• Aucun résultat trouvé

La santé au cœur d’enjeux institutionnels : des pratiques éducatives dans un cadre pénal

Le difficile équilibre entre pratiques éducatives et pratiques de soins rappelle le positionnement ambivalent des équipes de la PJJ vis-à-vis de la question de la santé. Les professionnels composent avec une exigence supplémentaire – la dimension pénale – qui complexifie leur positionnement dans la prise en charge des jeunes. Si les éducateurs peuvent être amenés à traiter de la santé au cas par cas, ponctuellement, ils rappellent immédiatement le principe de division du travail inhérent au fonctionnement de l’institution : chacun son rôle plus ou moins ! Eux sont mandatés pour intervenir dans le cadre bien spécifique du champ pénal :

« Mon travail, c'est de déterminer les priorités dans la problématique du gamin, surtout aussi de bien rester à la place du cadre pénal. » (Céline, éducatrice, référente santé.)

Bien que tous les professionnels de l’institution se placent dans une perspective éducative, la fonction remplie par l’éducateur n’est réalisée qu’à partir de ce qui fonde son intervention et son mandat : le travail mené autour de la mesure pénale. S’il est amené à accompagner le jeune au planning familial, à évoquer avec lui la question de son rythme de vie ou encore à mener un atelier de sensibilisation sur la question des discriminations, l’éducateur demeure mandaté par le juge pour exécuter une décision de justice. Comme le rappelle Céline, éducatrice et référente santé de sa structure de milieu ouvert :

« Après, il faut toujours que je garde à l’esprit que je suis toujours dans ce cadre pénal et qu’il ne faut pas que je le perde de vue. » (Céline, éducatrice, référente santé.)

Ce cadre institutionnel est structurant pour la prise en charge, d’autant plus que les mesures diffèrent selon les jeunes, les actes commis, les situations individuelles. Si certains interviennent de la même manière avec tous les jeunes dont ils ont la charge, d’autres conçoivent des approches différentes selon la mesure pénale pour laquelle les jeunes se trouvent dans la structure. C’est le cas de Céline :

« La porte d’entrée n’est pas la même si j’ai un gamin en contrôle judiciaire ou si je l’ai dans le cadre d’une mesure de réparation ou d’une liberté surveillée préjudicielle. Si je l’ai dans le cadre d’un contrôle judiciaire ou d’un sursis mise à l’épreuve, je vais insister lourdement, parce que les magistrats nous le demandent aussi, sur ce côté contrôle. Moi, je serais là pour contrôler. Il y a aura de l’éducatif parce que je suis éducatrice, mais je pense que c’est important que le mineur que je reçois ait ça en tête : je suis dans cette notion de contrôle. Des choses vont en découler après, mais ça, c’est ma porte d’entrée. » (Céline, éducatrice, référente santé.)

Même si cette éducatrice met l’accent sur le versant éducatif dans le cas d’autres mesures, la distinction entre action strictement éducative et action pénale (qui contient un pan d’éducatif pour autant) est ici bien claire. Le cadre pénal est prioritaire : le travail socio-éducatif est mis en place en lien avec l’infraction, la condamnation prononcée, et doit aboutir à une certaine prise de conscience par le jeune de l’acte qu’il a commis, de ses conséquences à l’égard de la société et du sens de la mesure de justice. C’est en tant que représentant de l’institution judiciaire que l’éducateur de la PJJ accomplit sa mission d’accompagnement, qui le distingue de fait de tout autre éducateur déjà en lien avec le jeune mais dans un cadre exclusivement civil, au titre de la protection de l’enfance. Cette posture ne semble toutefois pas créer d’opposition radicale entre les deux métiers, entre les deux approches, civile et pénale :

« Depuis quelques années, nous, on n’a plus les jeunes à accompagner au civil, donc on est exclusivement au pénal, sauf encore dans le cadre de mesures d’investigation (les fameuses MJIE : Mesures judiciaires d’investigation éducative) où on peut en avoir du civil. Ce n’est pas parce qu’on nous a changé cette attribution que pour autant il y a une barrière qui se dessine entre les deux. Très souvent, moi, je reçois des jeunes qui sont plus à prendre en charge au niveau du civil, avec leurs difficultés familiales, leurs situations personnelles compliquées. Et la compréhension de l’acte et ce qu’ils ont fait ensuite, ça vient dans un deuxième temps. » (Céline, éducatrice, référente santé.)

C’est ici toute la difficulté inhérente aux fonctions de l’éducateur de la PJJ : savoir se situer dans le parcours d’accompagnement et d’insertion du jeune tout en rappelant le cadre de la loi, le sens de la mesure et en travaillant sur l’infraction commise. Pour certains, c’est au cours du travail éducatif sur le projet du jeune que ce cadre pénal prend sens, et non pas l’inverse. Ils refusent à ce titre certaines évolutions institutionnelles récentes qui viennent recentrer l’activité des services sur le pénal. Ces directives viendraient complexifier le travail éducatif à mettre en place avec les jeunes sur le long terme :

« Là, on est tout au pénal. Tous les jeunes qui sont accueillis sont au pénal. Ce qui est dommage. Parce qu’à une époque, on avait du civil, des jeunes qui étaient suivis par l’ASE. Et moi, je trouvais que ces jeunes avaient tendance à tirer les autres vers le haut. » (Philippe, éducateur.)

