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3.1-Les héros de l’expiation

Chapitre II- La disqualification sociale du corporel

II. 3.1-Les héros de l’expiation

Olympe Bhêly-Quenum permet dans L’initié, C’était à Togony, As-tu vu Kokolie ?,

Un piège sans fin de mettre en lumière par la lecture goldmannienne de la déshumanisation de

l’élément corporel les conceptions du sociologue de la littérature sur le tragique social africain qui sont toujours d’actualité. En effet, assure Aneurin Bevan dans Tito nous donne une leçon, « dans le monde d'aujourd'hui, ce n'est pas le corps des hommes mais leur esprit qui est l'enjeu de la lutte politique »307. Ces romans donnent donc une autre dimension de l’angoisse et de la fatalité sociale inscrite dans l’être des personnages. Héros de l’expiation, Ahouna et Koudjègan, le sorcier Djessou, le vendeur de journaux Ségué nDi Aplika vivent le tragique destin du personnage problématique poursuivi par des forces vengeresses auxquelles ils ne peuvent échapper, ni par ruse ni par la résignation. « On comprend maintenant plus facilement ce qu’est le monde pour la conscience tragique -Précise L. Goldmann. On pourrait le dire en deux mots : rien et tout en même temps »308. Ils sont tourmentés par la poésie d’une jeunesse d’abord paradisiaque ou « l’évocation des verts paradis de l’enfance au village, comme le dévoile D. Coussy, célèbre jusqu’à satiété l’innocence, la joie, l’insouciance, et la liberté de ces jeunes vies sans entraves (…) Chasse, cueillette, chapardage, luttes amicales, surveillance des troupeaux, jeux, baignades, toutes ces contraintes légères semblent être des plaisirs, à peine des devoirs qui s’inscrivent tout naturellement dans les activités très codifiées de la communauté »309. Affligés de souffrance, de marginalisation mais sensibles aux beautés et aux luminosités de la nature sans pour autant fermer les yeux sur le monde cupide et méchant dans lequel ils vivent et duquel ils perpétuent la froideur sociale. Ils penseront que

« les responsables de nos malheurs, ce sont les politiciens futiles, faiseurs de et prévaricateurs que nous nous sommes donnés ; réalistes, ils auraient organisé autrement le travail des pêcheurs, au lieu de les vouer à des méthodes anachroniques ; ils auraient industrialisé la pêche, permis à ces pauvres gens de vivre comme des hommes de leur temps, au lieu de les contraindre à un mode d’artisanat criminel ».310

Ils se retrouvent pris dans une aventure à la fois absurde et équivoque, rejetés par l’incompréhension et l’indifférence. « La période de l’innocence et de l’insouciance, proclame encore D. Coussy, a cependant une fin et vient le moment où « l’enfant va rendre à la société son lourd tribut de lait et de courage. »311 L’anathème qui semble hanter le personnage

307

http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=corps.

308 Goldmann (L), Le Dieu caché, op .cit, p.58.

309 Coussy (D), La littérature africaine moderne au sud du Sahara, op cit p 38

310 L’initié, op. cit, p. 93.

311

Ahouna sous la forme obsessionnelle d’une jalousie insensée dont l’accable son épouse est en fait tracé par des péripéties qui défient l’imaginaire.

Mais en abordant les œuvres, Lucien Goldmann rappelle les raisons qui l’amènent à rejeter la validité de l’approche psychologique et biologique dans la compréhension d’une œuvre comme Un piège sans fin. L’étude strictement philosophique et phénoménologique présente, pour lui, l’avantage de faire du texte un critère objectif et contrôlable. Mais l’approche structuraliste génétique considère l’œuvre comme un ensemble cohérent de tendances réelles, affectives, intellectuelles, et mêmes motrices des membres d’un groupe, comme la vision du monde, extrapolée jusqu’à l’extrême cohérence, propre à un groupe que l’étude historique et sociologique permet de connaître. Pour l’auteur du Dieu caché et de Pour

une sociologie du roman, le fait esthétique consiste en deux paliers d’adéquation nécessaire :

celle de la vision du monde comme réalité vécue et l’univers créé par l’écrivain ; celle qu’il y a entre l’univers social béninois et le genre littéraire, le style, la syntaxe, les images, bref, les moyens proprement littéraires que l’écrivain a employé pour l’exprimer dans son œuvre.

