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Chapitre I -L’inscription et la poétisation du corps

I. 2.5-La sensation tactile

« (…) mais les coups redoublaient, n’en pouvant plus, se mit-il à hurler comme un fou :

« Non ! non ! Affognon ne veut plus que vous le battiez ainsi ! Affognon ne veut plus souffrir ! Il ne veut plus ! plus ! jamais plus ! Est-ce que vous le comprenez ? ».135

On peut constater que la symbolique du corps concerne au premier chef la peau et tout ce qui s’y rapporte, c'est-à-dire le rapport amoureux et la souffrance physique, la maladie mystique ou naturelle, le châtiment corporel, la mutilation, le suicide et le meurtre. Le corps est mis en valeur par tout ce qui relève du toucher et qui traverse explicitement les huit romans de notre corpus. Ce qui semble présager un certain sadomasochisme littéraire ou encore un machiavélisme qui ne dit pas son nom. Henri Pierre Jeudy dira que « pour penser la mort de mon propre corps, je suis obligé de me situer comme sujet qui observe un objet destiné à disparaître. La mort ne m’offre qu’une représentation anticipée et purement fictive de la réalité de mon propre corps, d’autant plus qu’en assistant à la mort des autres, je constate combien le cadavre reste un corps dont le souvenir ne cessera de me harceler »136. L’on constate que l’univers diégétique décrit dans les romans Un piège sans fin, Le chant du lac,

L’initié est hostile à l’épanouissement physique de certains personnages. La valeur littéraire

de la sensation tactile tient au fait que l’auteur fait de la poétisation de la souffrance physique du corps un procédé d’écriture sans lequel ses ouvrages seraient peut-être vident de sens. Dans un de ses romans il montrera que

« les traits de Fanouvi s’étaient étrangement décomposés ; il n’avait plus rien d’un homme : c’était un monstre qui forçait la barque à remonter le courant un peu au-delà de dohimin. Son visage se creusait et il semblait avoir considérablement vieilli en quelques heures. Sa bouche tordue, ses lèvres dégoulinantes de sang et son cou criblé de veines gonflées avaient effrayé les enfants qui ne le regardaient plus : le masque inhumain qu’involontairement il exposait face au courant avait bouleversé Codjo »137.

Cette mise en œuvre du ressentir de la douleur dans la chair des personnages atteste que les romans de l’écrivain béninois sont faits pour émouvoir et pour susciter le trouble par la fascination qu’exerce sur lui la souffrance de ses personnages. Mais il faut reconnaître que le focalisateur, celui qui perçoit n’est pas toujours celui qui raconte car plusieurs focalisateurs entrent en jeu dans le roman Un piège sans fin. Olympe Bhêly-Quenum utilise volontiers les trois formes de focalisation pour permettre à ses focalisateurs de maîtriser leur histoire dans cet ouvrage. En effet, l’auteur utilise la focalisation zéro lorsqu’il montre au lecteur que le personnage principale ignore des choses que lui il sait. La focalisation interne est mise en

135 Un piège sans fin, op. cit, p.184.

136 Henri pierre Jeudy, Le corps comme objet d’art, op .cit, p.10.

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valeur lorsque c’est le personnage principal qui parle et qui voit. La focalisation externe est mise en scène lorsque le narrateur décrits des environs, la vie pastorale et champêtre. Années

du bac de Kouglo se clôt par les douleurs de l’enfantement : la bien-aimée du lycéen

succombera malheureusement à cause de cette grossesse tardive trop dangereuse. Elle a vécu ses dernières heures dans une sensation de malaise insupportable et insurmontable. Le narrateur présente cette situation tragique comme suit :

« L’accouchement eut lieu à dix-sept heures quarante-cinq minutes (…) Irène s’était éteinte des suites d’une « hémorragie, violente, abondante, absolument incompréhensible », déclara le gynécologue (…)

Subjugué par le cadavre de la femme qu’il aimait d’un amour immense, Kouglo sentit quelque chose s’abattre sur lui tel un filet de rétiaire dans lequel il étouffait et il hurla (…) »138

L’auteur a fait du titre de son premier ouvrage publié, un vaste programme d’heurts et de malheurs qui touche tactilement au plus près chacun des personnages de ce roman où le chaos et la désolation humaine sont les maîtres-mots. Cela met en évidence le principe selon lequel « l’homme doit être le centre, comme le suggèrent A. Wynchank et P-J. Salazar, le critère et le but de la connaissance et de l’action »139 d’écrire. Par son titre très évocateur, Un

piège sans fin renvoie aux sensations fortes qui semblent être le lot d’un pays en guerre civile

avec son cortège de misères sociale et morale. La narration de la sensation tactile pourrait se donner à lire –entre autres- dans différents fragments, notamment la description du crime crapuleux d’Ahouna :

