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Chapitre I -L’inscription et la poétisation du corps

I. 3.2-Le sens donné au corps

carrière dangereuse dans laquelle ils font leurs travaux forcés. La signification du physique des gens engloutis par la carrière et victimes du mauvais sort marque la colère de l’univers contre ceux qui ne veulent pas vivre en bonne intelligence avec le reste de la communauté. Ainsi, disons-le avec M-E. Bély et j-R. Valette, « Dès lors, la personne n’est pas considérée comme une construction de soi par soi, mais de soi par l’Autre »180.

Est-ce une manière de dire que les dérapages ne sont pas admis dans les romans qui marquent la fin d’un système? Un piège sans fin a été publié en 1960 et témoigne comme le roman Batouala de Maran René des méfaits du colonialisme dans la société africaine. C’est pourquoi U. Schuerkens pense que « la sensibilité extrême dont les auteurs témoignent révèle l’absence de liberté individuelle sous le régime colonial »181. C’est un roman donc qui, par la souffrance d’Ahouna ainsi que par son sacrifice ultime, va plus en profondeur dans l’hypocrisie du monde occidental et en l’occurrence de la France qui a voulu spolier un continent, en affichant des raisons nobles pour se donner bonne conscience.

I.3.2-Le sens donné au corps

« Les brûlures de la route ne semblaient pas affecter les admirateurs, ni les badauds qui formaient le cortège des vodunsi ; bayadères hiérophores à la tête rasée, le visage caché derrière un court rideau de perles de verroterie blanche laissant à peine deviner leurs yeux, les genoux pliés, elles dansaient à croupetons, les seins nus, le corps fumant ruisselant de sueur, le buste penché en avant, avec, en bandoulière, deux rangs de cauris croisés sur leur poitrine et sur leur dos ; leurs pagnes riches disposés en trois jupons superposés ceints à la taille traînaient dans la poussière rouge, tandis que l’extrême volupté qu’elles paraissaient éprouver d’honorer leur divinité débordait par éjaculations de leurs corps en mouvement cadencés182.

Cette volonté de décrire la signification du corps des personnages nous amène vers la conception selon laquelle l’art ou la littérature doit servir au devenir et au bien-être de la société qui l’a vu naître car l’écrivain a une responsabilité qui dépasse le cadre fictionnel et ludique de son œuvre183. Notre corpus ne déroge pas à cette règle dans la mesure où les huit romans d’Olympe Bhêly-Quenum ont un fond et une thématique qui interpellent les consciences pour un dépassement de certaines choses devenues caduques avec la marche du temps. « Le public, renchérit U. Schuerkens, ressent ce cri intérieur des protagonistes devant une société qui ne leur accorde que peu de liberté d’expression et peu de possibilités de

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Bély (M-E) et Valette (J-R), Personne, personnage et transcendance, Lyon, Presses U de lyon, 1999, p.19.

181 Schuerkens (U), La colonisation dans la littérature africaine, op .cit ,p.149.

182 L’nitié, op. cit, p.112.

183 Le corps libidinal va alors développer toute son énergie, sa puissance vitale, pour devenir fondamentalement un corps énergétique. L’espace est ordonné par l’homme, il s’incorpore en tant que durée. L’homme impose à l’espace son mûrissement et espère une purification grâce à l’orage qui vient du large.

développer leur personnalité »184

. De ce fait, le corps ne doit plus servir certaines pratiques dangereuses et machiavéliques sous couvert d’une tradition à pérenniser comme on peut le voir ici :

« Un jeune homme se détacha tout à coup de la cohorte, bondit, courut sur une vingtaine de mètres, revint sur ses pas, bondit encore et se laissa choir sur la route, saisi de convulsions ; bave aux lèvres, yeux révulsés, corps baigné de sueur, doigts et orteils écartés et raides, il hurlait, se roulait par terre, levait puis baissait la tête tel un lézard au repos.Tordu par les transes, il ressemblait à un épileptique se d’ébattant entre la vie et la mort soudaine, tandis que la foule idolâtre poussait des cris d’admiration (…) ».185

Le roman de Sacko Biram intitulé Dalanda ou la fin d’un amour met aussi en scène les méfaits de la civilisation africaine sur l’autonomie de chaque membre. Il décrit les méfaits du mariage arrangé entre la mère de Bachir Sissoko et le père de la jeune fille Dalanda Sissoko les deux personnages principaux de cette œuvre riche en rebondissements. La révolte de leur corps et leurs agissements signifient dans cette œuvre la volonté farouche de rompre avec les us du passé et la ferme conviction d’une jeunesse qui veut vivre à l’heure de son temps. Pour ce faire, Mathieu Dubost dira que « notre époque semble avoir définitivement défaits les fausses vertus de la morale traditionnelle. Les principes, les tabous, les interdits, toutes ces contraintes ont été relativisées au profit du plein épanouissement de chacun. L’immédiateté des désirs est devenue première et c’est au nom de la liberté d’expression que les anciennes règles de la discrétion et de la pudeur ont été bannies »186.Ce refus du mariage arrangé se construit sur deux dialogues ; d’abord entre Bachir Sissoko et son oncle :

« - Je voudrais moi, ton oncle et ton père, que tu nous dises si tu es du côté de ta mère et du mien.

