuses au marché, des petits artisans et de ceux qui vivent de leurs mains ne semble pas être un modèle à suivre pour les enfants d’Afrique qui veulent être des citoyens du monde moderne. La preuve en est que le personnage principal qui est enfant au début de cette œuvre n’a qu’une obsession : sortir de la misère ou du moins du sort de ses parents pour éduquer plus tard ses petits frères de la contrée lorsqu’il sera devenu grand. Ce rêve éveillé va connaître un sort heureux puisque ce sera le dénouement final du roman. La symbolique du corps est mise en exergue par la ténacité du personnage principal qui traverse les trois premiers âges à savoir l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte avec toujours son projet chevillé au cœur. Son corps qui se transforme en suivant les mutations de la nature est le symbole du courage et de l’abnégation. On peut lire qu’

Ayao, ce jour-là, était heureux, bien plus que lors de son arrivée, où M.Djamarèk, en l’accueillant, lui avait caressé la tête en lui disant en Ahoussa : « Si tu travailles bien, dans un mois tu sauras écrire ton nom, et pourras commencer à répondre en français. 39

Par cette métaphore de la croissance, on peut deviner le bien fondé de cette narration du corps d’Un enfant d’Afrique qui grandit dans le roman pour devenir tout compte fait un adulte du tiers-monde qui arrive à ses fins ; et, « dans le monde, comme le dit Georg Lukàs, être homme, c’est être seul »40. Olymbe Bhêly-quenum semble véhiculer l’image qu’il veut donner aux peuples de son continent par ce gamin au départ insouciant qui, au fil du temps, définit ses priorités afin de tout mettre en œuvre pour les atteindre. On peut également constater dans les Années du bac de Kouglo que le corps est inscrit au cœur de cette narration. C’est lui qui est en amont et en aval de ce roman qui commence par l’arrivée du personnage principal à Paris pour études. Son corps qui symbolise encore l’innocence, la pureté à son arrivée va être utilisé pour mettre en branle le côté avilissant des grandes métropoles. La lubricité, la débauche, l’alcool, les mauvaises rencontres deviennent le lot de ce lycéen qui n’aurait jamais imaginé fréquenter sous peu des femmes de mauvaise vie. Le corps de ce

38 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=corps; Grand Corps Malade Parole de la chanson Mon coeur, ma tête et mes couilles.

39 Un enfant d’Afrique op. cit., p. 191.

40

jeune homme témoigne de l’instabilité dans laquelle il se retrouve loin des siens. Son physique est dans ce roman narré et poétisé des fois comme quelque chose d’impersonnel que son possesseur utilise à tort et à travers. L’histoire dit ceci :

Elle l’emmena dans la chambre et il se déshabilla ; elle défit la ceinture de sa robe de chambre qu’elle accrocha à un patère ; Kouglo découvrit ses beaux seins, son corps sculptural ; elle caressa son sexe, l’embrassa ; bien qu’intimidé, la forme et le volume des seins encore assez fermes l’attiraient qu’il embrassa avec une sorte de fougue.41

Et pour preuve de ses mauvaises fréquentations à Paris, Kouglo s’entichera d’une femme fort âgée, laquelle deviendra sa maîtresse attitrée et, si la mort ne s’en était pas mêlée, serait devenue son épouse. Le sentiment de honte et de gêne par rapport au physique de la bien-aimée marquera la réticence du jeune homme à parler ouvertement de celle-là à ses parents lors d’une visite dans son terroir à cause de leur différence d’âges. Peut-on affirmer sans risque de nous tromper que l’auteur fait un réquisitoire dans Années du bac de Kouglo contre toute forme d’utilisation éhontée de la plastique ? Nous penchons pour une réponse affirmative car le seul moyen qu’il a trouvé pour mettre fin à cette « ignominie » est la mort physique de la femme blanche lors de l’accouchement de leur enfant. Mort qui dénote le côté irréversible de la nature humaine car cette femme a voulu procréer au-delà des limites requises par la nature. La symbolique du corps mourant de la bien-aimée du jeune lycéen marque un frein pour des relations « contre nature » ou considérées comme telles sous les tropiques, entre une femme âgée et un jeune homme de moins de dix-huit ans.