« Je l’attrapai, la jetai brutalement sur l’herbe, m’assis à califourchon sur son ventre. (…) je saisis sa gorge et y plongeai jusqu’à la garde le poignard que j’étreignais, puis retirai mon arme »140 ;

les deux suicides à l’arme blanche :

« Mon père avait déjà plongé la dague dans son cœur »141;

« Il se tu, s’ouvrit les veines avec calme et regardait couler son sang ;(…) Affognon eut encore le courage d’enfoncer l’arme jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans son corps en laissant une petite coupure, une sorte d’incision » ;142

la souffrance lors de la fuite dans la forêt :

« (…) je sentis qu’un poids s’accrochait à un pan de mon vêtement (…) c’était un crocodile (un tout petit, sans doute, sinon je n’aurais jamais pu lui échapper), déjà près de s’emparer de l’un de mes pieds » ;143

les accidents mortels dans la carrière :

« Cossi leva la tête et l’on vit la lame granitique plantée droit dans son œil gauche d’où coulait maintenant comme d’un œuf écrasé, un mélange d’humeurs »144 ; « (…) çà et là, gisaient des cadavres de forçats : crânes horriblement défoncés ou aplatis, os de bassins

138 Années du bac de Kouglo, op. cit, p.118.

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Wynchank (A) et Salazar (P-J), Afriques imaginaires, Paris, L’Harmattan, 1995 ,p.13.

140 Un piège sans fin, op. cit, p.161.

141 Ibid, p.58.

142 Ibid, p.205.

143 Un piège sans fin, op. cit, p.163.

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envahis par des essaims de mouches, carcasses thoraciques autour desquelles charognards, vers et scarabées se disputaient les viscères. Ahouna vit le spectacle et s’évanouit ».145

la vie cruelle et misérable dans les geôles :

«Le crâne osseux sous les cheveux en broussaille »146, « Ahouna avait le corps meurtri : les coups de cravache et de pierre avaient laissé des traces sur sa peau collée aux os »147;

Ainsi que la déchirure des mains et du postérieur des évadés :

« Parvenu au sommet de la muraille, il s’y déchira les mains sur des tessons de bouteilles (…) il s’assit et en sautant, il se déchira cruellement le derrière (…) Déjà Houngbé l’avait rejoint après avoir, lui aussi, mais moins gravement, laissé son sang sur le mur du pénitencier »148.

Toutes ces horreurs sont des images sorties expressément de l’imaginaire de l’auteur lesquelles sont savamment évoquées et qui dénotent en fin de compte une réelle jubilation maniaque du narrateur à parler de tout ce qui a trait à la sensation tactile. On peut encore voir comment est mise en scène la sensation tactile lors de la tentative d’assassinat du personnage central Ségué n’Di Aplika, lorsque le mari jaloux et trompé se cache dans un fourré et tire une balle pour attenter à sa vie. Il est dit qu’

« (…) un coup de feu, parti soudain de derrière une dune de déblais siliceux, fit voler le casque de Ségué nDi en arrachant son oreille droite. »149

Son hospitalisation est dès lors décrite comme quelque chose de douloureux et qui fait atrocement souffrir le malheureux situé entre la vie et la mort. Olympe Bhêly-Quenum apporte donc par là une autre vision du corps humain qui doit passer par toutes les souffrances afin de se purifier de ses vices. Ainsi, nous penserons avec M. Lioure que « le romancier et les journalistes ont en commun de ne pas se satisfaire de l’ordre établi qu’ils trouvent faux et injuste, et plus généralement d’être sensibles aux violences de l’histoire »150

. Peut-on penser que cette manière de banaliser l’enveloppe charnelle tient au fait que l’auteur soit le fils d’une prêtresse vaudou comme les deux enfants de son roman Les appels du vodou ? Toujours est-il que tous les romans de l’écrivain sont assujettis à un même impératif catégorique : faire du corps un élément majeur de son inspiration artistique dans le domaine littéraire.

As-tu vu Kokolie ? nous permet également de faire la part belle à la sensation tactile

car elle est au cœur de la vie misérable, de la malchance et symbolise ici le monde qui refuse de se donner les moyens d’avancer et d’échapper à la léthargie. L’image saugrenue du fou permet au narrateur de mettre l’accent sur le fait que celui-ci, malgré son apparence physique 145 Ibid, pp. 225-226. 146 Ibid, p. 215. 147 Ibid, p. 215. 148 Ibid, p.276.

