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Le sens précis et technique des discours de Bigot-Préameneu et de Grenier

SOLO CONSENSU

T RAVAUX PRÉPARATOIRES DU C ODE CIVIL

B. L ’association des risques à l’obligation de délivrance

2. Le sens précis et technique des discours de Bigot-Préameneu et de Grenier

172. Le fond de ces discours. Le fond des discours préparatoires du Code civil porte la même

analyse qui sera faite relativement aux termes de l’ancien article 1138 de ce Code. Suivant les cas, la délivrance peut être effective ou non. Dans l’hypothèse où elle ne paraît pas effective, la perte de la chose, même sans la faute du vendeur, doit être supportée par celui- ci, à proprement parler, libère les parties contractantes de leurs obligations réciproques.

Ce qui ressort de façon expresse des termes du discours de BIGOT DE PRÉAMENEU devant le corps législatif, que l’on invoque souvent à l’appui de la règle res perit domino 614 : « C’est le consentement des contractants qui rend parfaite l’obligation de livrer la chose. Il n’est donc pas

besoin de tradition réelle pour que le créancier doive être considéré comme propriétaire aussitôt que l’instant où la livraison doit se faire est arrivé. Ce n’est plus alors un simple droit à la chose qu’a le créancier, c’est un droit de propriété jus in re : si donc elle périt par force majeure ou cas fortuit depuis l’époque où elle a dû être livrée, la perte est pour le créancier, suivant la règle res perit domino. Mais si le débiteur manque à son engagement, la juste peine est que la chose qu’il n’a pas livrée au terme convenu reste à ses risques. Il faut seulement qu’il soit certain que le débiteur est en faute de ne pas l’avoir livrée ; il faut qu’il ait été constitué en demeure. » 615 De cet extrait du discours de BIGOT DE PRÉAMENEU, on peut rapprocher celui du discours du tribun GRENIER, aux termes duquel, « […], dans le cas où la

vente est parfaite et accomplie par le seul consentement, la chose vendue est dès le moment même de ce consentement au pouvoir de l’acheteur. Elle est sa propriété, et dès lors elle est à ses risques, d’après la règle si connue : res perit domino. » 616

Il ressort bien de ces extraits que l’attribution de la charge des risques est dissociée du transfert de la propriété. On a rappelé que ces discours visaient à emporter l’approbation du corps législatif devant lequel ils sont prononcés ; ils sont, à cet effet, teintés de la tactique. Leurs auteurs semblent ainsi abuser de la subtilité de la dissociation des risques du transfert de la propriété ; ils y mentionnent la règle res perit domino, afin d’éviter simplement de s’attarder sur le détail très technique. À s’en tenir, cependant, strictement au fond de ces discours, le transfert de la propriété est lié à la formation du contrat, tandis que la charge des risques à l’obligation de délivrance. L’acquéreur est déjà propriétaire lorsque la « tradition

doit se faire » ; or les risques ne sont pour son compte que dès que « la chose a dû être livrée ».

173. Termes employés comme synonymes. Ces termes sont employés ici comme

synonymes ; ils renvoient tous à la même réalité : la propriété est déjà transférée lorsque la « tradition doit se faire » ou « la chose a dû être livrée ». Cependant, les derniers expriment mieux l’effectivité de la délivrance. En effet, le moment où la chose a dû être livrée n’est pas celui

614 M. PLANIOL et G. RIPERT, Traité élémentaire de droit civil, tome 2, 2e

éd., LGDJ, 1926, n° 1347. 615 P. A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, tome 13, p. 230.

616 GRENIER, « Discussions devant le corps législatif », in P. A. FENET, Recueil complet des travaux

du transfert de la propriété, encore moins par principe celui de la formation du contrat. Les termes « la chose a dû être livrée » traduisent bien la délivrance, laquelle peut s’effectuer solo

consensu, au même titre que le transfert de la propriété, c’est-à-dire par le consentement nu.