Comme je restais silencieux, il ajouta : « Les jeunes gens de maintenant, il vaut mieux les consulter avant d’entreprendre quoi que ce soi. Epouseras-tu ma fille ?

Les deux vieillards firent entendre des onomatopées d’approbation.

Quant à moi, je senti mes mâchoires se crisper ; ma tête tournait. Je répondis avec force : -Non ! Je ne veux pas.

Mon oncle, très maître de lui, me fit répéter trois fois de suite ce « non » qui l’avait frappé avec la violence d’une agression. Tandis que je gagnais la porte, j’entendis un des vieux dire que jamais il n’avait entendu parler avec une telle fermeté »187. Puis Bachir avec sa mère :

« Ma mère m’attendait anxieusement. Lorsque je lui fis part de mon refus, elle perdit son calme. -Tu as osé dire « non » à ton oncle ?

-Oui ! J’en ai assez de cette histoire !

-Je n’aurais jamais pensé, Bassi, que parce que tu es devenu presque un homme, tu pourrais me désobéir avec un tel entêtement. -Je t’en pris, mère cesse de…Est-ce parce que je continue à dire non à votre projet que tu me juge mal»?

-On ne refuse pas les propositions d’une mère. Tu devrais réaliser mes vœux à contre cœur.

Ma mère était une femme obstinée et qui supportait mal la contradiction, mais j’avais dit non et n’entendais pas revenir en arrière. »188

184 Schuerkens (U), La colonisation dans la littérature africaine, op .cit, p.149.

185 L’initié, op. cit, p.112-113.

186 Mathieu Dubost, La tentation pornographique, op .cit, p.7.

187 Biram Sacko, Dalanda ou la fin d’un amour, Dakar-Abidjan, NEA, 1975, p. 42.

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Plus question pour Bachir et Dalanda de cautionner l’usage qui voulait que seuls les parents choisissaient le conjoint de leur fille ou la fiancée de leur fils. Leur corps tout entier s’est révolté contre cette ingérence observée du pouvoir patriarcal dans cette partie du monde. La littérature africaine pour se faire aimer du monde occidental pour laquelle elle était d’abord destinée a due dépasser certaines jérémiades qui procédaient de l’incompréhension qui s’était affichée entre les autochtones et les colons ; tel est le cas dans Le monde s’effondre de Chinua Achebe. Les thèmes qui ont trait au corps humain ont toujours tourné autour de la précarité matérielle et sociale, du travail forcé, de la brimade et des blessures physiques. Par ailleurs, le Colloque de Cerisy a pensé que « dès lors, le lecteur se trouve confronté, non point avec le résultat d’une production qui demande d’être consommée, mais avec le procès d’une production qui sollicite d’être continuée »189. Dans la poésie comme dans le roman en passant également par le théâtre, la signification du physique a toujours marqué soit une rupture avec le passé soit encore une réconciliation avec un avenir même incertain de la part des habitants de l’Afrique profonde. Voilà pourquoi A. Gérard pense à juste titre que « pratiquement chaque état de l’Afrique noire est aujourd’hui confronté à la tâche essentielle et primordiale de créer une nation au départ d’un assortiment ethnoculturel parfaitement hétérogène »190. Pour ce faire, le corps des personnages est souvent pris pour cible ou encore pour témoin de la précarité et du sous-développement qui retardent et laissent sur le bas côté des millions de gens qui ne demandent qu’un coup de pouce pour s’en sortir sans volonté de fuir leur sol natal. En effet, dit Châtelet Noëlle dans Le Corps-à-corps culinaire, « face à la nourriture, le corps ne sait rester neutre ; il est prêt à toutes les folies, à toutes les fantasmagories, et la mort ne lui fait plus peur »191

.

