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Chapitre II- La disqualification sociale du corporel

II. 2.1-la morale du corps malade

« - J’ai des puces-chiques autour de mes pieds ; est-ce que tu ne vois pas ? (…) L’homme aux plaies puantes prit sa place (…) Une cohorte de mouches, en escortant le patient favorisé (…) forma rapidement deux molletières grouillantes autour de ses pansements imbibés de sang et de suppuration. Ses voisins le quittèrent pour l’ombre des arbres ».255

La moralité qui se dessine après réflexion dans le roman La plaie montre que l’auteur fait du corps malade un instrument de cohésion sociale dans cette société fictionnelle. Le personnage central apprendra à ses dépends le malheur d’être bien portant dans une ville où chacun fait de son mieux pour cultiver l’égoïsme le plus plat. L’ahurissement que cela lui inspire le poussera à avoir de graves problèmes avec son entourage. Il pensera beaucoup à se détruire car c’est ce qui lui reste de mieux à accomplir. La banalisation sociale de l’élément corporel fait des personnages décrits paradoxalement des hommes insensibles au désir d’être reconnus et acceptés. De ce fait, attestent Gilles Boëtsch et Dominique Chevé, « les modalités du corps ici traitées fonctionnent comme des lieux d’interférence entre le normal et le pathologique, que ces derniers soient d’ordre médical, social ou culturel. Cette relation à l’image peut également nous plonger dans la complexité et l’étrangeté, (…) lorsque le corps conjugue le pathologique au symbolique et à l’altérité »256. Magamou ressentira en lui le

254 L’initié ,op. cit, pp.119-120.

255 Ibid, p.149.

256

sentiment morbide qu’il valait mieux pour lui mourir de faim au milieu des siens que de venir dans une ville cosmopolite comme Dakar ou les relations humaines et fraternelles ne sont plus ce qu’elles étaient du temps des ancêtres. En effet, celles qu’ont connues les peuples de jadis faisaient d’un étranger l’hôte de toute la communauté villageoise dans laquelle il se retrouvait et pour laquelle l’hospitalité était une valeur cardinale de bienveillance ancrée dans l’inconscient collectif. Cette plaie en décomposition de Magamou dénote une volonté de la part de l’auteur de stigmatiser la naïveté des ruraux qui croient un peu trop aux artifices des beautés citadines. Pour ainsi dire « les lecteurs, clarifie T. Eagleton, ne trouvent pas les textes dans le vide : tous les lecteurs se situent socialement et historiquement et cela influence profondément leur façon d’interpréter les textes littéraires »257.

Les promesses des grandes villes africaines suscitent souvent un exode rural qui est toujours à la longue très décevant pour les nouveaux arrivants car, dit Fernand Ouellette dans

Tu regardais intensément Geneviève, « le corps est l'instrument de l'esprit, mais l'esprit n'est

lui-même que l'esclave des passions du corps. Comment peut-on alors tendre vers l'autre » ?258 Magamou avait la simple volonté humaine et légitime de se faire des connaissances dans le grand marché de Dakar lequel lui a apporté le soutien moral dont il avait besoin pendant qu’il souffrait de sa blessure. Malheureusement pour lui, le comportement jadis bienveillant a disparu de la physionomie de ceux qui peuplent cette partie de la ville. Un piège sans fin qui est un roman du désespoir est aussi une métaphore pour dire le mal-être des peuples des grandes villes africaines qui ont voulu changer de condition en abandonnant le monde rural qui leur permettait à défaut de s’enrichir du moins de vivre en harmonie avec leur être intime.

Le temps de la narration aussi a une valeur romanesque pour l’auteur dans la mesure où on se demande quand raconte-t-on par rapport à l’histoire. Comme nous l’avons déjà signifié, la perspective narrative nous a permis de comprendre explicitement par qui perçoit-on. Cette perspective narrative nous a permis également de desceller des différences notables d’informations entre les différents focalisateurs. Olympe Bhêly-Quenum sera l’un de ceux qui nous ont bien mis en exergue cette mutilation volontaire dans la littérature africaine dans la mesure où son roman Un piège sans fin est essentiellement basé sur le comportement antisocial de certains personnages. Disons-le sans ambages, il s’agit de l’incapacité d’une seule famille à s’adapter aux réalités de son époque et à faire face avec stoïcisme et bravoure aux différentes sollicitations du monde colonial. Comme c’est le cas entre autre avec le

257 Eagleton (T), Critique et théorie littéraires, Paris, Puf, 1994, p.82.

suicide du père d’Ahouna, le héros de cette fiction. Cet homme déclarera à qui veut l’entendre :

« Eh bien ! allez dire à votre Monsieur le Commandant que j’ai refusé de me plier à ces ordres, que je suis maître chez moi, paye généreusement tous ceux qui travaillent pour mon compte, acquitte régulièrement de mes impôts. Dites-lui aussi que je vous charge de lui faire remarquer que je ne suis pas homme à faire du travail forcé, du travail bénévole, et que ce n’est pas ainsi qu’on traite un ancien combattant !

