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Des éducateurs face à la question de la sexualité : le poids du rapport à la lo

De même que le cadre pénal est structurant dans la relation établie entre le jeune et le professionnel, il revient au galop lorsqu’il s’agit pour les professionnels de parler de sexualité des jeunes. Leurs représentations sur ce qu’est la sexualité des jeunes (régulièrement renvoyés à leur statut de « mineurs ») dont ils ont la charge sont largement influencées en la matière par le volet judiciaire. Bien que, parmi le panel de jeunes interrogés, aucun n’ait été condamné au moment de l’enquête pour des violences à caractère sexuel, c’est pourtant l’image d’une sexualité complexe, violente, avec des pratiques répréhensibles par la loi, à laquelle un certain nombre de professionnels rencontrés ont fait référence en premier à l’annonce de l’enquête, ou dans les premiers échanges avant les entretiens.

21 Cette norme se construit à travers des pratiques et des temporalités prescrites : « Il y a le bon moment et les bonnes conditions pour avoir son premier rapport sexuel, comme il y a le bon moment et les bonnes conditions pour avoir un enfant et, pour chacun de ces moments, il y a une ”bonne contraception” : préservatif [dans les débuts des rapports sexuels], préservatif et pilule, pilule [lorsque la relation se stabilise], stérilet

« À l’annonce du sujet de l’enquête, X professeur technique tient à préciser quelques éléments avant l’entretien. Il insiste sur la spécificité du public dont ils ont la charge qui serait plus violent, machiste et virile que la moyenne. Il dira même : “Ce sont des garçons qui n’ont pas un passé tout rose, ils sont pas très Bisounours, plutôt trash et violents.” » (Extrait du journal de terrain, unité éducative d’accueil de jour.)

Cette lecture de la sexualité des jeunes n’est pas sans lien avec la spécificité du public reçu. Car si dans le cadre de cette enquête nous n’avons fait des entretiens qu’avec des jeunes qui ne sont pas pris en charge par la PJJ pour des raisons liées à des violences sexuelles, il n’empêche que cela constitue une partie non négligeable des jeunes reçus :

« Dans votre enquête vous voyez les plus cool en quelque sorte, les autres, ils sont là pour des histoires vraiment violentes, des histoires où la sexualité c’est violent ! C’est quand même une grande partie d’entre eux où la sexualité c’est violent » (Jacques, conseiller technique santé.)

La sexualité de tous les jeunes PJJ est donc envisagée sous l'angle des violences, abus, et pratiques condamnables au pénal et contribue à dresser des normes et à influencer les représentations des professionnels. On comprend ainsi pourquoi le cadre pénal devient « rassurant » pour aborder la question de la sexualité puisqu’elle est ici traitée d’un point de vue légaliste :

« Moi, dernièrement, j’ai fait une mesure d’investigation pour un gamin qui va être jugé pour une affaire de viol de trois gamines du temps où lui était en IME (Institut médico-éducatif). […] Il était question de fellation, de choses comme ça. Pour faire prendre conscience au jeune en question, qu’avec une fellation aussi, il y avait un acte de pénétration, et que c’était pour ça ce qui lui était reproché. Donc là, on est allés assez loin, mais à cause du cadre pénal. […] Moi, je ne suis pas dans du voyeurisme ; je ne suis pas dans une curiosité. Là, ça avait du sens. » (Céline, éducatrice.)

C’est tout un travail sur l’infraction, le rapport à soi, au corps, aux rôles masculins et féminins, au respect de l’autre, à l’interdit, aux fantasmes, que les professionnels pensent qu’il faudrait mettre en place. Pour aborder tous ces éléments, au sein même de leur pratique éducative, ils tendent à enfermer les discussions autour de la sexualité dans une lecture légaliste en faisant référence à ce que l’on a le droit de faire ou non. Pour les éducateurs, il semblerait que les jeunes ne soient pas en mesure de « distinguer le bien du mal » notamment sur le volet sexualité. Ils le disent clairement, « c’est compliqué » avec ces jeunes auteurs d’infractions sexuelles pour faire évoluer leurs représentations de la sexualité et la prise de conscience de leur responsabilité dans l’acte commis :