C’était à Togony nous narre l’histoire du vendeur de journaux Ségué nDi Aplika qui,

grâce à la rencontre de l’amour et du plaisir charnel, va être amené à croire en lui et à tout faire pour que son sort soit doublement lié à celui de la géophysicienne qui est devenue sa maîtresse attitrée. Olympe Bhêly-Quenum nous met alors en présence de personnages dotés dans leur corps de facultés, de potentialités, de capacités qui feront le développement futur de l’univers diégétique qui les concerne. La vaillance et la bravoure sont inscrites dans l’esthétique bhêly-quenumienne qui nous décrit des univers où le corps est une armure, une arme ; même si, comme dans la majorité de son œuvre, la mort vient toujours rappeler les limites de l’enveloppe charnelle dans un monde sujet à caution. On peut donc dire avec Jean

189 Colloque de Cerisy, Problèmes actuels de la lecture, Ed Clancier-Guenaud, Paris, 1982 ,p.21.

190 Gérard (A), Afrique Plurielle, Amsterdam, Ed Rodopi BV, 1996, p.3.

Paul Sartre que l’Orphée noir qui se manifeste depuis Senghor est vraiment entrain de briser les barrières sociales liées trop souvent à l’origine d’où sont extraits les personnages de notre corpus. En effet tel que le déclare M-L. Ollier, « le texte manifeste ainsi à sa façon l’aporie d’un corps social où n’est pas prévue l’expression institutionnelle d’une diversité de voix »192. Les huit romans de notre auteur béninois sont tous marqués par la disparition physique d’un personnage qui remet en cause l’avenir des survivants qui devront tout faire pour aller de l’avant et se relever de cette fatalité comme on pourrait le constater dans la description de la mort de celui qui faisait la terreur dans la contrée. L’histoire dit que

« pas un visage n’exprimait la pitié ; pas un mot de regret dans la foule. Même sa maîtresse alertée et venue sur le lieu, repartit incognito dès qu’elle eut appris que son amant était mort foudroyé (…) »193

La fatalité du corps qui se meurt est une thématique riche en enseignements dans la mesure où il faut y voir le destin des peuples qui se joue et qui interpelle les uns et les autres. Cette description du physique nous met alors en relation avec les forces cosmiques qui n’ont jamais abandonné le monde des vivants, lesquels ne sont rien d’autres que leurs propres descendants. Olympe Bhêly-Quenum nous fait voir dans Les appels du vodou comment toute une population est marquée par une relation millénaire qui lie les esprits du culte animiste et le corps des hommes qui restent pour ces entités célestes le seul moyen de revenir dans ce monde pour aider ou malheureusement pour déranger ceux qui les sollicitent. Le texte nous dit que

« la vie reprenait sensiblement à Azizonsa son cours d’autrefois. Ainsi au temps cyclique, temps du sacré régenté par les rites et le rituel, succédait le temps social qu’accaparaient déjà les activités de la vie profane où le rituel, bien qu’en sourdine, continuait d’orienter le sens moral ».194

Peut-on dire alors que la signification du corps reste mitigée dans l’agir des personnages romanesque lorsqu’on voit tout le pouvoir qui y est mis ? Répondre par l’affirmative à cette interrogation c’est savoir faire la distinction entre ceux pour qui le corps ne signifie pas grand-chose et qui mettent plus l’accent sur l’esprit humain et ceux qui, comme nous, pensent que l’être charnel est si important car c’est grâce à lui que l’homme découvre le monde qui l’entoure. En conséquence, « le roman, dit M-L. Ollier, produit une signifiance qu’il n’est sans doute pas en son pouvoir de contenir, mais qui se distingue fondamentalement d’un sens comportant un référent stable, informant axiologiquement le texte de l’intérieur »195. Cette revalorisation du charnel dans cette thèse tient plus de

192 Ollier (M-L), La forme du sens, Orléans, Paradigme, 2000, p.342.

193 L’initié, op.cit, p.340.

194 Les appels du vodou, op. cit. p.133.

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l’objectivité que d’un penchant purement et futilement hédoniste même s’il faut reconnaîte que le plaisir n’est pas totalement absent du corpus.

La signification du physique tient aussi au fait que l’enfant Ayao est un homme qui s’est construit patiemment avec des rêves et des désillusions comme on peut le voir dans Un

enfant d’Afrique. Le narrateur de cet ouvrage fait preuve de bonne volonté en voulant

démontrer par la belle vie à la campagne que la nature humaine inscrite dans la chair du personnage principal Ayao peut aussi avoir de bons atouts si elle est bien guidée (contrairement à la vie dissolue et éhontée des personnages Kouglo et Ahouna). En effet, la réussite de l’idéal d’alphabétisation tient au fait que la poétisation de la signification du physique est passée par la démonstration du comportement droit et sage du jeune homme devenu grand comme c’est ici le cas :

« Kilanko et sa femme avaient fait des progrès en alphabétisation, grâce à leurs deux enfants qui vivaient encore avec eux. Ils ne savaient pas écrire couramment ; mais déchiffrer des mots, voire des phrases des tout premiers livres de lecture de leurs enfants, était pour eux un exercice familier. »196

