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Santé mentale et niveau hiérarchique des cadres

CHAPITRE 2 SANTÉ MENTALE AU TRAVAIL : QU’EN EST-IL DES CADRES ?

2.6 Facteurs susceptibles d’expliquer les problèmes de santé mentale chez les cadres

2.6.1 Facteurs organisationnels

2.6.1.3 Santé mentale et niveau hiérarchique des cadres

Sur le plan social, la hiérarchie renvoie à une classification basée sur une échelle de pouvoir, de prestige et de revenu (Ferréol, Cauche, Duprez, Gadrey et Simon, 2011), alors que sur le plan organisationnel, la hiérarchie renvoie plutôt « à l’ordre dans lequel se classe le personnel dans les rapports de supérieurs à subordonnés » (Peretti et Igalens, 2005, p. 133). Ainsi, le concept niveau hiérarchique renvoie à la classification des cadres au sein de l’organisation. Il semblerait, selon la littérature recensée, qu’il y ait des inégalités sur le plan de la santé mentale, qui puissent être expliquées par les hiérarchies organisationnelles (Marchand, 2007b; Marchand et Blanc, 2010a; Marchand et al., 2005a; Muntaner et al., 1998; Muntaner et al., 2013; Pousette et Hanse, 2002; Prins et al., 2015; Quick et al., 2007; Quick et Quick, 2013), notamment par la hiérarchie managériale (Codo et Cintas, 2013; Lundqvist et al., 2013; Muntaner et al., 1998). Néanmoins, très peu d’études se sont intéressées au rôle de ce facteur dans l’explication des problèmes de santé mentale (Lundqvist et al., 2013), plus particulièrement chez les cadres.

La question du niveau hiérarchique est particulière chez les cadres, notamment parce qu’ils font l’objet d’une double distinction sur le plan hiérarchique. Ils ont, d’une part, un positionnement hiérarchique qui les distingue des autres membres de l’organisation, particulièrement le personnel non-cadre. D’autre part, il existe une hiérarchie au sein même de leur famille d’emploi qui fait la distinction entre les différents niveaux d’encadrement, à savoir le premier niveau, le niveau intermédiaire et le niveau supérieur (Barabel et Meier, 2010; Codo, 2013, 2014; Desmarais, 2003; Trudel, 2004). D’ailleurs, nous avons mentionné dans le chapitre 1 de la présente thèse que les cadres ne constituent pas un groupe uniforme. Il s’agit plutôt d’une catégorie d’emploi qualifiée de « composite » (Codo, 2013; Desmarais, 2003), c’est-à-dire qu’elle est composée de plusieurs niveaux. Bien qu’ils appartiennent à la même catégorie socioprofessionnelle, leur travail et leur responsabilité varient d’un niveau à l’autre, ainsi que leur santé mentale (Björklund et al., 2013; Pousette et Hanse, 2002).

Le peu d’études qui abordent le rôle du niveau hiérarchique dans l’explication des problèmes de santé mentale des cadres le font en mettant souvent l’accent sur un niveau hiérarchique ou deux, au détriment de l’autre, sans pour autant établir une distinction entre eux (Lundqvist et al., 2013), aboutissant ainsi à des opinions mitigées ou divisées sur la différence entre ces niveaux hiérarchiques (cadre supérieur, intermédiaire, premier niveau), quand il est question des problèmes de santé mentale.

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Les auteurs qui se sont intéressés à la santé mentale des cadres de premier niveau soutiennent que ces derniers sont plus à risque de développer des problèmes de santé mentale comparativement aux autres cadres (Bolduc et Baril-Gingras, 2010; Bourbonnais et al., 1996; Delaye et Boudrandi, 2010; Muntaner et al., 2003; Muntaner et al., 1998; Prins et al., 2015). Rappelons que les cadres de premier niveau constituent le dernier maillon dans la hiérarchie des cadres (Codo, 2012b). Ils sont proches du terrain, dépendamment de l’activité de l’entreprise, production ou commercialisation de produits (Barabel et Meier, 2010). Ils dépendent hiérarchiquement des cadres intermédiaires et ils sont responsables du personnel non cadre. L’étude épidémiologique de Prins et al. (2015) révèle que les cadres de premier niveau, notamment les superviseurs, présentent un risque élevé de dépression. D’autres études épidémiologiques arrivent aux mêmes résultats (Muntaner et al., 2003; Muntaner et al., 1998). Elles ajoutent même qu’en plus de la dépression majeure, les superviseurs présentent un niveau élevé de consommation à risque d’alcool, comparativement aux autres cadres occupant un niveau élevé dans la hiérarchie managériale et au personnel non-cadre. Ces résultats sont appuyés par d’autres études (Marchand et al., 2003b; Tsai, 2012). L’étude de Marchand et al. (2003b) révèle que les cadres de premier niveau ont un taux de prévalence élevé de consommation d’alcool, à la fois chez les hommes et les femmes, probablement parce qu’il s’agit d’un moyen d’ajustement (coping) face au stress de leur travail (Havlovic et Keenan, 1991). Outre la dépression et la consommation à risque d’alcool, d’autres études, démontrent que les cadres de premier niveau présentent un niveau de risque élevé d’épuisement professionnel (Cahoon et Rowney, 1984; Delaye et Boudrandi, 2010). Ces résultats peuvent s’expliquer, entre autres, par le fait que le premier niveau d’encadrement est considéré comme une position « contradictoire », génératrice de tensions quotidiennes, qui sont susceptibles de miner la santé mentale de ses occupants (Muntaner et al., 2003; Tessier, 2006; Wright, 1997). D’ailleurs, nombreux sont ceux qui la qualifient de « position sandwich », d’« entre-deux », « entre le marteau et l’enclume » (Assibat et al., 2014; Lionel, 2011). En fait, ceux qui occupent cette position sont tiraillés entre leur statut de cadre et leur proximité avec les employés non-cadre. Bien qu’ils fassent partie de la famille des cadres, ils ont très peu d’impact sur les décisions organisationnelles. Ils participent peu ou pas à leur élaboration (Bolduc et Baril-Gingras, 2010), ce qui peut constituer une source de tension élevée, surtout qu’ils ont la responsabilité de les faire adopter et appliquer par le personnel non-cadres (Codo, 2012b), qu’ils soient eux-mêmes en accord ou non avec ces décisions. Ils doivent également tenir compte des préoccupations de leurs équipes (personnel non cadre)