Dès qu’il n’appartient plus qu’à l’acquéreur de retirer la chose, la délivrance est effective. Si celui-ci tarde à prendre livraison, le vendeur n’est plus tenu de l’obligation de délivrance, mais plutôt de conservation. En revanche, il n’y a pas eu délivrance, lorsque l’inexécution de l’obligation de retirement résulte d’un comportement du vendeur. L’inexécution de la délivrance procède de la mise en demeure.

174. Les deux hypothèses dans le discours de Bigot De Préameneu. Eu égard à des

circonstances, l’exécution de l’obligation de prise de livraison peut ou non ne plus dépendre que de l’acheteur. On voit bien que BIGOT DE PRÉAMENEU déroule son analyse autour de ces deux hypothèses. La chose est aux risques de l’acheteur s’il incombe à celui-ci dès le contrat de prendre livraison, autrement dit, si la délivrance s’avère effective. Celui-ci supporte les risques en raison de délivrance effectuée solo consensu, c’est-à-dire par le même consentement qui a formé le contrat et opéré le transfert de la propriété. C’est l’hypothèse la plus fréquente dans les ventes au comptant, ou en disponible ; elle constitue même le principe. En revanche, lorsque l’exécution de la délivrance ne peut être concomitante de la formation du contrat, la chose demeure aux risques du vendeur ; à proprement parler, sa perte fortuite libère les parties de leurs obligations réciproques. La délivrance non concomitante de la formation du contrat est celle dépendant d’un fait imputable au vendeur 617.

175. Source d’inspiration de cette conception de l’attribution des risques. Cette

conception vient toujours des auteurs du droit naturel. Ils y ont consacré des développements importants. En effet, ceux-ci ont proposé, bien avant l’élaboration du Code civil, ces différentes hypothèses en fonction desquelles la question des risques doit se résoudre 618. Le consentement des parties contractantes joue à cet égard un rôle central

617 PORTALIS reprend le même raisonnement à propos de la vente de chose de genre : P. A. FENET, op. cit., tome 14, p. 114 : « De la nécessité de s’accorder sur une chose déterminée, il suit que, lorsque des

marchandises ne sont pas vendues en bloc, mais au poids, au compte ou à la mesure, la vente n’en est point parfaite en ce sens que les choses vendues sont aux risques du vendeur jusqu’à ce qu’elles soient pesées, comptées, ou mesurées : mais l’acheteur peut en demander ou la délivrance, ou des dommages- intérêts, s’il y a lieu, en cas d’inexécution de l’engagement ; car il y a au moins une obligation de vendre. »

618 S. PUFENDORF, op. cit., tome 2, p. 55 : « Pour moi, il me semble, que le meilleur moyen pour découvrir ici

les règles de l’équité naturelle, c’est de distinguer, si le retardement de la délivrance vient de ce que la marchandise ne pouvait être transportée qu’en un certain temps au lieu où elle devait être délivrée, ou de ce que le vendeur est en demeure de la délivrer ; ou bien s’il n’a tenu qu’à l’acheteur d’en prendre possession. Dans les deux premiers cas, il n’y a point de doute que la perte ne soit pour le compte du vendeur. Ainsi supposé, par exemple, qu’ayant acheté d’un homme quelques troupeaux qui paissent loin de l’endroit où nous avons conclu le marché, ils viennent à lui être enlevés par des voleurs, ou par des loups, ou à périr par quelque autre accident ; ou qu’il néglige de me les livrer en son temps : je ne suis pas tenu de les lui payer. Mais si l’acheteur est en demeure de retirer la chose vendue, il est juste que la

dans l’exécution de la délivrance. Elle démontre que la délivrance s’est accomplie ou non. À compter du moment où la délivrance est considérée comme effective, le vendeur détient la chose à titre de dépositaire. POTHIER formule une critique à l’endroit de certains auteurs du droit naturel, en ce que ceux-ci attribuent les risques au vendeur, tant qu’il demeure propriétaire 619. Mais on peut voir que cette critique participe du fait que son auteur n’avait pas bien observé la position de ceux-là.