Le corps des personnages a également un côté symbolique dans l’ésotérisme africain ainsi que dans plusieurs sociétés secrètes. Cela a permis d’alimenter la narration de l’ouvrage

Les appels du vodou qui parle en profondeur des rites initiatiques et des rituels de cette caste

d’initiés. Le corps qui est le temple du Saint-Esprit chez les Chrétiens joue aussi un rôle important pour les adeptes de cette confrérie africaine car c’est encore lui qui est le point focal de toutes les attentions des esprits invoqués. Avant toutes les cérémonies qui alimentent ce texte, on constate qu’il y a une préparation préalable de cet élément physique allant de la peinture aux accessoires et ce, en passant par l’habillement42. Il y a tout un symbolisme romanesque devant cet attrait physique qui témoigne de la filiation de l’auteur avec cette pratique ancestrale. Ce roman est un anathème jeté sur les détracteurs de cette confrérie qui lui donnent des pouvoirs plus maléfiques que bienveillants. Pour attirer la sympathie du lecteur, le narrateur n’a de cesse de montrer le bien fondé du Vaudou qui est le socle d’une

41 Années du bac de Kouglo, op. cit., p. 17.

42 Les textes sont rythmés par un mouvement de va-et-vient des pieds à la tête, en passant par les genoux, les bras, les coudes, les cheveux. Le lecteur qui n’entre pas dans l’univers imaginaire de Bhêly-Quenum, ou qui l’appréhenderait au premier degré, peut être dérouté par cette présentation séquentielle du corps, en apparence anatomique, en apparence seulement, et ne plus en percevoir la grande cohésion dynamique et souveraine.

société en perte de vitesse. Grâce à l’embellissement du physique dans cette œuvre majeure pour ce qui est de la description objective des rituels Vaudou, le corps des initiés a une représentation qui justifie et qui problématise l’importance des sociétés secrètes dans le monde entier. Nous pouvons le constater dans ce paragraphe :

Les adeptes (…) se relevèrent et se déployèrent avec des mouvements de madrépore, en s’attroupant autour de la Grande Prêtresse parée avec une simplicité où affleuraient le raffinement et l’élégance qui seyaient à son haut rang et à sa fortune. Vêtue de pagnes de tissage traditionnel aux tons recherchés mais sobres, elle portait ce jour-là des boucles d’oreilles à pendeloques en or ouvragé, un collier en or massif, un bonnet blanc en fil crocheté au front duquel se tenait, droite, une plume caudale de perroquet rouge sang ; la Grande Prêtresse avait à ses chevilles comme à ses poignets un rang de cauris blancs fins garni de grelots de cuivre minuscules qui tintaient à ses moindres mouvements. 43

Le corps et l’ésotérisme sont inextricablement liés et mettent en valeur la nécessité d’une appartenance quelconque à une confrérie car les relations y sont plus affinées et plus poussées. On constate qu’il est plus loisible d’aider un frater qu’un frère de sang. A ce niveau, le corps de famille a une moindre signification qu’une corporation de confrérie. Le chant du

lac procède aussi de la lutte physique et corporelle entre des monstres marins pris pour des

dieux dans un village d’Afrique et une famille malheureusement bloquée sur les eaux au beau milieu d’une tempête tropicale. Le texte dit que

ce monde lacustre était clos avec son horizon de tous les côtés frangé d’un petit brouillard bleu bronzé.