La limite de sa méthode se manifeste lorsqu’il ose formuler une restriction importante : l’analyse structurale génétique ne vaut que pour les grandes œuvres du passé mais cela ne l’a pas empêché d’analyser Malraux, le Nouveau roman et le théâtre de Genet. Ce qui implique pour nous une sélection du matériau d’étude dans la mesure où la grande masse des écrits de valeurs africaines lui parait difficilement analysable, à cause de son manque de cohérence. Pour Goldmann, La plupart des écrits littéraires sont l’expression d’individualités moyennes particulièrement complexes et surtout peu typiques et représentatives. Leur incohérence peut se marquer par l’inadéquation de la forme avec la vision du monde que l’œuvre prétend exprimer.

Le deuxième temps de la restriction –la référence aux œuvres du passé- résulte du constat que la vie sociale accomplit d’elle-même cette sélection qualitative des œuvres littéraires. Il n’est certes pas impossible d’étudier la production actuelle comme nous l’avons (humblement) fait, mais la tâche est rendue plus complexe par la nécessité d’une sélection qu’il est difficile de mener à bien tant que la genèse des groupes sociaux africains qui déterminent le succès d’une œuvre contemporaine sont trop accidentels pour qu’il puisse être considéré comme un critère central. Goldmann se justifie en rappelant le fait que les hommes retrouvent dans certains ouvrages du passé ce qu’ils sentent, recherchent et pensent confusément eux-mêmes. Autrement dit : l’œuvre « valable » est éternelle. Cet itinéraire structuré, la déshumanisation de l’élément corporel dans les romans qui nous intéressent est

une absurdité qui représente, à un niveau second, la chute vers l’abîme du désespoir matrimonial. La femme d’Ahouna dira dans ses délires de femme jalouse :

« Je t’ai dit avoir des pressentiments, ensuite des rêves qui jamais n’avaient cessé de mettre la réalité devant mes yeux ; enfin j’ai décidé d’aller surprendre la vérité, je l’ai vue, je l’ai saisie. Tu ne peux pas nier ce que j’ai vu. Par Allah ! Ahouna, cette fille…

-Je ne la connais pas ! Je ne l’avais jamais rencontrée ! Dis-je avec fermeté.

-Ahouna ?...Pourquoi recommences-tu à mentir ? Pourquoi persistes-tu à mentir ? Prends une autre femme si le cœur t’en dit. Par Allah, je ne la mépriserai pas ; mais il me déplaît profondément que tu me trompes et le nie.

Tout ce que j’aurais voulu dire encore se trouva soudain comprimé, étouffé dans mon cœur. J’avais la gorge serrée, et c’était pis qu’être bloqué dans un étau »312.

Comme Meursault, le héros problématique Ahouna est soumis aux forces du mal et à ses frayeurs. Leur « liberté, dit L. Goldmann, se réduit au choix de la vie de tous les jours entre les multiples paris qui s’offrent accidentellement, et d’une manière essentielle aux choix entre le pari sur Dieu et le pari sur le néant »313. Ahouna prend désormais l’image mythique de celui qui a été expulsé du cercle d’enfance, sous la forme du suicide sanglant de son père et de la jalousie maladive d’une femme hystérique. En réalité, il a été immolé par les monstres de la violence et des négations coloniales. La circularité tragique se clôt sur un bûcher dé-ritualisé, en expiation d’une « faute originelle » qu’il ne pourra jamais identifier (son talent de poète et de musicien ? Une énergie cosmique ? Mais dans le feu qui dévore son corps meurtri, la dimension symbolique accentue encore plus le caractère de l’insolite et de l’équivoque par le fait qu’un espace est évoqué en permanence sans jamais être nommé : le monde colonial. S’il y a « le piège sans fin », c’est parce que la colonisation n’offre aucun refuge, et que l’agression qui se trouve inscrite dans son principe ne peut devenir une loi, au sens des normes institutionnelles qui partagent équitablement les droits et la sécurité.

Tout est mené de manière à aboutir à une instance aliénante ; les prisons et leurs horreurs ; la panique générale dans les villages terrorisés ; les ruses et les artifices des amitiés humaines ; la perfidie des frères de la femme assassinée ; l’obstination mise dans ce meurtre même ; la fureur qui prend jusqu’à la mort. Tout cela indique à juste titre que la société des colonisés aura été une absence des valeurs contrairement à la pensée propagandiste occidentale de l’époque qui fut de civiliser toute les peuplades d’Afrique et de l’océan indien. Le constat de l’inauthenticité du monde devrait entraîner logiquement le retrait total de l’homme tragique par rapport au siècle. Mais, en dépit de ce regard divin jeté sur le monde, Dieu, Allah est resté éloigné, caché, absent de sorte que le monde est le seul lieu de réalisation de l’être humain. Ainsi « c’est dans le monde, confesse encore L. Goldmann, ou tout au moins en face du monde qu’il doit exprimer et son refus de toute valeur relative et sa recherche de