« C’est plus contraignant aussi. C’est beaucoup de contrôle. On est beaucoup dans le contrôle, et ça, ça me gêne parce que le côté éducatif, même si on lutte pour le maintenir, du coup, on a moins de temps pour le mettre en place. On se rapproche de plus en plus je dirais de ce qu’on appelle le SPIP (Service pénitentiaire d'insertion et de probation), le pénitentiaire des adultes. Par exemple, le juge nous demande pas comment va le jeune ; il nous demande si le jeune respecte ses obligations. C’est pas pareil, parce qu’un jeune peut ne pas respecter ses obligations concrètement, mais on sent qu’il y a quand même cette volonté de le faire, mais qu’il y arrive pas. […] Je trouve qu’on leur laisse pas le temps d’avancer à leur rythme. Il faut qu’ils rentrent tout de suite dans la case. » (Gwenaëlle, éducatrice.)

C’est finalement toute la tension observée dans le métier même d’éducateur à la PJJ dont il est ici question. Le référentiel d’action éducative rencontre celui du champ pénal, il se déploie dans ce cadre pénal. Les professionnels de la PJJ sont pris en tenaille entre des injonctions parfois contradictoires pour certains, essentielles et complémentaires pour d’autres. Les postures observées rappellent finalement les évolutions du paradigme d’intervention à la PJJ, qui placent aujourd’hui le curseur sur la responsabilisation des jeunes et qui promeuvent un modèle d’« éducation sous contrainte » (Sallée, 2013 ; 2014), un modèle pédagogique particulier de « l’éducation dans le cadre pénal » (Youf, 2009). Il y aurait « une conception responsabilisante du travail éducatif, fondée sur la dimension structurante, pour la personnalité des jeunes délinquants, du rappel de leurs obligations pénales » (Chantraine, Sallée, 2013, p. 444). En effet, « l’infraction ne doit plus simplement être considérée comme le symptôme d’une causalité dont le mineur serait la victime, mais (…) elle est un acte d’un sujet qui est capable d’en répondre. Cependant, la responsabilité n’est pas totale. » (Youf, 2009, p. 21). Les postures et discours des éducateurs rencontrés dans le cadre de cette étude illustrent bien dans quelle mesure ce mode d’intervention est aujourd’hui largement privilégié dans les structures de la PJJ.

Dans ce contexte, les pratiques en matière de santé sont pensées, ajustées, en fonction de ce modèle pédagogique en vigueur. Et la combinaison des deux est parfois délicate, voire complexe. C’est le cas notamment lors de certaines interactions quotidiennes avec les jeunes : alors qu’ils n’interviennent pas spécifiquement sur l’infraction commise ou la mesure pénale, les éducateurs envoient des signaux pouvant être considérés comme contradictoires à leurs missions. Ainsi nous a été rapporté l’exemple de la gestion de la cigarette dans les structures d’hébergement. Les éducateurs se trouvent ici face à un dilemme qu’ils ne savent pas toujours appréhender, ou qu’ils abordent dans tous les cas d’une manière incomprise par leurs collègues du champ de la santé. Les jeunes ne sont pas autorisés à fumer dans l’enceinte des structures d’hébergement et leurs éducateurs fumeurs ne sont pas censés fumer devant eux. Cependant, certaines situations du quotidien les amènent à composer avec la règle, à autoriser certains écarts parce qu’ils deviennent des soutiens à l’action éducative. C’est ce que nous explique Céline, éducatrice référente santé, lorsqu’elle se souvient de certaines situations conflictuelles avec des jeunes, apaisées « grâce » ou par la proximité établie lors d’une cigarette fumée avec eux :

« Mais on se rendait compte aussi que souvent, dans le domaine de la santé, les professionnels de la santé se heurtent à ce qu’on a à mettre en place au quotidien et à la prise en charge au quotidien en hébergement par exemple. Je me souviens de la clope par exemple. Moi, à l’époque, je fumais. Il y a eu cette fameuse loi qui interdisait de fumer dans un lieu public, comme le foyer. Normalement, on devait pas fumer avec les gamins. D’une part, quand c’est leur lieu de vie 24/24, c’est bien beau cette loi à la con, mais ils ont besoin de souffler à un moment donné. Ce qu’on se rendait compte aussi, c’est dans des périodes très chaudes avec des situations très compliquées, eh ben t’as ce réflexe-là de dire au gamin, parce que tu sais qu’il est fumeur :

“Eh, on va se fumer une clope ?”, comme ça, ça va détendre l’atmosphère. C’était complètement hallucinant pour l’infirmier, ce que je comprends aussi. Mais nous, on n’avait pas l’impression de l’influencer dans la cigarette, puisque pour nous, il fumait déjà, et que ça lui permettait de baisser un peu la pression. […] C’était une clé qu’on avait trouvée avec lui de faire retomber la pression. Et là, la santé et le domaine éducatif peuvent se heurter. Ça, c’est clair. » (Céline, éducatrice, référente santé.)

