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DEUXIÈME PARTIE:LA VIOLENCE ET LE SACRÉ:

L’étude du discours d’Olympe Bhêly-Quenum va faire ressortir la narratologie modale qui est l’attitude du dire ; de la façon dont il chercher à toucher le lecteur potentiel par sa « monstration » du corps violenté. En effet, selon la narratologie, tout récit postule son lecteur comme un élément actif de la construction du récit, lecteur qui va coopérer, participer à l’élaboration du sens. De ce fait, Les verbes d’action : « se pencha sur le cadavre », « poussa un soupir », « prit », « s’en alla », « faisant tournoyer », « en poussant des aboiements » dans

Le chant du lac mettent en évidence la volonté du narrateur de mettre en scène une réaction

du corps sur le monde et sur autrui. Olympe Bhêly-Quenum dans « Du Vodùn et des pratiques de l’Afrique des profondeurs » présente l’univers et l’habitat des initiés du vaudou dans le Bénin d’aujourd’hui tout en remettant certaines choses en ordre à cause de tous ceux qui parlent du vaudou sans vraiment savoir de quoi il est question. L’auteur stigmatise le clientélisme qui sévit dans les média occidentaux sur les acceptions du vaudou et qui ne correspondent en rien à la réalité. Il dira avec ahurissement que

« les chaînes de radio nous en rebattent les oreilles à longueur d'onde ; à la télévision, c’est la poudre aux yeux avec de pseudo devins, pseudo initiations. D'un côté comme de l’autre, l’ignorance et le bluff sont érigés en connaissance ; les terminologies employées permettent de créer l’obscurantisme ; ainsi, vodou devient synonyme de magie, de gris-gris et de sorcellerie, quant aux dictionnaires, leurs acceptions vont de la prudence au dénigrement ». L’auteur montre également les réactions du corps et de sa symbolique lors d’une transe, laquelle montre aux gens que les esprits ont pris possession de quelqu’un dans la confrérie. Olympe Bhêly-Quenum nous dit que par la transe, la possession est immédiate et infaillible car l’esprit s’empare de sa proie ou son épouse et rien ni personne ne peut y remédier ; c’est un chevauchement forcé d’où la résistance du corps avant sa domestication. C’est ici le cas lorsqu’il dit qu’« un adolescent de 13 à 15 ans se précipite de la foule en marche, tombe, se relève aussitôt, court sur une vingtaine de mètres, revient presque sur ses pas, titube, pousse par deux fois un cri de terreur : Yégué ! Mawucé et s’écroule, saisi de convulsions, les yeux révulsés ; ses lèvres entrouvertes et tremblantes laissent couler une bave abondante. Corps couvert de sueur et de poussière, culotte courte déchirée par endroits, doigts et orteils écartés et raides. Par deux fois sa tête se redresse et retombe lourdement sur le so1. Les larmes coulent de ses yeux mi clos. Tordu par le transe, raclant le sol de ses doigts, i1 ressemble à un épileptique qui se bat entre 1a vie et la mort »515.

L’auteur rappelle aussi que les coutumes sont des constructions sociétales externes qui suscitent des sentiments internes dans les peuples d’Afrique. Lucrèce dans De la nature nous fait état de la création du monde et du rôle de la matière sur terre, il tente de mettre en exergue la création du monde tout en démystifiant les tromperies des idées reçues sur la vie. Il affirme qu’il est inutile de rechercher le fondement du monde dans des dieux car ceux-ci n’ont que faire des hommes. Il montre aussi par une argumentation rigoureuse qu’il est inutile de rechercher la vie après la mort car le corps, l’âme et l’esprit meurent lorsque la vie quitte l’être vivant. Pour lui la seule vie est celle que nous avons sur terre car tout retourne à la terre sans qu’il y ait un autre avenir pour l’homme. Il faut donc vivre maintenant sans attendre autre chose post mortem. Le corps, l’âme et l’esprit périssent pareillement dans la mesure où tout est imbriqué. Le corps symbolise la vie et tout ce qui va avec. Il est inutile de croire en

des dieux qui ne se soucient en rien du devenir des humains. Cela dit, il ne s'agit pas ici de faire un compte-rendu des livres de René Girard mais plutôt une critique et une mise en pratique de ses thèses. En effet, la position qu'il occupe dans le champ intellectuel, par la proximité de questions fondamentales et leur recouvrement par la "bonne nouvelle" chrétienne, décourage toute tentative de s'y mesurer à nouveau et constitue une tâche aveugle de l'anthropologie : la place du sacrifice et le rôle du bouc émissaire. Il ne faut pas se cacher cependant la difficulté de l'entreprise, car se confronter au sacrifice et à la religion, c'est mettre en cause notre rapport fondamental à la jouissance, à l'objectivité et à la Loi.

