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Les cadres face à l’évolution de leur environnement et de leur travail

CHAPITRE 1 LES CADRES

1.3 Les cadres face à l’évolution de leur environnement et de leur travail

Pour une meilleure compréhension des cadres, nous avons considéré opportun d’aborder l’évolution de leur travail et de l’environnement organisationnel. Notre objectif n’est pas de lister les rôles et les responsabilités des cadres ni d’analyser les grandes théories managériales, mais plutôt de mettre la lumière sur les changements majeurs qui ont touché le travail des cadres en raison des transformations des organisations et de leur environnement (Trudel, 2004). Nous avons mis l’emphase sur deux périodes majeures qui semblent significatives pour les cadres. La première période renvoie au taylorisme et à l’organisation scientifique du travail qui marquent le début du management et la montée en puissance des cadres (Dietrich, 2009; Grelon, 2001; Perez, 2006), alors que la seconde période renvoie aux changements économiques et à l’avènement des nouvelles formes d’organisation de travail qui semblent marquer le début des transformations majeures du travail des cadres (Perez, 2006). Les cadres ont gagné de l’importance à la suite de l’évolution du monde de travail, notamment du passage de l’économie agricole à l’économie industrielle, entre les deux

guerres mondiales (Grelon, 2001). Ils se sont développés, au XIXe siècle, en lien avec le

taylorisme, plus spécifiquement l’organisation scientifique du travail (Monneuse, 2014), qui prônait un style normatif de gestion. Le travail des cadres consistait à l’époque à contrôler le travail des travailleurs non-cadres. Barabel et Meier (2010, p. 1 ) font remarquer que « jusqu’au milieu, les organisations avaient majoritairement choisi une structure de type bureaucratique caractérisée par un système d’autorité hiérarchique unique, une légitimité de type rationnel-légal (respect du statut, communication verticale descendante, règles formelles…), une ligne hiérarchique imposante avec des responsabilités bien définies, un fort contrôle ex ante et un faible niveau de délégation ». De ce fait, l’accent était mis, à l’époque, sur la pesanteur hiérarchique, la discipline et le contrôle des tâches (Perez, 2006). L’environnement étant stable sur le plan économique, les organisations misaient sur un fonctionnement autocratique basé sur le contrôle de la hiérarchie organisationnelle (Cousin, 2004). Dans les faits, les cadres avaient la responsabilité de « faire tourner » les hommes et les machines (Alves, 2009, p. 246 ). Ils détenaient le contrôle de la production et de l’information, ce qui leur permettait d’avoir un rôle stable et une forte légitimité auprès des travailleurs (Barabel et Meier, 2010) qui n’avaient d’autre choix que d’obéir à leurs directives. Les cadres décidaient et planifiaient les activités organisationnelles ; ils organisaient, dirigeaient et contrôlaient le travail ainsi que l’atteinte des objectifs de

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production, en ayant la possibilité de sanctionner le personnel sous leur responsabilité (Assibat et al., 2014; Trudel, Saba et Guérin, 2005). Les compétences techniques et administratives, dont la gestion du personnel, étaient fortement valorisées (Trudel, 2004; Trudel et Gosselin, 2010). Outre le pouvoir et la latitude décisionnelle, les cadres jouissaient de nombreux avantages dont une rémunération élevée, des plans de carrières et une sécurité d’emploi (Pochic, 2004), traduisant ainsi un statut privilégié et prestigieux à la fois au niveau organisationnel et sociétal (Cousin, 2004).

Aujourd’hui, les entreprises ne fonctionnent plus selon le modèle taylorien. En fait, elles ont connu de profondes mutations, conséquences des changements économiques et technologiques des années 1990, qui ont marqué la fin d’une période de stabilité organisationnelle. Sur le plan économique, les entreprises ont dû faire face à une mondialisation et une ouverture des marchés menant à une dilution des frontières organisationnelle et à une concurrence accrue, ainsi qu’à un affaiblissement du secteur industriel et à une montée en puissance du secteur des services (Assibat et al., 2014; Trudel et al., 2005). Sur le plan technologique, les entreprises ont dû s’adapter à l’utilisation croissante et accrue des nouvelles technologies d’information et de communication (internet, ordinateur portable, téléphones cellulaires) (Dagenais et Ruta, 2007), qui ont mis fin à la possession exclusive de l’information (Trudel et Gosselin, 2010). L’ampleur de ces changements a contraint les entreprises à repenser leur structure et leur organisation de travail pour s’adapter et survivre (Appelbaum, 2004; Melkonian, 2002a; Trudel et al., 2005) dans un environnement devenu synonyme d’instabilité, d’incertitude et d’immédiateté. Considérant que le modèle traditionnel (taylorien) n’était plus adapté à leur nouvelle réalité (Trudel et Saba, 2007) ), notamment en raison de sa rigidité, de la lourdeur de sa structure et de son manque de flexibilité, les entreprises ont adopté un nouveau modèle de gestion dit « à haute performance » (Appelbaum, 2004; Trudel et al., 2005) qui responsabilise les employés (Cousin, 2004), devenus sources d’avantages concurrentiels, et qui favorise le développement de leurs compétences, de leur motivation et de leur rendement (Appelbaum, 2004). Les entreprises ont également instauré des structures légères impliquant une diminution des niveaux hiérarchique pour optimiser leur flexibilité et leur performance, ce qui a amené une vague de restructuration et de rationalisation d’effectif (downsizing) touchant même la catégorie des cadres (Barabel et Meier, 2010; Trudel et Gosselin, 2010; Trudel et al., 2005). Ces changements ont eu beaucoup de répercussions sur les cadres, d’une part au niveau de leur statut et de leur autorité au sein de l’organisation et d’autre part au