Cette insolence du exaspérer les gardes, mais ils se maîtrisèrent et partirent »259.

Olympe Bhêly-Quenum déconstruira volontairement par la suite le corps des personnages pour marquer les esprits sur l’absurdité qu’était l’univers colonial. Ce monde, d’après les écrits des tous premiers écrivains qui font office de livres d’histoires, est cruel dans la mesure où il vient battre en brèche la conception propagandiste de la métropole dans son rôle de justification de la présence des colonies en Afrique noire. Véritables mémoires des peuples, le vécu de la situation coloniale est décrit aux nouvelles générations africaines comme étant un monde complètement hostile à l’épanouissement des individus que l’on est venu civiliser. Le narrateur le prouve lorsqu’il présente qu’

« à ces mots, la cravache du commandant cingla à six reprises le visage de mon père. Il voulu se défendre, mais les gardes s’emparèrent de lui. Le commandant donna des ordres et ils déshabillèrent mon père, le mirent nu devant tout le monde, puis le poussèrent dans sa chambre où ils l’obligèrent à mettre un des vieux boubous qu’il enfilait pour aller dans ses champs. Ils sortirent avec lui quelques minutes après ces humiliations. Quoi ! vous froncez les sourcils, Monsieur Houénou ? »260

Au sens figuré comme au sens propre, la mutilation volontaire du corps procède de la spoliation mise en scène dans des romans comme Ville cruelle du camerounais Mongo Béti,

Enfant ne pleure pas de Ngugui Wa Thiongo, Le vieux nègre et la médaille de Ferdinand

Oyono, Les bouts de bois de Dieu de Sembene Ousmane qui décrivent fort bien en les fustigeant les agissements déplorables de l’administration coloniale. Cette contestation sociopolitique par des œuvres de fiction de la dynamique coloniale à vouloir embellir ses bassesses et laideurs sur le sol africain a poussé les premiers intellectuels noirs à écrire des romans basés sur cette thématique de la mutilation volontaire du corps des personnages, laquelle reste une façon capitale de dire leur rancœur et leur désespérance inscrites dans le physique des héros choisis de leurs fictions respectives. En harmonie avec les autres écrivains sur la description volontaire du corps des personnages en les mutilant, Olympe Bhêly-Quenum va faire de la représentation de la mutilation volontaire du corps d’Ahouna une réalité esthétique qui va alimenter les péripéties de son ouvrage261. En 1960, Un piège sans fin à sa parution, a été salué par beaucoup de critiques journalistiques qui trouvaient que ce

259

Un piège sans fin, op.cit, p.49.

260 Ibid, p.52.

261 Dans la théorie poétique, la chose conquiert sa dimension poétique quand elle parvient à se dégager du monde, et prend sa place pour se constituer en chose-monde, unique, irréfutable. C’est en ce sens qu’on peut parler d’étrangeté, de subversion du réel, inévitables quand le corps et le monde sont scrutés par un regard poétique innovant. Toute chose ne se poétise que pour autant qu’elle investit le monde total, qu’elle l’habite totalement, par un renversement de l’ordre établi.

roman mettait bien en corrélation la dure vie de misère des peuples noirs sous le joug de la colonisation.

Cette œuvre de l’absurde, de la poétisation dramatique du sort de l’être de chair va bouleverser les cœurs et faire se délier les langues qui exprimeront dès lors des regrets face à cette mutilation volontaire du corps d’Ahouna. Les commentaires élogieux qui suivent sont tirés de plusieurs anciens journaux du monde occidental. Un piège sans fin, autant par ses qualités littéraires que par son contenu, a marqué des critiques et des chercheurs. Le premier roman publié d’Olympe Bhêly-Quenum est d’une dimension unique dans la littérature africaine. Combat, L’express, La Croix, La révolution africaine, Afrique nouvelle, La vie

africaine, Le soir, France-Forum, Les lettres Nouvelles, Les lettres françaises, Réforme ont