Noussi regardait droit devant elle, suivait scrupuleusement la marche des nuages. Son cœur tantôt se gonflait de l’espoir que le mauvais temps n’évoluerait pas davantage, tantôt se rétrécissait d’angoisse à l’idée que le pire pouvait arriver. 44

Le narrateur va décrire la lutte qui s’engage entre des gens dont l’instinct de survie est exacerbé par les ravages causés autour d’eux par les dieux. Là encore une différence d’interprétation se dessine selon que l’on est profane ou initié. Malheureusement, les monstres ont affaire à une famille qui n’est pas dans la confrérie qui leur voue un culte car si cela avait été le cas, ce serait un honneur pour elle d’être « choisie » comme repas des dieux sacrés. Le roman est alimenté par la force physique dont font montre les personnages de la barque pour venir à bout de leurs agresseurs lesquels usent de stratagèmes pour les surprendre. Moralement épuisée par tant d’émotion, le corps meurtri par la nuit de veille, cette famille puise dans ses réserves pour prouver à tout un village que des dieux ne sauraient dévorer ceux qui les adorent. Mais, « la spiritualité, selon G. Seginger, est une attitude qui peut prendre appui sur le spiritualisme, mais qui vise avant tout à reformer l’homme intérieur, à l’arracher au déterminisme, des circonstances et à l’ouvrir à un ailleurs qui n’a pas besoin d’être

43 Les appels du vodou, op cit., p. 83.

44

métaphysiquement défini »45

. La mise en rapport du corps des personnages avec la victoire finale permet donc de faire passer le message selon lequel « vouloir c’est pouvoir » de la part de quiconque souhaite réussir avec passion et fougue une entreprise aussi dangereuse, incertaine et périlleuse que de tuer des dieux dévoreurs de chair humaine. Le corps fatigué est au cœur de la trame de ce beau roman qui fini par les pleurs des initiés aux bords du lac pour leurs dieux protecteurs. On lira que,

derrière eux s’étendait le lac que descendaient les barques tandis qu’à genoux sous le palétuvier, au pied d’un golem androgyne représentant leurs dieux, les fidèles, le front dans la poussière, les yeux brouillés de pleurs, balançaient leurs corps en répondant en chœur à un rythme ternaire au grand prêtre et à la grande prêtresse qui entonnaient tour à tour le chant du lac.46

Nous constatons que l’auteur va droit au but pour dire le corps dans ses œuvres qui est le symbole vivant de bien de réponses inaudibles et sourds que des personnages renvoient aux lecteurs. L’apport du corps est considérable dans la mesure où l’univers diégétique de ces huit romans a toujours fait la part belle à la description physique des personnages ainsi que de leurs réactions et agissements. Le corps est la partie visible de l’être humain dans ces romans et ce pour dire que sans lui, il y aurait indubitablement un manque à combler pour que ces ouvrages aient la renommée qu’ils ont auprès des critiques. Un piège sans fin a été salué à sa sortie en 1960 car il est celui qui, à notre avis, met le plus l’accent sur la symbolique du corps dans la littérarité des textes choisis. C’est un roman brutal au sens premier du terme qui narre à la fois deux suicides au couteau, un meurtre également à l’aide d’une arme blanche, une immolation et où la souffrance et la dureté de la vie se dessine dans toute leur ampleur. La symbolique du sang qui coule tout au long de ce roman témoigne de la cruauté qui sévissait encore dans l’Afrique coloniale française. « Ici aussi, pense Puis Ngandu Nkashama, l’analyse des œuvres contemporaines permet de désigner l’espace de liberté comme celui qui englobe les circonstances de la rupture et de la violence »47. Tous les personnages de ce roman, à quelques exceptions près ont donc exposé leur être matériel à un quelconque danger imminent. D’autres ont bu jusqu’à la lie ce calice amer qu’est la mort. La fin du texte le certifie par ces dires :

Nous arrivâmes vite à Zounmin, étonnés de trouver quatre hommes aux prises avec l’incendie .48

Le personnage principal Ahouna, qui a connu moult déboires dans sa vie, va connaître

le sacrifice suprême sur un bûcher. Son immolation semble laver les péchés de toute une