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niveau de leur travail en termes de caractéristiques, de rôles, de responsabilités et de compétences (Trudel et Gosselin, 2010). Le statut et l’autorité des cadres ont été déstabilisés pour trois raisons majeures : la première raison renvoie à la diminution de leur nombre à la suite de l’aplanissement des structures organisationnelles à cause des transformations économiques(Barabel et Meier, 2010; Trudel et al., 2005), ce qui les a rendus aussi vulnérables que les autres membres de l’organisation (non-cadres), étant donné que le privilège de la sécurité d’emploi, longtemps associé à leur statut traditionnel, n’était plus d’actualité. La seconde raison réside dans le fait que les frontières entre les cadres et les non- cadres sont devenues floues, conséquence des nouvelles formes d’organisation du travail qui responsabilisent les employés (Barabel et Meier, 2010; Cousin, 2004; Desmarais et Tessier, 2006), entraînant, ainsi, une modification du rapport d’autorité qui ne se base plus sur une position hiérarchique imposant l’obéissance, mais plutôt sur le développement d’« une légitimité de type relationnel (leadership) et contributif (compétence) autour d’un système de mobilisation de ressources qu’il s’agit d’animer, de coordonner et de faire évoluer en fonction des situations » (Barabel et Meier, 2010, p. 2 ). Dans les faits, les employés sont de plus en plus impliqués dans la gestion quotidienne de l’entreprise (Trudel et Gosselin, 2010). Quant à la troisième raison, elle renvoie à l’avènement de nouveaux acteurs, qui vont concurrencer le pouvoir et l’autorité des cadres : il s’agit des clients et des actionnaires qui sont de plus en plus exigeants, constituant ainsi une source élevée de tensions pour ces derniers (Desmarais et Tessier, 2006; Melkonian, 2002b; Trudel et al., 2005). Les clients jouent un rôle décisif dans la survie des entreprises, ils ont des attentes élevées de qualité et de diversité de produits et de services, d’autant plus que les objectifs de performances des cadres s’avèrent de plus en plus complexes. Quant aux actionnaires, ils ont une influence majeure sur le fonctionnement des organisations (Desmarais et Tessier, 2006). Ils déterminent les objectifs financiers qui doivent être atteints, ils n’hésitent pas, dans ce cas, à sanctionner les cadres qui ne sont pas capables d’atteindre ces objectifs (Melkonian, 2002b). Cette déstabilisation du statut et de l’autorité des cadres n’a pas réduit pour autant leur importance au sein des entreprises. Bien au contraire, ils sont devenus une source précieuse pour l’implantation et le développement des nouvelles formes d’organisation de travail (Melkonian, 2002b), ce qui a eu des répercussions majeures sur leur travail. En fait, le nouveau contexte organisationnel a imposé une redéfinition des rôles, des responsabilités et des compétences des cadres (Barabel et Meier, 2010; Desmarais et Tessier, 2006; Dupuy, 2005; Glée et Mispelblom Beyer, 2012; Melkonian, 2002b; Pochic, 2004; Trudel et