Répétons-le, ce n'est pas par ses outrances que René Girard peut nous tromper mais bien en se mettant au plus près de la vérité du désir. Sa force est de s'appuyer sur la "vérité romanesque" pour réfuter le "mensonge romantique" et montrer la structure mimétique du désir. Il est certain que nous devons tenir compte du témoignage de la littérature et des mythes. On verra pourtant qu'il n'importe pas tant de constater que le désir s'origine dans l'Autre, mais comment chacun se positionne dans le jeu entre la Loi, l'objet et le rival. Et, « dans la mesure où le premier destinataire du texte reste le lecteur africain, dit P. Ngandu Nkashama, les contextes du discours littéraire finissent par l’emporter sur les impératifs de la stylistique ».516 Olympe Bhêly-Quenum utilise beaucoup les verbes d’actions pour que l’acte de violence corporelle ait un sujet précis et un objet clair. On peut également le voir dans les verbes « violer », « pompent », « va bouffer », « s’isolent » (Cf. As-tu vu Kokolie ?);

« saisit », « souleva », « mordit », « se mesuraient » (Le chant du lac); « toucha », « saigna », « macula », « se coucha » (Cf. L’initié)… Ces verbes conjugués que l’on peut aisément déceler dans ses œuvres sont là pour montrer que les personnages participent de près ou de loin à l’élaboration de l’impact de la violence dans leur existence. Les verbes d’action qu’il choisit et qu’il met en œuvre ont donc pour tache de conduire l’action vers un but précis : faire adhérer le lecteur à ses univers très particuliers pour ses personnages ; car utiliser des verbes d’actions pour faire se mouvoir la violence est une façon de faire comprendre que les personnages ont cela en eux.

Ainsi la question de la violence fondatrice ne semble pas acceptable sous cette forme et nous lui préférerons le sacrifice fondateur qui nous touche plus profondément que la rivalité imaginaire ou la force des coups. La violence n'est pas dans l'émotion animale mais dans la rupture des liens, la violation de la Loi, du pacte de parole. Ce n'est pas seulement la

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communauté qui se déchire et s'entre-tue mais surtout la perte des différences, du sens, de l'orientation des désirs, un effondrement du monde qui suppose un ordre préalable. Certains tabous pourraient être interprétés aujourd'hui comme une "réduction des coûts de transaction", tout comme les règles de politesse. On peut même dire que toute norme réduit les conflits, mais on ne doit pas donner crédit à l'illusion d'un monde imaginaire de rivalité bestiale, saturé de désir avant tout langage symbolique. C'est plutôt la loi elle-même qui génère cette "panique" et son image inversée dans un chaos destructeur. La subjectivité y étant complètement impliquée, on tombe toujours sur ces questions dans la fascination et la méconnaissance qui ne sont pas seulement la fonction du sacrifice mais tout autant du désir, de la dette et de la communication en général.

Il faut être attentif au fait que les lois, même divines, peuvent toujours être transgressées et, de ce fait, génèrent le désir et l'imaginaire transgressif autour duquel tout va se jouer désormais. C'est là où intervient la violence qui doit périodiquement briser la Loi pour la régénérer, faire la guerre pour goûter la paix et refaire communauté au nom d'une Loi au-dessus des intérêts privés. C’est encore ce qui se fait jour lorsque l’on fait le décompte de certaines autres verbes qui, dans les romans, ont une très forte connotation morbide : « courait, hurlait, pleurait, demandait pardon » (Un enfant d’Afrique); « saisit brusquement la jeune fille », « la souleva », « cherchait à la jeter par terre », « résistait et retombait sur ses pieds », « le mordit et la lutte devint acharnée », « Les forces se mesuraient », « fit un geste violent » ( Le chant du lac); « déposèrent leur sinistre paquet », « se rasèrent la tête», « en se donnant la mort »… Ces verbes ont pour ambition de contribuer à l’écriture de violence dans les ouvrages d’Olympe Bhêly-Quenum et de postuler une force évocatrice importante comme c’est encore le cas ici : « cingla à six reprises », « voulut se défendre », « s’emparèrent de lui », « déshabillèrent mon père », « le mirent nu », « marquaient furieusement son visage », « le sang jaillissait », « se mit à pleurer » (Cf. Un piège sans fin). En effet, c’est sur ces multiples possibilités narratives que repose tout le suspens des ouvrages de notre auteur. Les romans de notre auteur évoluent vers une conviction profonde de mettre en scène un univers machiavélique et perfide pour certains personnages.

