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Nouvelles formes d’organisation de travail et pratiques de gestion des

CHAPITRE 2 SANTÉ MENTALE AU TRAVAIL : QU’EN EST-IL DES CADRES ?

2.6 Facteurs susceptibles d’expliquer les problèmes de santé mentale chez les cadres

2.6.1 Facteurs organisationnels

2.6.1.4 Nouvelles formes d’organisation de travail et pratiques de gestion des

Plusieurs auteurs font référence à une transformation du travail des cadres, à la suite de l’avènement des nouvelles formes de l’organisation du travail axées sur la performance, souvent qualifiées de mode ou de système de gestion à haute performance qui représentent une conséquence des changements économiques, synonymes de concurrence et de rapidité, qui marquent la fin du fordisme, période qui avait vu naître les cadres (Cousin, 2004). Le système de gestion à haute performance est associé, entre autres, à l’adoption d’un ensemble de pratiques de gestion des ressources humaines (RH), dites mobilisatrices, « qui favorisent le développement des compétences, la motivation et le rendement à travers l’engagement des salariés, et ce, en vue d’optimiser la flexibilité et la performance de la firme » (Beaupré et Cloutier, 2007, p. 517). Nous tenterons dans la présente section d’identifier la contribution de ces pratiques dans l’explication des problèmes de santé mentale des cadres.

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Les pratiques de gestion des ressources humaines semblent associées aux problèmes de santé mentale au travail (Brun et al., 2003). Toutefois, ce lien a été très peu documenté ou évalué empiriquement, probablement parce que cette association semble si évidente (Brun et al., 2003) qu’on ne voit pas la nécessité de l’analyser. Cela constitue une lacune sur le plan scientifique, notamment parce que l’analyse de ces pratiques permet d’avoir une meilleure compréhension de la dimension organisationnelle, absente dans les modèles théoriques dominants (demandes- contrôle ; demandes-contrôle-soutien ; équilibre travail- récompenses et demandes-ressources). Dans la présente section, nous nous intéressons aux pratiques de gestion des ressources humaines dites à haute performance et à leur rôle dans l’explication des problèmes de santé mentale des cadres. Cet intérêt s’explique par trois raisons majeures. Premièrement, certains auteurs associent le bouleversement majeur du travail des cadres à l’avènement des nouvelles formes d’organisation du travail (Cousin, 2004). Deuxièmement, notre intérêt est motivé par le fait que les auteurs qui s’intéressent aux cadres, notamment dans la littérature managériale, associent le malaise ou la crise identitaire de ces derniers, entre autres, à ces nouvelles formes d’organisation du travail, qui donnent plus de pouvoir aux employés non cadres, et qui ont engendré une intensification du travail des cadres, un niveau élevé de chômage et une perte de sens pour les cadres. Étant donné que l’identité constitue l’armature de la santé mentale, tel qu’avancé par Dejours (2008), il nous semble pertinent dans ce contexte d’examiner le lien entre les pratiques de gestion à haute performance et les problèmes de santé mentale des cadres. Finalement, notre intérêt s’explique par le fait que la majorité des recherches qui s’intéressent aux pratiques de gestion à haute performance examinent particulièrement leurs effets sur la performance organisationnelle. Dès lors, il y a eu peu d’études qui portent sur leurs effets sur le bien-être psychologique des employés d’une manière générale (Fan et al., 2014) et sur celui des cadres d’une manière spécifique. Or, certaines études mettent en évidence le fait que l’atteinte des objectifs de performance organisationnelle se fait peut-être, dans certains cas, au détriment de la santé des employés, et c’est ce qui a amené certaines études à s’intéresser au côté dit obscur, ou en anglais « the dark side » de ces pratiques (Gulzar, Moon, Attiq et Azam, 2014; Jensen et Van De Voorde, 2016; Kroon, van de Voorde et van Veldhoven, 2009; Whitfield, 2016).

