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CHAPITRE 2 SANTÉ MENTALE AU TRAVAIL : QU’EN EST-IL DES CADRES ?

2.6 Facteurs susceptibles d’expliquer les problèmes de santé mentale chez les cadres

2.6.1 Facteurs organisationnels

2.6.1.4 Identité de cadre

La littérature managériale fait référence à un malaise identitaire des cadres au travail, voire une perte de leur identité professionnelle (Monneuse, 2014; Rouleau, 1999). C’est ce qui motive notre intérêt pour ce facteur. Nous tenterons de présenter la contribution de l’identité des cadres dans l’explication de leurs problèmes de santé mentale au travail.

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Il semblerait que l’identité joue un rôle majeur dans le bien- être psychologique des individus, d’une manière générale, et des cadres d’une manière spécifique. Selon Dejours (2008), l’identité représente le noyau, voire l’armature de la santé mentale (Dejours, 2008). Généralement, les identités renvoient aux conceptions de soi en termes de rôles individuels (Thoits, 1992). Elles consistent, dans ce cas, en des « positions in the social structure, which are enacted in role relationships with others and viewed as descriptive of oneself » (Thoits, 1995, p. 72). Il s’agit selon Stets et Harrod (2004) de « a set of meanings attached to the self », c’est-à-dire un ensemble de significations liées à soi. Ces significations servent de standards ou de références pour l’individu (Stets et Harrod, 2004). En fait, les individus acquièrent des identités de rôles sur la base des positions sociales qu’ils occupent (McCall et Simmons, 1966; Thoits, 1992) (ex. : rôle de parent, de cadre, de professeur, de tante, de joueur de soccer, etc.). Ces identités constituent, selon Thoits (1983), des sources indéniables de sens existentiel et des objectifs de vie. Elles sont accompagnées de normes qui permettent d’identifier les comportements appropriés associés à chaque rôle, générant ainsi des lignes directrices qui guident l’individu et qui le protègent, étant donné qu’elles servent de points de repère (Toits 1983 ; 1992), à la fois pour lui et pour l’ensemble de la société. Ces normes s’avèrent des standards de comparaisons, selon la théorie de l’identité, que nous présenterons en détail dans le chapitre suivant (chapitre 3). En fait, il semblerait que l’identité nécessite régulièrement une confirmation (Stets et Harrod, 2004). Dans ce contexte, l’individu compare « les inputs » d’une situation vécue avec les standards associés à son identité de rôle. Par exemple, les cadres sont reconnus pour avoir une latitude décisionnelle élevée comparativement aux autres membres de l’organisation, notamment le personnel non-cadre. Dès lors, une situation de faible latitude décisionnelle ne leur permettrait pas de vérifier leur identité de cadre, ce qui est susceptible d’avoir des répercussions négatives sur leur équilibre psychologique. En fait, selon cette théorie, la vérification de l’identité peut avoir des conséquences émotionnelles positives, alors qu’un faible niveau de vérification d’une identité de rôle peut entraîner inversement des conséquences émotionnelles négatives (Burke, 1991; Burke et Stets, 2009), minant ainsi la santé mentale de l’individu. En fait, le lien entre les rôles sociaux et les problèmes de santé mentale repose, selon la théorie de l’identité, sur « the meaning », c’est-à-dire le sens de ces rôles pour l’individu (Burke, 1991; Marcussen, 2006; Thoits, 1983, 1991).

De surcroît, il semblerait que les identités multiples de l’individu soient organisées par ordre de saillance ou d’importance, ou ce que Thoits (1992) qualifie de hiérarchie de

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saillance, ce qui implique que l’individu valorise, s’identifie ou soit engagé davantage dans un rôle que les autres rôles. Cette saillance diffère, apparemment, d’un individu à un autre (Thoits, 1992). Dans ce contexte, certains auteurs soutiennent que les identités avec une grande saillance sont susceptibles d’avoir un plus grand impact sur les symptômes psychologiques comparativement aux identités avec une plus faible saillance (Thoits, 1992). Ainsi, les évènements négatifs de la vie sont stressants, pénibles émotionnellement, voire déprimants quand ils arrivent dans la sphère identitaire la plus valorisée par l’individu (Thoits, 1992). Ces évènements le rendent vulnérable et l’amènent à vivre, entre autres, une détresse psychologique (Burke, 1991; Thoits, 1991, 1992) et un épuisement émotionnel (Haines III et Saba, 2012). Haines III et Saba (2012, p. 122) ajoutent que « those role identities that are most salient entail significant social and personal costs in no longer fulfilling them ». Ainsi, une identité saillante semble avoir une signification sociale et une importance subjective pour l’individu (Thoits, 1991). Donc, la menace d’un rôle prestigieux ou économiquement avantageux entraînerait des conséquences plus importantes sur le plan psychologique comparativement à un autre rôle. Dans ce cas-ci, Haines III et Saba (2012, p. 120) soulignent « if being an accountant is a highly valued role identity for a person, then any event that would disconfirm that identity would be expected to have detrimental psychological health consequences. » Cette saillance identitaire pourrait être associée à l’engagement affectif dans un rôle plus qu’un autre, ou au surengagement dans une sphère plus qu’une autre (Haines III et Saba, 2012; Thoits, 2012).