souligné l’originalité et le talent de l’auteur béninois ainsi que la singularité de son roman. Etant donné son profond ancrage dans la société africaine de l’époque, les concepts de Pour

une sociologie du roman262 et Le Dieu caché263 de Lucien Goldmann face à la littérature africaine nous ont paru somme toute indispensables. La sociocritique goldmannienne nous permet de faire sortir de notre roman tous les maux d’un peuple esthétisés par notre écrivain béninois. « Ainsi, proclame J. Chevrier, en vulgarisant l’image des pays lointains, le roman colonial a considérablement modifié la nature de l’exotisme littéraire »264 qu’on a jadis pu lire dans leurs différentes colonnes. Lisons ce qu’ils pensaient de la mutilation volontaire par l’auteur du corps d’Ahouna. Ces commentaires disent que

« tout est enchantement et frisson dans les 250 pages, parmi les plus chargées de magie qu’il nous a été donné de lire depuis les premiers ouvrages de Makhali-Phâl » (Combat).265

« Le romancier va bien au-delà du message des lieux grâce à sa formation intellectuelle et à la sûreté de son langage. L’écrivain prend pied dans le monde des âmes en nous narrant une aventure qui se charge progressivement d’une signification inattendue, et ce roman demeure une fenêtre ouverte sur la vie intérieure de l’homme, sur sa solitude aussi, à quelque climat qu’il appartienne » (Le soir).266

« Un roman curieux et angoissant d’une grande actualité : il est le reflet de l’âme des peuples noirs qui prennent conscience de leur destin et de la grandeur de l’homme » (L’heure du choix).267

« Avec ce roman, nous entrons véritablement dans le monde, avec ses terreurs et ses passions, son tragique et sa farce ; et cette confusion des contraires sur un plan supérieur » (Abdoulaye Sadji, Sénégal).268

« Un piège sans fin est un livre de grand intérêt. Il est surtout un livre authentiquement africain, le premier, à notre connaissance. Il nous rend toute la sensibilité, toute la puissance émotionnelle des peuples négro-africains. Il y a, en outre, une action réelle et les acteurs noirs campés d’une plume alerte sont pris dans la corbeille africaine. Kokou-Paulin Joakim (Bingo).269

« Un piège sans fin nous fait vraiment entrer dans le monde de la passion. Il nous décrit la naissance d’un amour ardent et exclusif. La jalousie joue un rôle capital encore que bien étrange, fait unique dans le roman africain ». Francis Fouet (Colloque de Dakar).270

262 Goldmann (L), Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1995. 248 P.

263 Goldmann (L), LeDieu caché, Paris, Gallimard, 1955, 454.P.

264 Chevrier (J), La littérature Nègre, op .cit, p. 21.

265

Cité par « Notre Librairie », numéro 104, du 08 Décembre, 1961, p.29.

266 Ibidem, p.29. 267 Ibid, p.29. 268 Ibid, p.29. 269 Ibid, p.29. 270 Ibid p.29.

Jacques Chevrier, qui a lu ce roman quatorze ans plus tard, écrit dans le journal Le Monde: « Ce roman de l’angoisse, qui propose une vision pathétique de la condition humaine, s’ouvre à la manière d’une églogue virgilienne ; et s’achève comme une tragédie d’Eschyle, sur la lamentation du chœur pleurant la dépouille calcinée d’Ahouna. » Dans Un

piège sans fin, le héros problématique de l’époque coloniale de ce roman nous décrit par son

agir et son être une situation d’ambivalence : une existence par procuration. C’est pourquoi « dans tous les cas, assume J. Chevrier, son existence ne prend corps que sous le regard corrosif du Blanc dont le point de vue unilatéral exerce un véritable impérialisme. »271. Les enseignements reçus par la vision sociologique de la littérature africaine sont à même de faire « parler » le héros problématique qu’est Ahouna, le personnage central de ce roman. Nous essayons par notre modeste contribution de démontrer que le structuralisme génétique de ce sociologue et critique littéraire qu’est L. Goldmann permettent également de lire les œuvres du continent africain tout entier, lesquelles sont essentiellement engagées, militantes à cause des méfaits du colonialisme, des désillusions des nouveaux maîtres et du néocolonialisme qui ne font rien pour soulager la misère des peuples. Un personnage attirera l’attention en ces termes :