En effet, la proposition de l’attribution des risques au vendeur procède de l’effet non obligatoire de la vente du droit romain. Le vendeur étant maître de la chose même après la formation du contrat, autrement dit, l’acheteur ne pouvant pas le forcer à la délivrer, il est tout à fait normal que les risques soient mis à sa charge. En revanche, en vue de l’attribution juste et équitable des risques, ces auteurs distinguent entre l’hypothèse où la remise matérielle de la chose ne dépend plus que de l’acheteur, et celle où les faits à l’origine de la remise tardive sont imputables au vendeur 620. POTHIER ne propose, d’ailleurs, pas autre chose, lorsqu’il met les risques à la charge de l’acheteur dès la perfection de la vente, et qu’il fait varier le moment de cette perfection selon qu’il s’agit de la vente pure et simple, ou de celle qui porte sur une chose à peser, à mesurer ou à compter 621.

perte tombe sur lui. Car dès le moment que le vendeur doit selon le contrat, délivrer la marchandise et qu’il est prêt à le faire ; la propriété, considéré comme un pouvoir moral ou un simple droit, passe à l’acheteur, en sorte que la chose vendue lui appartient désormais uniquement. Si donc le vendeur garde encore chez lui la marchandise par pure honnêteté et sans s’être engagé ; l’acheteur aurait bien mauvaise grâce de vouloir le rendre responsable même des cas fortuits. Que si l’acheteur a expressément donné en garde la marchandise au vendeur, elle est censée demeurer entre les mains de celui-ci, non en qualité de maître, mais en qualité de dépositaire, qui par conséquent ne répond pas des cas fortuits. »

619 POTHIER, Traité du contrat de vente et des retraits, tome 3, n° 308, p. 188 : « Plusieurs modernes qui ont

traité du droit naturel, du nombre desquels sont Puffendorf, Barbeyrac, etc., ont cru que les jurisconsultes romains s’étaient écartés, sur cette matière, des vrais principes du droit naturel, et ils soutiennent au contraire que la chose vendue est au risque du vendeur, tant qu’il en demeure propriétaire, que c’est sur lui que doit tomber la perte qui arrive de cette chose, quoique sans sa faute, pourvu que l’acheteur n’ait pas été en demeure de la recevoir ; et pareillement que c’est lui qui doit profiter des accroissements qui surviendraient dans la chose vendue. Leurs arguments sont, I° que c’est une maxime reconnue par les jurisconsultes romain eux-mêmes, qu’une chose est aux risques du propriétaire, res perit domino. La réponse à cette objection est que cette maxime reçoit application lorsqu’on oppose le propriétaire à ceux qui ont la garde ou l’usage de la chose. En ce cas, la chose périt pour le propriétaire, plutôt que pour ceux qui en avaient la garde ou l’usage, lesquels, par la perte qui arrive de la chose sans leur faute, sont déchargés de l’obligation qu’ils avaient contractée de la rendre. Mais lorsqu’on oppose le propriétaire débiteur d’une chose, au créancier de cette chose qui a une action contre le propriétaire pour se la faire livrer, en ce cas, la chose périt pour le créancier plutôt que pour le propriétaire, qui, par la perte de la chose, est libéré de l’obligation de la livrer. »

620 S. PUFENDORF, op. cit., tome 2, p. 55.

621 POTHIER, Traité du contrat de vente et des retraits, tome 3, n° 309, p. 190 : « Après avoir établi que la

chose vendue devient aux risques de l’acheteur aussitôt que le contrat de vente a reçu sa perfection, il faut discuter quand est-ce que le contrat a reçu cette perfection. Ordinairement le contrat de vente est censé avoir reçu sa perfection aussitôt que les parties sont convenues du prix pour lequel la chose serait vendue. Cette règle a lieu lorsque la vente est d’un corps certain, et qu’elle est pure et simple […]. Si la vente est de ces choses qui consistent in quantitate, et qui se vendent au poids, au nombre ou à la mesure, comme si l’on a vendu dix muids de blé de celui qui est dans un tel grenier, dix milliers pesant de sucre, un cent de carpes, etc., la vente n’est point parfaite que le blé n’ait été mesuré, le sucre pesé, les carpes