45 Seginger (G), Spiritualités d’un monde désenchanté, Strasbourg, Presse U de Strasbourg, 1998, p. 6.

46 Le chant du lac op cit., p. 142.

47 Puis Ngandu Nkashama, Ruptures et Ecritures de violences, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 20.

48

communauté, de tout un peuple devant les forces obscures qui hantent cette région imaginaire d’Afrique. Analyser l’acte narratif c’est à dire l’énonciation nous permet de mettre en lumière la fonction sémantique des scènes et des actants. Le mode d’énonciation du récit impose la part d’intervention interprétative du spectateur. L’auteur utilise beaucoup le corps humain dans Un piège sans fin pour montrer les errements du continent noir qui a du mal à se départir de ses démons. La structure d’Un piège sans fin est mise en scène par l’instance narrative qui est l’intentionnalité de l’auteur. La trame narrative du personnage Ahouna met en scène son histoire fictive propre et ses développements.

Ce roman est une preuve qui montre qu’il ne peut y avoir une division étanche entre le récit qui relève de la narratologie de contenu et la narration qui relève de la narratologie modale car c’est l’histoire qui relie les deux. Le roman Un piège sans fin a un ou des agents et patients (actant, adjuvant, opposant), un cadre (lieu, une topographie, des objets…), une chronologie (une durée déroulée), une Représentation par le moyen du langage, un dispositif de représentation. Un énonciateur du récit (narrateur avoué ou dissimulé), Une énonciation du récit (narration). Un ou des points de vue qui donnent un certain effet de distanciation qui brise la transparence du récit et l’autonomie supposée de l’histoire. Ce roman postule forcément un destinataire (narrataire) de la représentation. Par ce schéma narratif on peut voir dans le roman Un piège sans fin que la narration est égale à la fiction lorsqu’il s’agit d’un dialogue, que la narration est supérieure à la fiction lorsqu’on a affaire à la description qui donne un effet de ralentissement, de pause descriptive, de mise en valeur de l'écriture.La symbolique du corps est ici un bouc émissaire pour mener à bien son projet qui est sans aucun doute la condamnation des usages en Afrique noire par une caste de colons qui ont détruit des vies et favorisé le népotisme en bradant le pouvoir gérontocratique de la chefferie autochtone comme le montre dans son roman, Le monde s’effondre, Chinua Achebe. C’est également une manière de fustiger le comportement sociétal des hommes africains qui se cachent derrière la vengeance et l’honneur bafoué pour mettre en exergue leurs instincts animaux.

L’initié comme son nom l’indique nous place quant à lui au cœur de l’Afrique

moderne où le compromis entre tradition et modernité est bien assimilé par le docteur Tingo qui est à la fois soigneur du corps hérité du cartésianisme occidental et désenvoûteur des âmes issu de son appartenance à une société secrète africaine. Ces deux initiations lui donnent un corps pétri de science et de pouvoirs pour venir à bout du sorcier qui sème la terreur dans la contrée. Leurs corps symbolisent pour l’un l’espoir des peuples en des jours heureux et pour l’autre l’obscurantisme et l’occultisme les plus dangereux pour la société. L’auteur utilisera l’être des deux personnages pour alimenter les frasques de son œuvre qui -soit dit en passant-

a été revue et corrigée par lui-même avant la nouvelle réédition. L’initié marque bien l’impact du corps humain dans la vie de tous les jours car la mort sera toujours la sanction ou le châtiment réservé à ceux qui ne retrouvent pas le droit chemin. Le narrateur dira :

-Cruellement foudroyé ! Les dieux d’Afrique sont féroces (…) on découvrit le corps de Djessou en écartant le pagne ensanglanté ; la répulsion le fit sursauter et il recula vivement.49

La mort physique apporte une dimension spirituelle et post-mortem à ce roman qui