312 Un piège sans fin, op. cit, pp .132-133.

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valeur authentique et du transcendant »314

. Le monde devient dès lors la seule réalité en face de laquelle l’homme africain, béninois peut opposer son exigence de valeur absolue. Après leur crime vengeur, les meurtriers d’Ahouna jubileront :

« Enfin nous voilà libres : notre vengeance est satisfaite ! dit Houngbé (...) ils regardaient brûler le corps d’Ahouna Bakari. »315

Ahouna ne pouvait se décider entre la lutte intramondaine pour réaliser les valeurs ou l’abandon du monde : il a refusé l’une et l’autre solution qu’il trouvait entachée de faiblesse et de compromis. Fuir le monde et se réfugier dans la cité d’Allah est concrètement impossible et concrétiser l’ordre divin dans cette existence de misère était pour lui tout aussi vain. Ahouna, l’homme tragique, s’est donc vu contraint de vivre dans le siècle sans y prendre goût. C’est ce qui explique l’intérêt particulier d’un marxiste comme Goldmann pour la pensée tragique. Le révolutionnaire a soif d’absolu, c'est-à-dire d’une perfection concrétisée dans une humanité délivrée de tout ce qui la divise contre elle-même. Cette espérance exige pour être concrétisée une conscience aiguë de la totalité : tout doit être mis en relation avec tout ; ce qu’Ahouna n’a pas pu faire de son vivant. Ses os et ses cendres retourneront « au pied du Kinibaya ».316

Cela dit, la littérature africaine ne s’oppose pas aux multiples activités du discours qui se divisent le travail dans la topographie culturelle, en ce que, dans son coin ou en sa « tour d’ivoire », elle se livrerait au vain et gratuit labeur de déconstruction du sens et serait glorieusement privée, seule, de finalité pratique et de télos. La littérature africaine n’est justement pas seule dans un coin, ni hors du siècle, qu’il s’agisse de romans réalistes et de dénonciation de la misère sociopolitique comme Un piège sans fin, La plaie, Le Monde

s’effondre et bien d’autres, la littérature africaine est ce discours qui, présent dans le monde,

vient prendre la parole et travailler avec « les mots de la tribu » après que tous les autres discours ont dit ce qu’ils avaient à dire, et notamment les discours de certitude et d’identité. Elle est ce qui semble en répercuter l’écho et de les interroger en les confrontant. En effet, comme le dit à juste titre A. Césaire, « le véritable engagement du poète, c'est-à-dire sa confrontation réelle avec son peuple se fera par l’expérience totale de la misère et de la solitude, et c’est alors que sa parole pourra non pas remplacer la prise de conscience populaire, mais au moins la révéler à elle-même, la catalyser et peut-être même l’accélérer »317. Voilà pourquoi l’auteur fait dire par un de ses personnages que

314 Ibid, p.316.

315 Un piège sans fin, op. cit. p .278.

316 Un piège sans fin, op. cit, p.284.

317

« l’espèce d’hommes que prépare pour l’Afrique les coterie et les clans politiques où l’on englue nos dirigeants de plus en plus nombreux, transformera, dans dix ou vingt ans, nos pays en des corps sans âmes. Le moindre parlementaire du continent s’ingénie déjà à y acclimater, en les imposant aux peuples, des mœurs et des méthodes dégradantes dont nous pâtirons tous. Il nous faut vite réagir : nous vivons sous le règne de gens dont la disparition ne laissera aucun regret dans nos cœurs, mais, après eux, il faudra plus de deux générations à l’Afrique pour qu’elle ait des hommes réellement dignes d’elle ».318

Alors, tel que se le demande P. Ngandu Nkashama, « la poétique ne doit-elle pas s’en trouver elle aussi transposée avec les nouveaux rapports instaurés dans la colonisation et les sociétés africaines survenues depuis les indépendances politiques truquées ? »319. Cette interrogation de Nkashama atteste qu’il y a donc de la part du poète, du romancier africain une volonté et un désir de changer le monde. Et, cet engagement fondamental au plan littéraire se double comme chez presque tous les auteurs négro-africains d’un engagement plus proprement politique qui s’exprime notamment dans Le discours sur le

Colonialisme d’Aimé Césaire décédé récemment. La déshumanisation du corps est mise en

scène par une existence conflictuelle qui, elle, témoigne du tragique des héros problématiques dans les œuvres de notre corpus320. Ainsi l’œuvre littéraire d’Olympe Bhêly-Quenum peut être critiquée, comprise, dans sa structure interne grâce à l’agencement des différentes parties de la narration, la critique stylistique, purement formelle. Mais la critique ne peut élucider que dans la mesure où l’œuvre est mise en relation avec le contexte de sa production. Elle est permet la compréhension du contexte social africain tout comme ce contexte est explication de l’œuvre comme on peut le lire dans la souffrance morale et sociétale de cette profession de foi :