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qui ne sont pas nécessairement les mêmes que celles de l’organisation (Barabel et Meier, 2010; Trudel, 2004). C’est généralement aux cadres de premier niveau qu’incombe la responsabilité d’annoncer les décisions de rationalisation des effectifs aux employés alors qu’ils ont partagé leur quotidien et qu’ils ont une connaissance de leurs problèmes et inquiétudes, ce qui rend cette position, à bien des égards, complexe et difficile sur le plan psychologique et émotionnel (Barabel et Meier, 2010). Par ailleurs, le caractère contradictoire de cette position pourrait s’expliquer par le fait que les cadres de premier niveau ont une rémunération plus élevée comparativement au personnel non-cadre, mais moins élevée comparativement à leurs homologues qui occupent des positions hiérarchiques plus élevées (Prins et al., 2015). Prins et al. (2015) expliquent que cette situation est contradictoire parce qu’elle comprend à la fois des aspects associés au cadre, notamment le statut et l’encadrement d’une équipe et des aspects associés au personnel non-cadre, notamment la faible latitude décisionnelle et la faible rémunération comparativement à ceux qui sont plus hauts gradés dans la hiérarchie managériale.

La reconnaissance du premier niveau de gestion comme une position à risque face aux problèmes de santé mentale ne semble pas faire l’unanimité au sein de la communauté scientifique. En fait, certains auteurs considèrent que les cadres qui sont plus à risque de développer ces problèmes sont plutôt les cadres intermédiaires (Buscatto, 2002; Codo et Cintas, 2013; Kuruüzüm et al., 2008; Midje, Nafstad, Syse et Torp, 2014), qui dépendent hiérarchiquement des cadres supérieurs (Blais, 2013) et qui ont la responsabilité de gérer les cadres de premier niveau. Codo et Cintas (2013) soutiennent qu’ils sont plus vulnérables comparativement aux cadres de premier niveau. En fait, leur position les prédispose à vivre un niveau élevé de stress (Codo et Cintas, 2013; Holden, 2004; Rouleau, 1999), qui est susceptible de miner leur santé mentale (Kuruüzüm et al., 2008; Maldonado-Macías et al., 2015; Midje et al., 2014). Dans ce cas, l’étude de Tiller (2010) révèle que les cadres intermédiaires sont plus à risque de dépression, notamment quand ils font face à un harcèlement au travail. Ils sont également à risque d’épuisement professionnel (Buick et Thomas, 2001). À l’instar des cadres de premier niveau, le risque de problème de santé mentale chez les cadres intermédiaires pourrait s’expliquer par la position contradictoire qu’ils occupent (Codo et Cintas, 2013; Monneuse, 2014; Prins et al., 2015), qualifiée, également, d’« entre-deux » (Monneuse, 2014, p. 22 ). Pris entre le niveau supérieur et le premier niveau, il semblerait que les cadres intermédiaires soient souvent en quête de