149 C’était à Togony, op. cit, p. 271.

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défavorisée peut, par sa peau, représenter une partie de la société à laquelle les conditions de vie ne sont pas loin de celle d’un fou qui, lui, a l’avantage de ne pas s’en soucier. Ainsi, dira le texte,

« DANS LES AGGLOMERATIONS à la périphérie du bourg errent invisibles les visages de la misère le pire est dans les grandes villes de DjênKêdjê elle y saisit à la gorge étranglant femmes hommes éléphantiasiques traînant leurs pieds squameux vieux jeunes à l’hernie tête de toxossou adolescents pianiques aux pieds truffés de chiques borgnes aveugles loqueteux mendiants épileptiques à plat ventre hurlant cognant la tête contre le sol »151

La mise en perspective des cinq sens a eu pour mérite de montrer comment un auteur peut avec bonheur faire parler des sensations qui comportent beaucoup d’informations sur les personnages et leur environnement immédiat. Comme le disent D. James-Raoul et O. Soutet, « on ne parlera plus d’accidents imprévisibles qui affectent et perdent la langue, mais de logique interne de son développement »152. En somme, Il va de soi que la présence ou encore l’absence des cinq sens est d’une importance primordiale dans la mesure où ils permettent de définir les règles utilisées par l’auteur dans sa volonté d’amener les lecteurs de son œuvre à penser par eux-mêmes. Les romans d’Olympe Bhêly-Quenum sont à même de nous dire les secrets que le corps recèle comme –entre autres- l’instinct de survie que nous avons pu voir poindre chez les personnages du roman Le chant du lac. Il est confirmé que

« sur l’eau, Mme Ounéhou et les siens se tenaient prêts à recommencer le carnage. Ils n’avaient plus peur du sacrilège de ne pas s’être humblement livrés à la merci d’une puissance jusqu’alors obscure et suprême. Ils ne redoutaient plus de lutter contre un dieu, de le vaincre, de le tuer et le jeter dans l’eau. »153

Dans les romans, il y a donc bel et bien une appropriation des sensations qui témoignent de la nécessité de faire de la fiction africaine une catharsis. Pour ce faire, tous les stratagèmes sont les bienvenus pour que le lecteur de cette littérature s’enrichisse intellectuellement au contact de ces œuvres. Cela peut faire ressurgir le vieux débat sur l’utilité ou non des œuvres de l’esprit dans la société qu’elles sont censées améliorer d’une façon ou d’une autre. Pour ce faire, L-S. Senghor pense que « c’est le rôle de la conscience, la possibilité pour l’homme d’agir sur les forces productrices, qui le distingue de l’animal, explique et justifie l’action révolutionnaire »154. Olympe Bhêly-Quenum en tant qu’homme de lettres et de culture est sans doute conscient de cette tâche qui lui incombe lorsqu’il a décidé d’être un peintre des mots comme se font souvent appeler certains écrivains.

151 As-tu vu Kokolie ? op .cit, p.151.

152 James-Raoul (D) et Soutet (O), Par les mots et les textes, Paris, Presses de l’Univ Paris-Sorbonne, 2005, p25.

153 Le chant du lac, op. cit, p.120.

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Quand bien même, ainsi que rappellent J. Berchtold et C. Lucken, « c’est l’œuvre elle-même qui serait pourvoyeuse, en dernier ressort, des modalités de sa lecture »155et que « c’est elle qui, dans sa singularité, serait la source de son propre enseignement »156, l’analyse et le commentaire que nous pouvons faire à la lecture d’Un enfant d’Afrique viennent également souligner l’importance de la sensation tactile dans l’univers de la paysannerie décrit dans ce roman. Implicitement ou explicitement, Ayao, le jeune écolier qui a des rêves d’enfant va être mis par le narrateur au contact de la vie extérieure grâce au toucher qui est primordial pour son développement intégral. C’est un enfant qui a besoin de trouver ses propres repères afin de mûrir et de grandir en étant en symbiose avec son environnement immédiat. Tout le livre est jalonné de récits de joie scolaire, du contact avec les éléments de la nature, avec la famille qui est un socle indispensable pour l’éclosion d’Ayao. La tristesse est aussi dans ce roman un moyen pour le héros d’être exposé aux errements de l’existence. On peut y lire qu’

« Ayao, qui pendant ce temps s’était beaucoup promené, avait rejoint la rive du fleuve ; il y avait des vendeuses d’akassa, d’igname crue, cuite à l’eau ou frite ; il avait faim et s’était arrêté en pleurant devant l’étalage d’une vendeuse d’ikokorés. (…) Des larmes coulaient des yeux d’Ayao, mouillaient sa chemise et de gros sanglots secouaient son corps. Il mettait les mains dans les poches de sa culotte, les en retirait pour les croiser sur sa tête sans cesser de pleurer. »157