Le sacrifice occupe une fonction similaire aux fêtes et aux repas, moment de réconciliation autour d'un meurtre sans doute puisqu'on y tue souvent le veau, le cochon ou l'agneau mais le blé ferait aussi bien l'affaire. On ne peut dire qu'il y a toujours violence contrairement à la fondation de nos nations et Empires par la guerre ou l'équilibre de la

terreur. Le meurtre ne signifie pas tant une violence que la prise d'une vie qui passe dans l'au-delà symbolique, et réclame une vengeance qui unit la communauté dans le partage de sa dépouille. On peut tout à fait soutenir que le meurtre est la plus grande des violences mais, d'une part, il n'y a pas toujours meurtre et, d'autre part, il faut distinguer la violence comme désordre, transgression qui peut régénérer la Loi en montrant sa nécessité, de la violence comme réponse à la violence et à l'indifférenciation ou perte de la Loi, à distinguer aussi du meurtre fondateur qui réunit une communauté dans la même menace, ainsi que du sacrifice qui signifie la valeur du désir et la circulation de la dette.

Depuis la nuit des temps, la violence a toujours revêtu différentes formes alors que le sacré n’a pour but et pour fin que la transcendance, la vie éternelle, l’au-delà, le nirvana selon les multiples confessions et les voies spirituelles qui donnent aux êtres humains de quoi faire de ce monde un lieu supportable grâce à l’espoir d’une vie meilleure que ces voies enseignent. « La violence et le sacré » dans notre corpus est donc cette deuxième partie, laquelle essayera de mettre en lumière l’impact du corps dans le processus qui pousse les humains à être des loups pour les autres et, paradoxalement, à vénérer le sacré qui fait de tous les hommes des frères. Les romans d’Olympe Bhêly-Quenum nous donnent matière à réflexion dans la mesure où ils sont décrits comme aimant la vie spirituelle et tout ce qui va avec ; mais commettant également des impairs envers leurs congénères. C’est donc cette ambivalence que cette partie veut faire ressurgir dans ce deuxième axe pour bien mettre en évidence le côté paradoxal de l’être humain dans la mesure où « contrairement à certaines idées reçues, professe J-L. Joubert, l’oralité ne s’est d’ailleurs pas effacée devant le triomphe de l’écriture. Elle continue de vivre, en se transformant et en s’adaptant aux effets de la mondialisation de l’Afrique ».517

Il convient de ce fait donc d’installer les personnages dans l’univers romanesque qui est le leur ; c'est-à-dire la société orale ouest africaine dans laquelle ils se meuvent car les huit romans sont assez explicites là-dessus, il s’agit bel et bien d’une esthétisation de la société qui a vu naître l’auteur. Celui-ci mettra dans la bouche de l’un de ses personnages ces propos explicites :

« Je suis né dans un milieu animiste que l’Occident chrétien appelle païen ; mon père est polygame ; mon enfance et mon adolescence ont été imprégnées de rites initiatiques étrangers aux calculs tels que, quarante et cinq moins dix-neuf, ça fait combien ? »518

Les multiple références aux us et coutumes locales, au vodou, à la préparation des rituels nous placent dans l’univers béninois qui n’admet pas la polémique même si, comme

517 Joubert (J-L), Littérature francophone d’Afrique Centrale, Paris, Nathan, 1995, p. 8.

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nous le savons, une œuvre de fiction n’a pas toujours de rapport avec le réel ou la vie sociale de l’auteur. Ici, l’erreur serait, nous semble-t-il, de vouloir à tout prix sortir de la société béninoise pour rechercher du sens dans les dédales de la fiction car tout nous invite à voir en ces huit romans le fameux miroir que l’auteur a bien voulu promener pour nous dans son terroir. L’expression d’une identité culturelle africaine et béninoise se donne à lire dans toute la violence physique, morale, sociale, psychologique et politique qui alimente les différents récits en imbroglios et en coups de théâtre. Entre crime et sainteté, les personnages bhêly-quenumiens sont au cœur de l’animisme, de l’ésotérisme tropical, du mysticisme, de l’occultisme, de la magie noire, de la vénération des ancêtres et des dieux millénaires.