176. L’attitude de l’acquéreur et l’existence de l’action. En cas de vente « pure et simple »,

c’est-à-dire traditionnelle ou au comptant, la délivrance s’effectue par principe au même moment que la formation du contrat. Tandis que dans la vente de chose à peser, à mesurer ou à compter, la délivrance nécessite cette opération d’individualisation de la chose. Il soutient en outre que l’acheteur supporte les risques dès la perfection du contrat, autant que celui-ci bénéficie de l’action pour forcer la délivrance. L’existence de cette action permet évidemment d’apprécier la volonté de l’acheteur. L’exercice de cette action traduit en effet l’inexécution de la délivrance, par conséquent les risques pèsent sur le vendeur ; à proprement parler les contractants sont libérés de leurs obligations réciproques. En revanche lorsque l’acheteur n’exerce pas cette action et que rien ne justifie son comportement, il n’est même pas normal que le vendeur soit tenu rigoureusement de la garde de la chose. La détérioration de la chose ou sa perte fortuite, c’est-à-dire sans la faute du vendeur, pèse sur l’acheteur.

177. La position de Domat. DOMAT, quant à lui, n’a aucune opinion contradictoire à celle des autres auteurs du droit naturel. Il propose que l’attribution des risques repose sur la délivrance. Certes, il estime que le maître de la chose doit supporter les conséquences de sa perte fortuite 622. Mais le maître de la chose, suivant la conception de cet auteur, est celui qui la possède. Il ne considère l’acheteur propriétaire que lorsque la tradition a été exécutée et que le vendeur est lui-même propriétaire de la chose transmise. Les risques sont par principe à la charge de l’acheteur 623, celui-ci étant censé posséder la chose dès la formation de la vente et, en outre, disposant à cet égard de l’action. Lorsque l’acheteur est en retard de prendre livraison, les risques survenant avant l’exécution de cette obligation sont à sa charge. En revanche, le vendeur les supporte, si l’acheteur le met en demeure, c’est-à-dire si celui-ci manifeste à son cocontractant l’intention de retirer la chose. En ce dernier cas, la délivrance n’est pas effective.

comptées, car jusqu’à ce temps, nondùm apparet quid venierit. Il n’est pas encore constant quel est le blé, quel est le sucre, quelles sont les carpes qui font l’objet de la vente, puisque ce ne doit être que le blé qui aura été mesuré, le sucre qui aura été pesé, les carpes qui auront été comptées. »

622 DOMAT, op. cit., titre 1er

, Section 3, n° 9 : « Personne n’est tenue dans aucune espèce de conventions de

répondre des pertes et dommages causés par des cas fortuits, comme sont un coup de foutre, un débordement, un torrent, une violence, et autres semblables événements ; et la perte de la chose qui périt, ou qui est endommagée par un cas fortuit, tombe sur celui qui en est le maître, si ce n’est qu’il eût autrement convenu, ou que la perte ou le dommage puissent être imputés à quelque faute, dont l’un des contractants doive répondre, comme si une chose qui devait être délivrée vient à périr, pendant que celui qui doit la délivrer n’y satisfait point. »

623 Ibid., n° 10 : « Comme il arrive souvent dans la suite des conventions, que la même chose ou la même

affaire est une occasion de gain ou de perte, selon la diversité des événements, il est sous-entendu que celui qui doit profiter du gain, doit souffrir la perte, si ce n’est qu’elle doive être imputée à la faute de l’autre. Ainsi comme l’acheteur après la vente profite des changements qui rendent la chose meilleure, il souffre aussi la perte de ceux qui la rendent pire, si ce n’est que la perte puisse être imputée au vendeur, comme si la chose périt ou est diminuée, pendant qu’il est en demeure de la délivrer. »

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