Olympe Bhêly-Quenum, par la mise en scène des cinq sens dans la poétisation du corps des personnages, nous donne matière à réflexion dans la mesure où son désir d’emporter l’adhésion du narrateur est manifeste. Tout porte à croire que tout lecteur africain pourrait se reconnaître dans ce roman qui est une synthèse de la vie sociale dans toutes les campagnes du continent noir. Olympe-Bhêly Quenum fait des sens du corps humain dans ses romans une véritable révolution descriptive dans la mesure où il semble que la narration suit de très près leur fonctionnement et s’étoffe également grâce à leur contact. La vie des personnages témoigne donc d’une certaine induction littéraire qui apporte du crédit à l’histoire et à la vraisemblance. Il est notable que « l’identité (…), selon S. Sanon, se construit et s’exprime par une prise de parole collective dont la littérature contemporaine est un puissant véhicule »158

. Cela est d’autant plus vrai que le roman L’initié décrit le docteur Tingo comme étant quelqu’un qui a su faire la synthèse formidable entre deux sciences complémentaires et qui les met au service des patients de sa ville natale lesquels viennent le consulter pour plusieurs maladies corporelles. L’ouvrage dira que

155 Berchtold (J) et Lucken (C), L’orgueil de la littérature, Genève, Droz, 1999, p.17.

156 Ibid ,p.17.

157 Un enfant d’Afrique, op .cit, p. 87.

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« chaque patient qui entrait dans le cabinet expliquait son cas, ses angoisses ; il écoutait, interrogeait parfois à demi mots ; prudent, souple mais ferme, il suivait la pensée de ses interlocuteurs, guettait leurs arrières pensées, restrictions mentales et autocensures, en s’attachant d’abord au mal ou aux maux de leur visite. (…)Aucun de ces malades bardés d’une susceptibilité épidermique n’avait rien à lui reprocher ; aucun d’eux ne discernait le moindre signe de répugnance sur son visage sincère frémissant d’un sourire discret ».159

Ainsi, comme l’écrit à juste titre Ulrich Lancer, la littérature « vise toujours un au-delà du rapport à l’individu ; elle vise les rapports des humains entre eux, le lien social même »160. Ce roman se donne à lire comme une belle démonstration de la valeur littéraire du corps souffrant -qui marque aussi le piétinement du continent- parce qu’il s’arc-boute à la fois autour de la médecine occidentale et de la pharmacopée africaine. En effet, soulignait déjà Chateaubriand dans Le génie du christianisme, « la pensée agit sur le corps d'une manière inexplicable ; l'homme est peut-être la pensée du grand corps de l'univers »161. Tous deux synonymes de guérison des peuples par un choix judicieux de l’apport des deux civilisations donc, de la valorisation de la nouvelle exception culturelle en Afrique.

I.3-La signification du physique dans l’agir des personnages

Claude Wauthier dans « Olympe Bhêly-Quenum : Entre l’Europe et l’Afrique »162 met en scène le corps et sa sensualité dans l’écriture de l’auteur. En effet, les besoins du corps sur le plan sexuel sont mis en évidence par deux femmes blanches dans C’était à Togony et dans Années du bac de Kouglo que leurs époux à des époques différentes n’ont jamais su honorer. Ce corps incompris et abandonné, ce corps est remis en valeur par deux amants noirs qui redonnent une nouvelle dimension à la sexualité des deux femmes frustrées depuis toujours et dont le corps servait à autre chose qu’à un quelconque épanouissement sexuel, sensuel et érotique163. Le corps étranger devient un corps partenaire qui redonne gout à la vie et aux valeurs enfouies d’une anatomie qui veut redevenir le centre d’une relation amoureuse. Claude Wauthier montre aussi dans le roman C’était à Togony que l’auteur peut virer d’un

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L’initié, op. cit, p.154.

160 Lancer (U), Vertu du discours, Discours de la vertu, Genève, Droz, 1999 ,p.11.

161 http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=corps; François René de Chateaubriand Extrait de Le génie du christianisme.

162 http://www.obhelyquenum.com/

163 La mise en scène de ces différentes fonctions du corps s’organise autour de deux axes fondamentaux : le vertical, avec surtout la présence obsédante de l’arbre, du monde végétal, et l’horizontal renvoyant aux positions de l’amour et de la mort. Le détachement est possible dès lors que le va-et-vient du vertical à l’horizontal se calme au profit d’une inclinaison. C’est une inclinaison vers l’eau, symbole puissant de vie, d’où émerge un ordre neuf et subversif.

bord qui dénonce les activités illicites d’une Europe rapine et pernicieuse sur le sol africain par ses multinationales et ses pots-de-vin; à l’autre dans L’Initié lorsqu’il exhibe les apports positifs de l’occident sur le plan médical et médicinal à une Afrique encore fruste hantée par toutes sortes de peurs endogènes envers le pouvoir des sorciers et de réticences paralysantes lors des consultations dans une clinique.