En effet, comme le note René Girard, « dans de nombreux rituels, le sacrifice se présente de deux façons opposées, tantôt comme une « chose très sainte » dont on ne saurait s’abstenir sans négligence grave, tantôt au contraire comme une espèce de crime qu’on ne saurait commettre sans s’exposer à des risques également très graves »519. Le corps, enveloppe charnelle, participe donc pleinement à cette violence et à ce sacré qui se dessinent dans les romans qui témoignent en fait de l’identité culturelle des personnages que nous avons l’occasion de mettre en relief dans l’œuvre romanesque d’Olympe Bhêly-Quenum. Ses récits sont construits sur des « non-dits », des éléments non exprimés, non montrés mais qui doivent pourtant être actualisés par le lecteur pour que l’ensemble des récits puissent exister. Ainsi, « voulais le tuer », « criait-il en battant mon père », « l’a battu, battu, mais battu », « de l’avoir cravaché, suait, s’épongeait» montrent à n’en point douter que les verbes d’action prouvent sinon la passivité des victimes du moins la psychologie des bourreaux devant la violence physique ou morale.

Nous pouvons lire dans la grande majorité des œuvres étudiées que le corps est vilipendé, mis à sac, banalisé, humilié, sacrifié et torturé. Cette façon de décrire le corps dans les romans montre bien la participation du sacré dans l’agir des personnages car quoi de plus naturel que de vouloir transcender la chair pour atteindre le nirvana, le summum, l’extase ou tout simplement le monde des morts520. Ainsi,

« Affognon s’assit, mit la boucle de la ceinture entre les doigts de pieds et, tirant sur l’autre extrémité du morceau de cuir, il s’en servit ainsi pour aiguiser son arme. Il remit sa ceinture, se releva, contempla le canif avec sang froid et, ayant pensé au dieu des forgerons, il lui fit cette offrande (…) ».521

519 Girard (R), La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 9.

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Deux tendances cohabitent en permanence dans le roman : d'un côté, la position d'un observateur sagace doublé d'un moraliste, capable de deviner un caractère à partir de l'étude des mimiques et des gestes ; de l'autre, la posture d'un narrateur incapable de remonter jusqu'aux causes des comportements qu'il observe, et qui ne croit pas à l'expression directe de la vie intérieure dans les corps. Un balancement permanent s'instaure entre ignorance et connaissance, la psychologie des personnages étant frappée alternativement du sceau de la certitude ou du doute.

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Toutes les philosophies qui enseignent les bienfaits de l’esprit humain sont d’accord pour dire que l’enveloppe charnelle est ce qui éloigne des merveilles spirituelles car ses désirs et convoitises sont aux antipodes de ceux de l’être immortel qui est en tout homme. D’où la nécessité de domestiquer ses instincts, ses pulsions et ses penchants. Cela procède aussi d’une certaine violence sur soi qui met en valeur le sacré. Cette incantation d’Affognon en dira long :

« Gou, mon père a été ton serviteur. « Je n’ai jamais cru en toi ni à aucun dieu, mais c’est vers toi seul que toute ma pensé se dirige à cet instant de ma vie.

« Je suis moins qu’un chien, je suis au-dessous de la bête puisque je ne suis pas un homme libre. « Oui, c’est ma personne tout entière que je t’offre en sacrifice :

« Tu es un dieu pareil aux autres un inconnu et un invisible. « Tu ne m’a rien demandé, mais je sais que tu aimes le sang.

« Il m’a toujours semblé plus important de servir l’inconnu de qui je n’attendrai jamais rien, que l’homme, mon faux prochain ».522

Un autre grand sacrifice est tout au long du roman Les appels du vodou mis en exergue par cette grande prêtresse qui semble avoir mis sous silence ses facultés de mère et d’épouse pour se consacrer à plein temps à sa tâche de directrice de sa secte d’initiés qui lui donne dorénavant plus de joie que la vie de famille. Les substantifs jouent aussi un grand rôle dans l’évocation de la violence par notre auteur car il donne le ton de l’histoire qu’il veut raconter à son lecteur. C’est le cas ici : « sa colère », « toute idée de bagarre», « ni ce dénigrement ni cette insulte », « la fuite », « le sang de ses veines », « une panthère », « son ultime énergie » « les ongles », « une once » « deux bouquetins aux cornes emmêlées », « de rage et de haine » (Cf. Un enfant d’Arique). Il convient donc de dire que cette partie fera état de toutes les formes de violence décelées dans les huit romans, lesquelles débouchent inexorablement sur le sacré et ce, par le canal du physique des personnages qui est à la fois le socle de la spiritualité mais également son pourfendeur. De ce fait, déclare A. Hampâté Bâ, « c’est là une conjoncture douloureuse, mais elle résulte d’une caractéristique du tempérament humain, caractéristique courante et permanente que nous avons héritée de nos pères et que nous transmettons, hélas ! Consciemment ou inconsciemment, à nos enfants. Le mal est en nous et non en Dieu »523

522 Un piège sans fin, op. cit., p. 204.

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