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les cadres supérieurs ne leur garantit pas l’acquisition d’informations et de directives claires sur la stratégie et les objectifs organisationnels. Ils sont souvent « pris en tenaille entre les directives ambiguës des dirigeants (décalage important entre les discours rhétoriques véhiculés et les contraintes quotidiennes subies) et les pressions des acteurs opérationnels. » (Barabel et Meier, 2010, p. 159 ). Ils ont un statut de cadre dont le niveau est plus élevé que ceux qui sont au niveau opérationnel; toutefois, ils n’ont pas souvent un impact sur les décisions organisationnelles. Certains auteurs soutiennent même que ces cadres sont fréquemment considérés comme un obstacle plutôt que des alliés par la haute direction (Monneuse, 2014), ce qui motive souvent un contact direct entre la haute direction et les cadres de premier niveau ignorant ainsi le niveau intermédiaire d’encadrement. Cette situation peut générer un niveau élevé de tension susceptible d’aboutir à des problèmes de santé mentale. Néanmoins, certaines études montrent que les cadres intermédiaires ne sont pas les seuls à faire face aux problèmes de santé mentale. L’étude de Maldonado-Macías et al. (2015), entre autres, démontre que les cadres intermédiaires et les cadres supérieurs présentent, tous les deux, un risque élevé d’épuisement professionnel.

Bien qu’ils occupent le niveau supérieur dans la hiérarchie managériale et organisationnelle, les cadres supérieurs ne semblent pas être épargnés en ce qui concerne les problèmes de santé mentale. Certains auteurs soutiennent même que ce sont eux qui sont le plus à risque de développer ces problèmes, comparativement aux autres cadres (Al-Assaf, 1989; Quick, 1990; Quick et al., 2000; Quick et al., 2007; Quick et Quick, 2013; Quick et al., 2002; Sharma, 2007; Worrall et Cooper, 2013; Worrall et Cooper, 2014). Ils ajoutent que les conséquences des problèmes de santé mentale des cadres supérieures sont plus importantes comparativement à celles des cadres qui sont moins hauts gradés dans la hiérarchie managériale. Quick et al. (2000) expliquent que les problèmes de santé mentale des cadres intermédiaires et ceux des cadres de premier niveau ont un impact sur les subordonnés et sur leurs collègues. Cependant, les problèmes de santé mentale des cadres supérieurs ont un plus grand impact sur l’organisation. Il s’agit d’un impact économique et émotionnel, considérant la position qu’ils occupent. Certaines études recensées démontrent que les cadres supérieurs sont plus à risque d’épuisement professionnel (Bracq et Michinov, 2015; Sharma, 2007; Tahar, 2014). En fait, il semblerait selon certains auteurs (Al-Assaf, 1989) que l’épuisement professionnel soit la maladie des cadres (Al-Assaf, 1989; Monneuse, 2014), notamment ceux qui occupent le niveau supérieur (Al-Assaf, 1989). Outre l’épuisement professionnel, l’étude de Marchand et Blanc (2010b), qui porte sur la chronicité

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de la consommation de médicaments psychotropes dans la main-d’œuvre canadienne, révèle que les cadres supérieurs se démarquent des autres groupes professionnels par un risque plus élevé d’usage chronique de médicaments psychotropes. Il semblerait que ce phénomène s’explique, entre autres, par le fait qu’ils subissent plus de stress comparativement aux autres cadres qui sont moins hauts gradés au sein de la hiérarchie managériale (Codo et Cintas, 2013). Dans ce contexte, deux raisons ont été mises de l’avant pour expliquer la particularité de la position des cadres supérieurs en regard des problèmes de santé mentale. D’abord, il y a le fait que le niveau supérieur isole souvent son occupant. Concrètement, le cadre supérieur est souvent seul dans les prises de décisions. De surcroît, il est fréquemment isolé quand il prend des décisions qui favorisent la survie de l’organisation au détriment des employés (ex. : décision de rationalisation de la main-d’œuvre). Deuxièmement, ce niveau oblige son détenteur à avoir une excellente image qui frôle la perfection, le contraignant ainsi à étouffer ses émotions et à cacher son stress, qui est souvent considéré comme un tabou chez ceux qui occupent cette position (Roussillon et Duval-Hamel, 2006). Cette situation est susceptible de conduire au développement des problèmes de santé mentale (Quick et Quick, 2013).

Bref, nous avons tenté, dans cette sous-section, d’identifier le lien entre le niveau hiérarchique et les problèmes de santé mentale des cadres. Il est évident que l’hétérogénéité de la catégorie « cadre » engendre des opinions mitigés ou divisés, tantôt positives, tantôt négatives (Codo et Cintas, 2013), en faveur d’une position ou deux au détriment des autres, ce qui implique que la perception du stress au travail varie d’un niveau hiérarchique à un autre. De ce fait, le niveau hiérarchique pourrait influencer cette perception (Codo et Cintas, 2013). Il pourrait, dans ce cas, jouer un rôle modérateur dans le lien entre les facteurs du stress et les problèmes de santé mentale des cadres. Cependant, ce lien a été, à notre connaissance, rarement analysé.

Après avoir présenté le rôle du niveau hiérarchique dans l’explication des problèmes de santé mentale des cadres, nous arrivons, comme convenu, à la partie dédiée à l’identification du lien entre l’identité de cadre et ces problèmes.