Considérant la multitude d’identités chez l’individu, nous mettrons l’accent dans la présente thèse sur l’identité du rôle de cadre. C’est pour cette raison que nous l’avons présentée dans la section dédiée aux facteurs organisationnels. Nous mobiliserons nos efforts pour identifier le lien entre la vérification de cette identité dans un contexte de saillance identitaire et les problèmes de santé mentale des cadres. L’identité de cadre est abordée, en l’occurrence, dans une optique d’identité professionnelle, définie par ce que l’individu fait (Haines III et Saba, 2012; Stets et Cast, 2007; Stets et Harrod, 2004).

Les cadres bénéficient de beaucoup d’attributs, dont un niveau élevé de responsabilités au travail, une latitude décisionnelle élevée, une rémunération élevée, une sécurité d’emploi et des perspectives de carrière qui leur confèrent un rang plus élevé sur le plan sociétal (Desmarais, 2003; Melkonian, 2002b; Mispelblom-Beyer, 2010; Quick et al., 1990). Ces attributs sont censés représenter des standards et des points de repère sur le plan identitaire. De nombreux changements ont touché ces attributs, conséquences des nouvelles formes

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d’organisation du travail. Ces changements n’ont toutefois pas été pris en considération sur le plan sociétal. Donc, la conception sociétale des cadres n’a pas changé, ce qui a entraîné « un décalage entre l’image stéréotypique du cadre et la réalité » (Monneuse, 2014, p. 74). Monneuse (2014, p. 74), souligne, dans ce cas, qu’« être cadre, ce n’est plus ce que c’était », et il ajoute que « les cadres ressentent plus ou moins consciemment un écart entre leur statut réel et celui auquel ils sont tentés de s’identifier ». Ce décalage pourrait engendrer un niveau élevé de tension, susceptible de miner leur santé mentale (Bacharach, Bamberger et Mundell, 1993; Burke, 1991; Burke et Stets, 2009). En fait, si nous nous basons sur la théorie de l’identité, les changements au niveau des attributs des cadres (ex. latitude décisionnelle, sécurité d’emploi, rémunération) ébranlent leurs standards de comparaison. Dans ce cas, ils ne seront pas en mesure de vérifier leur identité de cadre. Or, cette cohérence entre les standards de comparaison d’une identité et la situation réelle constitue un facteur protecteur pour la santé mentale de l’individu d’une manière générale. Rappelons qu’une faible vérification d’une identité de rôle peut entraîner des conséquences émotionnelles négatives (Burke, 1991; Burke et Stets, 2009; Stets et Burke, 2005), pouvant aboutir à des problèmes de santé mentale (Burke, 1991; Haines III et Saba, 2012; Thoits, 1991).

En ce qui concerne les cadres, leur statut social élevé est censé les amener à vérifier souvent leur identité. En fait, le niveau élevé de ce statut rend les coûts des pertes sur le plan personnel et sociétal plus importants qu’un autre rôle, ce qui risque d’engendrer des conséquences psychologiques importantes (Haines III et Saba, 2012). Outre le prestige et l’importance sociale associés à leur statut de cadre, il semblerait que les cadres qui s’engagent affectivement dans leur travail plus que dans les autres sphères de leur vie soient

nombreux (Brett et Stroh, 2003; Buck, Lee, MacDermid et Smith, 2000). Brett et Stroh

(2003) indiquent que les cadres qui travaillent les plus longues heures sont les plus impliqués

psychologiquement. Dans ce contexte, plusieurs personnes associent le surengagement au

travail, ou ce que certains considèrent comme le « workaholisme », aux cadres (Barabel et Meier, 2010; Kofodimos, 1990, 1993). De surcroît, il semblerait que les définitions de succès

et de l’identité soient étroitement liées. Ainsi, les individus, notamment les cadres,

définissent souvent le succès dans un rôle en se surengageant et en déployant 100 % de leurs

efforts (Brett et Stroh, 2003). Ils supposent, dans ce cas, que le fait de travailler de longues

heures et de sacrifier leur temps personnel est censé leur permettre de se réaliser sur le plan professionnel. Ce surengagement implique que leur rôle de cadre est plus valorisé que les autres rôles dans leur vie. Par conséquent, tout évènement qui arrive dans une identité

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saillante a des répercussions plus importantes comparativement à ce qui arrive dans d’autres identités (Haines III et Saba, 2012) (ex. : une faible latitude décisionnelle).

Par ailleurs, il est important de souligner le fait que, selon certains auteurs, les cadres ne sont pas affectés de la même façon par le malaise identitaire (Monneuse, 2014; Rouleau, 1999). Il semble y avoir une variation basée sur le niveau hiérarchique ou engendrée par les pratiques de gestion, en vigueur dans l’organisation, notamment celles associées à la gestion des talents (Monneuse, 2014; Rouleau, 1999). Malgré l’importance de cette variation, il importe de souligner qu’elle n’a pas été analysée ni testée sur le plan empirique. En ce qui concerne le niveau hiérarchique, ceux qui occupent un niveau intermédiaire ou inférieur dans la hiérarchie managériale peuvent vraisemblablement être plus à risque de vivre ce malaise identitaire, comparativement à ceux qui occupent un niveau élevé dans cette hiérarchie.

L’analyse empirique du lien entre l’identité de rôle de cadre et les problèmes de santé mentale pourrait apporter une contribution à la compréhension de ces problèmes chez les cadres dans les milieux de travail. Cependant, peu d’études se sont intéressées à ce lien.

Après avoir abordé l’identité de rôle de cadre, nous présenterons dans la section suivante ce que nous avons recensé sur le lien entre les nouvelles formes d’organisation du travail, les pratiques de gestion des ressources humaines et la santé mentale des cadres.

2.6.1.4 Nouvelles formes d’organisation de travail et pratiques de gestion