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Gosselin, 2010; Trudel et al., 2005). Considérant que l’efficacité organisationnelle se passait dorénavant au niveau des employés non-cadres (Genin, 2007), les entreprises nourrissaient beaucoup d’attentes envers leurs cadres qui devaient être des leaders capables de gérer, de mobiliser et de développer leurs équipes dans le but d’optimiser les objectifs organisationnels en termes de rentabilité financière et de performance à la fois humaine et matérielle (Barabel et Meier, 2010; Spector, Cooper et Aguilar-Vafaie, 2002). Ainsi, l’obligation de résultat se substitue à celle des moyens associés au modèle traditionnel (Cousin, 2004). Par conséquent, le travail des cadres est devenu intense et demandant (Desmarais et Tessier, 2006; Genin, 2007; Pochic, 2004), notamment sur le plan psychologique. Ils devaient d’une part, composer avec de nouveaux rôles (Trudel et al., 2005) complexes et diversifiés (Desmarais et Abord de Chatillon, 2010), c’est-à-dire gérer, diriger, planifier, analyser, coacher, développer, négocier, résoudre des problèmes et faire face à des changements profonds et récurrents (Barabel et Meier, 2010; Trudel et al., 2005), qui les ont amenés à jongler avec des tâches et des missions de plus en plus larges, associées entre autres aux ressources humaines (recrutement, évaluation, motivation, rémunération, formation, gestion des conflits, etc.), au marketing, aux ressources financières et à la stratégie organisationnelle (analyser et développer des stratégies), alors qu’il avait longtemps

fonctionné sur la base d’un rôle stable, à l’image de l’environnement économique du XIXe

siècle (Barabel et Meier, 2010). Dans ce contexte, en plus d’être responsables de leur propre travail, les cadres devaient également s’assurer de l’efficacité du travail de leur équipe. Hill (2004, p. 121 ) fait remarquer à ce sujet que : « They had to come to see themselves as responsible for setting and implementing an agenda for a whole group. To use an orchestral analogy, new managers had to move from concentrating on one task, as an accomplished violinist does, to coordinating the efforts of many, like a conductor. To set the agenda for a whole group and to motivate and inspire others to accomplish that agenda were much more complicated than most people anticipated ». En fait, les cadres étaient désormais responsables de gérer leur agenda ainsi que celui de leur équipe afin d'avoir une harmonie de fonctionnement et d’assurer ainsi l’atteinte des objectifs financiers de l’entreprise. D’autre part, les cadres devaient faire face à une charge de travail élevée avec un rythme effréné, souvent avec peu de moyens (Assibat et al., 2014), considérant la stratégie de réduction des coûts mise en place dans les entreprises contemporaines. Barabel et Meier (2010) font entre autres référence à la réduction des fonctions support qui étaient jadis disponibles pour les cadres (ex. : diminution du nombre de secrétaires et d’adjointes). En

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outre, étant donné « le culte de l’urgence » (Aubert et Roux-Dufort, 2003; Pochic, 2004; Trudel et al., 2005) ) qui s’est développé dans les organisations, les objectifs des cadres se sont orientés de plus en plus vers le court terme pour faire face aux changements constants de l’environnement économique. Dans ces conditions, les cadres doivent régler des problèmes quotidiens qui les amènent à interrompre souvent leur travail (Barabel et Meier, 2010; Genin, 2007; Salengro, 2005), ce qui rend l’atteinte des objectifs organisationnels de plus en plus difficile. Cela les amène souvent à travailler de longues heures (Genin, 2007).

Le bouleversement du travail des cadres a créé un besoin pour de nouvelles compétences aussi complexes et variées que les nouveaux rôles qui doivent être assumés. Dans ce contexte, les entreprises investissent des sommes colossales pour déterminer le profil du « parfait cadre » (Melkonian, 2002b). Elles cherchent un leader qui se différencie du cadre traditionnel « par une capacité supérieure à mobiliser ses équipes en misant davantage sur ses qualités personnelles ( légitimité de compétence) que sur son statut ( légitimité hiérarchique) » (Barabel et Meier, 2010, p. 590 ). Dans ces conditions, les compétences de leadership, notamment la capacité à créer du sens, à mobiliser les équipes de travail et à les amener à atteindre les objectifs organisationnels, deviennent de plus en plus indispensables, bien qu’à certains égards, leur définition soit un peu floue (Melkonian, 2002b). Toutefois, il est indéniable que les compétences techniques et administratives qui étaient valorisées dans le modèle traditionnel deviennent secondaires (Barabel et Meier, 2010), considérant qu’elles ne sont plus suffisantes pour faire face au nouveau contexte organisationnel. En effet, les nouvelles formes d’organisation de travail mettent l’emphase sur l’importance des compétences humaines (relations interpersonnelles)(Melkonian, 2002b; Trudel et Gosselin, 2010; Trudel et al., 2005) qui se traduisent par la capacité de communiquer, de motiver, de coacher et de développer son équipe, bref la capacité de négocier. Barabel et Meier (2010) font également référence à des compétences conceptuelles ou cognitives (capacité d’interpréter les tendances dans leur organisation ou leur environnement ; capacité de s’ajuster et de s’adapter aux changements). De surcroît, outre leur domaine d’expertise, les cadres doivent être des experts dans plusieurs autres champs (gestion des ressources humaines, marketing, finances, informatique, etc.).

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