Il est important de souligner que la notion de « système » est au cœur des nouvelles formes d’organisation du travail, ce qui signifie qu’il n’est pas question de pratiques RH individuelles, mais plutôt de grappes de pratiques RH, connues en Anglais comme « bundles

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of practices », qui sont alignées sur la stratégie organisationnelle (Mihail et Kloutsiniotis, 2016). Ces pratiques adoptées par de nombreuses organisations ont été développées dans le but de maintenir une performance supérieure, en misant sur leur capital humain (Delaney et Huselid, 1996; Huselid, 1995; Jensen et al., 2013). Les employés deviennent ainsi une source d’avantages concurrentiels (Lawler et Boudreau, 2009). Selon Appelbaum (2004, p. 120), ce système de travail se distingue par trois grandes caractéristiques, à savoir 1) une organisation du travail qui offre aux employés la possibilité de participer aux décisions organisationnelles ; 2) des pratiques de gestion des ressources humaines qui améliorent les compétences des travailleurs et 3) des pratiques de gestion des ressources humaines qui incitent les travailleurs à réellement participer. Il ne semble pas y avoir un consensus dans la littérature scientifique sur les pratiques RH qui composent le système de gestion à haute performance. Cependant, il est possible d’identifier six pratiques, présentes dans la plupart des échelles de mesure développées dans les études recensées, à savoir 1) la sélection de la main-d’œuvre, 2) la formation extensive du personnel, 3) les primes à la performance, 4) le traitement équitable, 5) les marchés du travail interne, et 6) la participation des employés (Delaney et Huselid, 1996; Gulzar et al., 2014; Huselid, 1995; Pfeffer, 1998; Way, 2002; Zacharatos, Barling et Iverson, 2005). La sélection fait partie du processus de dotation au sein de l’organisation. Elle met entre autres l’accent sur la congruence entre l’employé et son environnement de travail (Zacharatos et al., 2005). Selon Delaney et Huselid (1996), l’organisation peut influencer les compétences des employés par le biais de la sélection des individus qui feront partie de l’organisation et dont les compétences sont utiles pour cette dernière. En revanche, la formation fait partie du processus de développement des compétences. Selon Delaney et Huselid (1996), l’organisation peut également influencer les compétences des employés par la formation, qui facilite l’acquisition des compétences qui leur permettent de bien performer au travail. Quant aux primes de performance, elles sont au cœur de la rémunération basée sur la performance (St-Onge et Haines, 2007). Elles font en sorte que l’employé se sente valorisé, ce qui l’amène à choisir les comportements qui lui permettent d’être performant et de bénéficier de cette prime. Selon Delaney et Huselid (1996), il s’agit de la meilleure façon d’aligner les intérêts des employés sur ceux des parties prenantes. Quant au traitement équitable, il permet aux employés de maintenir leur performance, notamment par le développement de procédures qui favorisent l’équité. Les marchés internes renvoient cependant à l’employabilité interne, spécifiquement à la gestion des carrières et aux possibilités d’avancement à l’intérieur de l’organisation. Ces possibilités

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ont tendance à influencer positivement la performance au travail (Delaney et Huselid, 1996). Finalement, en ce qui concerne la participation des employés, elle renvoie à la notion de « l’empowerment », qui implique un partage d’information et une latitude décisionnelle accordée au personnel non-cadre. Cette participation s’avère un bon moyen pour motiver ces employés et pour augmenter leur performance au travail (Delaney et Huselid, 1996; Zacharatos et al., 2005). Dans ce contexte, le but est d’augmenter l’engagement en réduisant les différences hiérarchiques, favorisant ainsi une flexibilité au sein de l’organisation (Zacharatos et al., 2005). Voyons donc maintenant l’impact de ces pratiques sur la santé mentale au travail et plus particulièrement sur la santé mentale des cadres.