« Tenez, voyez ce carnage où nous sommes enrôlés depuis quatre ans. Blancs et Noirs sont exterminés sans distinction. Croyez-moi, le peuple français aurait été anéanti dès le début des hostilités, si ces Blancs qui ont apporté dans notre pays leur civilisation (…) avaient croisés les bras sur leur cœur comme des dieux et étaient restés à regarder leurs ennemis sous prétexte qu’ils aimaient la paix. On n’a rien sans rien. L’excès d’indulgence est une marque de sottise ; et j’en avais assez de ces crimes obscurs toujours pardonnés dans nos régions. Voilà pourquoi je tenais à venger la mort de ma sœur, pour servir d’exemple aux perturbateurs de Zoumin toujours invisibles ».272

Cela dit, qu’ils soient faits et publiés par des occidentaux, les ouvrages critiques de Luckàs, Duchet, Macheret et Goldmann nous donnent matière à réflexion et à investigation sur une littérature africaine -pour ne parler que d’elle- qui n’arrive toujours pas à sortir des méandres de la critique satirique des nouveaux pouvoirs toujours dictatoriaux malgré la démocratie et l’avènement du multipartisme en Afrique. En effet, le fou en témoigne en disant que

« (…) les nouveaux maître empoisonnent l’indépendance à peine débarquée c’est mauvais méchant criminel que dans Djên’ Kêdjê pays libre la liberté n’existe pas pour tous la démocratie muselée est soumise à de quotidiens zigouillages ce n’est pas bon chaque jour des hommes et des femmes sortent de la Centrale les pieds devant emballés dans des Kplakpla tels des objets pour terrain vague »273

La littérature africaine met toujours en scène toutes les différentes façons qu’a l’humanité d’agir et de réagir face à la transcendance, la vie, la mort, le destin individuel ou collectif. La relation aux œuvres d’art est toujours quant à elle chez notre auteur un éternel

271 Chevrier (J), La littérature Nègre, Paris, A. Colin, p.21.

272 Le chant du lac op cit p 17

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questionnement et une perpétuelle remise en cause du sens de toute chose. Il va sans dire pour nous qu’As-tu vu Kokolie ? est un roman qui est très représentatif de la symbolique du corps dans la mesure où nous y retrouvons tous les aspects que cette enveloppe charnelle peut revêtir dans la vie des personnages. La symbolique du corps est donc un thème qui nous permet de relativiser la conception selon laquelle le « moi » de l’écrivain est différent du « moi » créateur dans la mesure où les intellectuels africains ont voulu décrire les méfaits de la colonisation dans le monde avec sa visée expansionniste ainsi que les malheurs orchestrés par des régimes dictatoriaux. En effet, Le fait social étudié ici doit être saisi dans sa compréhension et dans son explication. Pour Lucien Goldmann, la compréhension est la description des structures significatives internes de notre roman et de leurs liens. Mais tout objet est en relation avec un réseau de structures plus vastes : l’explication est l’élucidation de ces rapports.

Ainsi, l’œuvre littéraire peut être critiquée, comprise, dans sa structure interne (l’agencement des différentes parties de la narration, la critique stylistique, purement formelle...) mais la critique ne peut être objective que dans la mesure où l’œuvre d’Olympe Bêly-Quenum est mise en relation avec le contexte social béninois tout comme ce contexte est explication de l’œuvre. C’est la raison pour laquelle F. Briot dit qu’il faut « écrire non pas décrire ; acte de création donc, de mue peut-être, et non pas de reflet »274 du monde ambiant. C’est dans un tel mouvement dialectique que la critique littéraire doit être accomplie. La sociologie de la littérature devra délimiter un double objet : d’une part, les groupes sociaux susceptibles de fournir une représentation cohérente et globale du monde et, d’autre part, les œuvres significatives. Cette délimitation se fondera sur une conceptualisation préalable (définition du tragique, de l’aliénation, de la réification...) et une mise en situation sociologique (délimitation des groupes sociaux) qui permettront d’élaborer les hypothèses de travail. Le structuralisme génétique qui est notre grille de lecture insère ainsi dans les romans de notre corpus des groupes de données empiriques au sein de notre thème « La symbolique du corps dans l’œuvre d’Olympe Bhêly-Quenum » cela, dans des structures plus vastes, mais de même nature. La mise en lumière d’une structure plus vaste est, par rapport à la mutilation du corps un processus d’explication dans la mesure où « imaginairement, précise F. Briot, ce sont en effet ces lieux et ces moments de passage à l’acte d’écriture qu’il faudrait retrouver ; avant d’être des contenus, ces récits seraient d’abord une décision, s’insérant dans l’existence, en faisant entièrement partie, et l’influant sans doute »275.

274 Briot (F), Usage du monde, Usage de soi, Paris, Seuil, 1994, p.14.

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