« Nous pouvons rêver à un temps où la machine à gouverner viendrait suppléer l’insuffisance aujourd’hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique. Cela doit nécessairement arriver en Afrique. Sinon, dans cinquante ans, elle continuera d’être artificiellement dirigée par des cloportes, des amibes et des ectoplasmes, comme c’est le cas actuellement, et vivre à la remorque de la France ou d’autres puissances ».321

C’est en effet dans un tel mouvement dialectique que la critique littéraire du monde noir doit être accomplie. « Ce qui veut dire qu’à partir du moment où un homme de sciences s’est constitué une théorie, conseille également Ngandu Nkashama, celle-ci doit pouvoir l’amener à une pratique concrète de l’histoire et des textes qui lui sont soumis. Cette cohérence théorique est le gage même de toute description de la réalité sociale »322. La déshumanisation de l’élément corporel est donc aussi issue des héros qui font montre de comportements inhumains et machiavéliques envers les autres dans les univers fictifs écrits par notre écrivain béninois parce que celle-là fait état des catégories sociales qui montrent la

318 L’initié, op.cit p 61.

319 Ngandu Nkashama (P), Négritude et poétique, Paris, L’Harmattan, 1996, p.139.

320

Une lecture minutieuse des romans de l’auteur révèle en effet tout un ensemble de gestes, regards, sourires, mimiques, intonations, qui ne se contentent pas de caractériser, de manière plus ou moins imagée, des personnages définis avant tout par leurs paroles, mais constituent un véritable système de signes, soumis à un déchiffrement permanent. Par « langage du corps », on désigne ainsi l'ensemble des manifestations physionomiques, gestuelles ou vocales qui font l'objet d'une activité herméneutique interne au récit.

321 L’initié, op .cit, p.62.

322

relation qu’il y a entre l’œuvre et la société africaine. Ce parti pris de l’écrivain fait la démonstration d’une certaine homologie structurale entre la vision du monde béninois par notre romancier et la formulation de structures symboliques de la mort du corps des personnages Ahouna, du mari de la géophysicienne, du sorcier Djessou, de la fiancée du jeune lycéen africain, et d’Abalo qui connaîtront dans leurs histoires respectives le mauvais sort réservé à tous ceux qui ont une vie dissolue.

Ainsi, comme le pense F. Godeau, « le statut du personnage central évolue, l’expérience romanesque change de sens. L’aventure du héros allant dans le monde perd, précisément, son caractère aventureux, et apparaît désormais comme une tentative purement négative, subordonnée à des finalités spirituelles qui instruisent le procès de cette expérience même »323. Dans cette optique, tout problème lié à la conscience réelle des injustices sociales, tel que celui de l’élaboration d’une stratégie politique adéquate dans C’était à Togony, doit être relié à la conscience possible du groupe social sur lequel on entend agir. Ce qui rend nécessaire l’établissement d’une typologie des consciences possibles fondée sur leur contenu au moment historique où celui-ci atteint son maximum d’adéquation au monde qui l’entoure ainsi que des divers modes d’inadéquation : distorsions secondaires, fausse conscience, mauvaise foi des hommes politiques.

II.3.2- La fatalité et l’errance du corps

Si nous avons choisi de nommer ainsi cette sous-partie, c’est parce que la société africaine, décrite sous la férule de l’administration coloniale ou du monopartisme est une société assujettie et qui, à l’instar des personnages qui s’y trouvent vit dans un mutisme et une lassitude partout sensibles. Le fait de ne rien pouvoir contre cet état de chose fait de la vie des personnages décrits un enfer. On peut lire que

« dans l’Afrique éclatée d’aujourd’hui, disais-je, les humains que nous sommes supposés être ne prennent plus le temps pour la vraie vie, qu’il faudrait privilégier dans toute action, au lieu de quelques résultats à court terme visant le « moi d’abord ou moi tout seul » ; pour atteindre cette cible, des hommes politiques piétinent le primordial ».324

Cette existence est en proie à un profond malaise qui va aboutir à la déshumanisation de beaucoup de gens. C’est en tout cas ce qui ressort de la grille sociale des ouvrages centrés au cœur de l’Afrique profonde. Ainsi, « toute description littéraire, déclare R. Barthes, est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se porte à la fenêtre, non tellement pour

323 Godeau (F), Les désarois du moi, Tübingen, Niemeyer, 1995. P.7.

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