En ce qui concerne les cadres, très peu d’études ont abordé l’impact des pratiques de gestion des ressources humaines à haute performance sur leur santé mentale. Toutefois, certaines études soulignent que ces pratiques amènent une intensification de leur travail et une augmentation de leur insécurité d’emploi (McCann, Hassard et Morris, 2010; Morris et Farrell, 2007), ce qui est susceptible de miner leur santé mentale, considérant que ces deux conséquences (intensification de travail et insécurité d’emploi) représentent des facteurs de risque, qui peuvent générer des problèmes de santé mentale. Par ailleurs, certains auteurs soutiennent que le système de gestion à haute performance augmente le stress des cadres en raison des conflits qu’il est susceptible de créer, à savoir le conflit travail-vie personnelle et le conflit de rôles. Certains auteurs, notamment Pichler, Livingston, Ruggs et Varma (2016), soutiennent que les pratiques de gestion à haute performance provoquent une intensification du travail des cadres, qui engendre à son tour une pression élevée en raison de la difficulté des cadres à concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle, ce qui peut miner leur santé mentale et augmenter, dans certains cas, le risque de supervision abusive, considérant que ces tensions psychologiques ne leur permettent pas de contrôler leurs émotions négatives au travail. De surcroît, certains auteurs, dont Ambrose, Sheridan et Schminke (2016), soutiennent que la participation du personnel non-cadre aux décisions organisationnelles, qui représentent l’une des caractéristiques clés du système de gestion à haute performance, engendre un niveau élevé de tension et une frustration chez les cadres menant, dans certains cas, à la supervision abusive, notamment en raison de l’ambiguïté de rôle qu’elle génère. Bellini (2005) souligne que le fait de donner des ordres tout en voulant accroître la participation des employés au sein de l’organisation représente un conflit récurrent. Dans le même ordre d’idées, certains auteurs soutiennent que cette participation rend les frontières entre les cadres et les non-cadres floues, fragilisant ainsi leur identité professionnelle

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(Cousin, 2004, 2008; Monneuse, 2014), ce qui peut constituer une source élevée de tension pour ces cadres, entre autres, parce que la prise de décisions représente une ressource longtemps associée au statut de cadre. Rappelons que selon Karasek (1979), l’emploi de cadre est qualifié d’actif (demandes élevées et latitude décisionnelle élevée), ce qui les rend moins vulnérables devant les problèmes de santé mentale. Or, le système de gestion à haute performance apporte des modifications à cette latitude, longtemps considérée comme une exclusivité pour les cadres en la partageant avec le personnel non cadre. De surcroît, les organisations de travail ont été repensées, ce qui a engendré une réduction des paliers hiérarchiques, réduisant ainsi le nombre de cadres, fragilisant leur statut et générant une forme d’incertitude quant aux liens qu’ils entretiennent avec leur travail (Cousin, 2004, 2008). Dès lors, le travail des cadres est devenu de plus en plus complexe et exigeant (Delmas et Mayrand Leclerc, 2006; Stanislas, 2012). Ces modifications sont susceptibles de fragiliser les cadres et de les rendre vulnérables aux problèmes de santé mentale. En fait,

l’étude de Jensen et Van De Voorde (2016) affirme que lorsque les pratiques de gestion à

haute performance drainent des ressources précieuses qui sont censées protéger et maintenir la santé des individus, elles engendrent des tensions élevées rendant ces individus plus à risque de souffrir des problèmes de santé mentale. Malgré l’importance du rôle que peuvent jouer ces pratiques, il n’existe pas, à notre connaissance, d’études qui ont analysé de manière empirique leur impact sur la santé mentale des cadres.

Après avoir présenté ce que nous avons recensé sur le lien entre les pratiques de gestion des ressources humaines à haute performance et les problèmes de santé mentale des cadres, nous mobiliserons nos efforts dans les pages qui suivent à expliquer la contribution des conditions de l’organisation du travail à l’explication de ces problèmes.