Avec la scolarité réussie du petit élève qui a gardé de nobles ambitions pour son peuple, on peut dire que l’auteur est de ceux qui pensent que la réussite devient fatale au sens noble du terme si l’on s’en donne les moyens. Tout au long de ce roman du royaume édénique d’enfance, le petit corps d’Ayao sera toujours sollicité pour que sa conduite soit conforme aux normes sociétales en vigueur dans la famille. Nous pensons (à tort ou à raison) que le fait pour l’auteur de mettre en exergue la signification du corps malade dans L’initié lui permet de traduire son envie de se doter de tous les procédés narratifs afin de mener à bien son entreprise. Les maladies naturelles ou mystiques que s’acharne à soigner le docteur Tingo viennent nous prouver que les mauvais sorts et les sortilèges sont représentatifs du climat et des comportements mesquins de la société d’où sont issus ses malades. Il est dit du docteur Tingo qu’

« il alla cueillir des feuilles d’une plante grimpante le long du mur d’enceinte de la maison, s’en frotta les mains, se pencha, écarta les paupières du malade, regarda ses yeux, et, l’air serein, il commença à palper le buste de Félix Gangbé ; ses doigts bougeaient à peine, glissant lentement sur la peau du patient ; on eût cru que Marc Tingo apprenait à lire le braille ; tel un illusionniste, il ramenait du corps du mourant sans qu’il en sortit une goutte de sang, des débris de boutons de veste, poignées de petits graviers tranchants, paquets d’aiguilles à coudre et d’éclats de verre.

L’opération dura une demi-heure. Le drap de lit était couvert d’objets hétéroclites. »197

C’est selon L. Goldmann « ce qui confirme -une fois de plus- une des lois sociales les plus universellement vérifiées, celle qu’entre la guerre et la paix la différence réside seulement dans les moyens de combat »198. Le structuralisme génétique de Lucien Goldmann est ici le bienvenu dans la mesure où il nous permet de faire un rapprochement, de dresser une

196 Un enfant d’Afrique, op. cit, p. 240.

197 L’initié, op. cit, p.206.

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passerelle entre l’univers fictionnel décrit dans nos ouvrages et la société béninoise. La consommation également de substances nocives comme la marijuana fait du roman de Abasse Ndione une œuvre où il est démontré que cette drogue dite douce est au cœur de bien des égarements que l’on constate aussi. L’auteur, dans La vie en spirale, fait la description de personnages bienveillants au départ mais qui, par la suite, vont sombrer dans le trafic de drogue le plus fructueux que la ville n’ait jamais connu. Tout au long du discours romanesque, l’on peut établir un rapport de fait entre la signification des codes émis par les drogués et leur accoutumance à la prise de forte dose de cannabis. Cela devient un « univers insupportable pour l’homme, renchérit L. Goldmann, qui ne peut plus vivre désormais que dans l’erreur et l’illusion »199. Par la mise en relief du corps dépendant et de l’addiction, on peut lire en filigrane la volonté manifeste de faire de certains comportements les maux des populations africaines dans la mesure où le corps est pris en otage et ne symbolise plus la vigueur, l’espoir, la vivacité que l’on peut déceler dans les romans d’Olympe Bhêly-Quenum tel que Les appels du vodou.

La combativité du corps face aux éléments est aussi décrite avec brio dans le beau roman d’Ernest Hemingway intitulé Le vieil homme et la mer. Nous pouvons y admirer la détermination dont fait montre le vieux pêcheur pour arriver à ramener la carcasse du gros poisson pêché il y a plusieurs jours de cela. A l’image de l’agir des personnages du chant du

lac décrits en plein danger, le pêcheur « hémingwayien » fait tout aussi preuve de maîtrise de

soi devant le déchaînement violent du gros poisson pour se libérer de son piège. Allant même jusqu’à frôler plusieurs fois le danger de voir chavirer la barque, le vieil homme de Hemingway, à l’instar de la famille d’Olympe bhêly-Quenum est prêt à courir tous les dangers pour venir physiquement à bout de sa prise. Son corps reste tout au long du roman tendu et solide, malgré le poids des ans et l’usure de la fatigue. Dans les faits, « si le monde naturel est le domaine de la nécessité, tel que l’approuve A-L. Schulte-Nordholt, de la soumission à des lois extérieures, l’homme peut, par le travail, nier ces lois, s’y opposer, et dans cette mesure il est libre »200. Le schéma narratif montre explicitement que son comportement frôle la folie et la témérité car ici, il n’est pas question de survie mais de l’orgueil d’un « vieux de la vieille » qui refuse d’être la risée de tout le monde en rentrant bredouille d’une pêche qui s’avérait fructueuse au demeurant. La signification du physique dans ce roman est d’autant plus marquante pour le lecteur lorsque l’agir du pêcheur témoigne d’une certaine vélocité.

199 Ibid, p.54.

200

Même s’il est d’un certain âge, le narrateur de ce roman nous dit que la finalité de