Fumer une cigarette (alors que le règlement intérieur du foyer le proscrit) permet au jeune d’évacuer stress, angoisse, colère et de canaliser son énergie. L’éducateur l’accompagne même parfois, sortant du cadre officiel et instaurant une proximité utile et nécessaire au travail avec le jeune, au désamorçage de la situation et à la compréhension de ses réactions. Cette posture, clairement revendiquée par certains, laisse entrevoir toute la distance qui sépare alors les éducateurs des infirmiers et médecins qui tiennent pour leur part un discours sévère sur la consommation de tabac.

Le quotidien de la pratique des professionnels se trouve finalement pris en étau entre des injonctions institutionnelles qui complexifient les modes de prises en charge et des cultures professionnelles qui s’imbriquent et apprennent à composer avec elles.

Dans ce contexte, le triptyque action éducative, cadre pénal et action de santé se trouve au cœur d’un double mouvement dans les pratiques des professionnels, et caractérise l’appréhension des questions de santé par les professionnels de la PJJ. Le premier mouvement serait une aspiration à une « démédicalisation » de la santé globale, entendue comme tout ce qui a trait au bien-être de l’individu auquel les éducateurs contribuent mais dont ils sont rapidement évincés dès la prise en charge par un professionnel de santé. Il vient donc dans un mouvement distinct de la « médicalisation » de la société qui consiste à envisager des pratiques sociales à travers le prisme médical (Fassin, 1998). Il s’illustre par le fait que des professionnels non spécialistes parlent de santé avec les jeunes, même si, nous l’avons largement évoqué, ils refusent de l’exprimer de cette manière. Les plus enclins à traiter de la question sont une nouvelle génération d’éducateurs, ou plutôt d’éducatrices puisqu’il s’agit quasiment systématiquement des femmes rencontrées, désireuses de faire bouger les lignes des interventions et de l’institution. L’inscription de ces professionnels éducateurs et professeurs techniques dans le champ de la santé marque la prise en compte des questions de santé à travers un prisme qui n’est pas exclusivement médical ou curatif. C’est la dimension éducative qui devient avant tout la plus importante avec toute une démarche de prévention. Les professionnels ne traitent certes pas du problème de santé en lui-même ; mais ils l’abordent dans la discussion avec les jeunes, tentent d’en comprendre les ressorts et son impact dans leur quotidien, et impulsent une démarche qu’ils souhaitent à terme responsabilisante (accompagner dans les structures, orienter vers les spécialistes). Ils abordent alors la question des prises de risque éventuelles (dans ses consommations, sa vie sexuelle, etc.) sous l’angle de la prévention. Et la question de santé ne relève finalement plus uniquement du champ de la santé en ce qu’elle vient interférer avec le suivi et le travail éducatif. Ce mouvement de « démédicalisation » n’empêche en revanche pas le traitement purement médical du problème de santé, les professionnels de santé étant mobilisés en bout de chaîne pour le gérer en tant que spécialistes du domaine. Cette prise en charge médicale – que l’on peut qualifier de « remédicalisation » ou de « renforcement de la médicalisation » déjà présente dans l’institution PJJ (Vuattoux, 2011, pp. 148-149) – rassure d’ailleurs les éducateurs et professeurs techniques qui rappellent bien combien ils ne sont pas compétents pour traiter directement le

problème en lui-même. Il repose sur le partenariat établi entre les différents corps professionnels présents à la PJJ ainsi qu’avec les spécialistes extérieurs à l’institution (médecins généralistes, centres de santé, hôpitaux, centre de dépistage VIH/SIDA, planning familial, etc.). On peut constater à ce niveau un passage de relais entre le professionnel de la PJJ et le professionnel de santé qui se fait plus ou moins au détriment des deux, puisqu’il n’existe pas ou peu de moments communs d’analyse et de mise en perspective dans une dimension plus globale de l’individu, chacun étant contraint par le secret professionnel respectif.

Le second mouvement en œuvre serait une réintégration des problématiques spécifiques que sont le sommeil, l’alimentation ou encore la sexualité au champ de la santé et de la prévention, dans un objectif de remettre les jeunes « dans le droit chemin », pour leur permettre d’adopter des conduites « saines » ou « bonnes pour eux ». Cela passe notamment par l’identification ou du moins l’existence des référentes santé qui se trouvent chargées d’aborder ces questions et d’animer des ateliers en ce sens, ou encore par le devoir d’agir que défendent les professionnels de la PJJ. Ce second mouvement est particulièrement visible dans le champ de la sexualité, nous le développerons ultérieurement, où les professionnels ne cessent d’évoquer les pratiques à risque des jeunes dont ils ont la charge. Cette approche mobilise alors d’une part un discours normatif fortement structuré par le cadre pénal dans lequel s’inscrit l’intervention des professionnels. Elle renvoie d’autre part à toute une série de représentations sur ce qui constitue la sexualité des filles et des garçons pris en charge et de ce que devraient être en la matière les bonnes conduites des jeunes, c'est-à-dire socialement acceptées.