« Moi, les jeunes auteurs d’infractions à caractère sexuel, je les vois en individuel. On ne peut pas se permettre de faire du collectif avant même d’avoir fait un bilan, parce que leur profil est quand même souvent différent. En plus, souvent, ils ont été victimes. On sait bien que c’est compliqué de prendre en charge les auteurs d’infractions à caractère sexuel. Ce n’est pas du tout la même prise en charge. On est plutôt sur un bilan, et après, une orientation par des professionnels. Quand on fait du collectif, il peut y avoir des auteurs d’infractions à caractère sexuel, mais ce ne sont quand même pas les mêmes prises en charge, ce ne sont pas les mêmes comportements, ce ne sont pas les mêmes questions. Souvent, un auteur de violence sexuelle, à partir du moment où c’est judiciarisé, en général, il va ne plus vouloir parler de sa sexualité et de sexualité, il va s’interdire toute relation à l’autre. Du coup, c’est beaucoup plus compliqué. Donc les prises en charge sont complètement différentes. » (Lara, infirmière conseillère technique.)

Dans ce cas, encore plus que dans d’autres, l’éducateur n’est pas seul et l’on voit l’intérêt et l’apport de la connaissance du maillage associatif territorial pour agir en complémentarité des éducateurs. Lorsque la violence sexuelle constitue la raison majeure de la prise en charge, cela légitime l’intervention de professionnels de type conseiller(ère) de centre de planification ou de lutte contre les violences faites aux femmes, ou encore de psychologues, avec toutes les appréhensions des uns et des autres sur la faisabilité et l’accueil que les jeunes pourront leur faire. Ces ateliers, temps d’échange et d’écoute, ces accueils spécifiques, sont autant de manière de répondre sur le versant éducatif de la prise en charge de la mesure. Par contre, lorsque la raison du placement PJJ se situe sur un autre volet, il peut être bien plus complexe d’y faire adhérer les jeunes et de motiver les éducateurs qui ont alors d’autres priorités éducatives.

À la manière de considérer la violence de la sexualité des jeunes dont ils ont la charge, s’ajoute également la question des violences subies, notamment des violences sexuelles. Cela s’inscrit dans une idéologie plus globale de la PJJ selon laquelle les jeunes « délinquants » seraient d’abord et avant tout des « victimes » de leur entourage, du contexte dans lequel ils ont grandi. Une large partie des professionnels rencontrés n'est pas sans ignorer l'éventualité d'actes de violences sexuelles subis par les jeunes PJJ, que cela soit inscrit ou non dans leur dossier (les violences sexuelles subies concernent 6 % des garçons et 41 % des filles de l’enquête de 2004 de Marie Choquet et Christine Hassler) :

« Malheureusement, des fois, cette sphère de la sexualité, elle passe par le biais du traumatisme, d’agressions sexuelles. […] Donc c’est pas une bonne porte d‘entrée pour eux, mais c’est des fois la réalité. Donc moi, j’interviens dans le sens où j’essaye de faire le point sur ce qui se passe dans la sphère familiale, et autant que faire se peut, de les faire sortir de ce champ qui est complètement pathogène de l’agression sexuelle pour les amener vers une sexualité où la sexualité, c’est épanouissant, c’est quelque chose de beau, de pas sale. » (Céline, éducatrice.)

L’annonce des violences sexuelles subies est autant redoutée qu’espérée par les éducateurs : redoutée car ils ne se considèrent pas tous comme suffisamment armés pour gérer l'aveu/la confidence d'un acte subi pendant l’enfance ou l’adolescence, espérée car cela serait une marque de confiance de la part du jeune dont ils ont la charge et participerait positivement à leur estime professionnelle et à la légitimation de leur compétences professionnelles. À cela s’ajoute le poids du contexte des circonstances de l’aveu/confidence et des conditions demandées par le jeune pour s’assurer de l’absence d’éventuelles conséquences de ses propos, comme on peut le voir dans les propos de Sophie :

« Ils avaient des propos extrêmement homophobes. Et du coup, j’avais repris avec ce gamin, quand je l’avais eu tout seul. Je lui ai dit : “Mais tu te rends compte les propos que tu as ?”Je reprends pas ça en groupe ; ça sert à rien. Il s’est énervé un peu, puis il m’a dit qu’il avait été violé et que pour lui, de toute façon, c’était sale. […] Ce gamin-là, j’ai pas eu le temps de lui dire : “Si tu me dis quelque chose, tu sais que je peux pas le garder pour moi.” Et en fait, avant que je le dise, il m’a dit : “De toute façon, si tu le répètes, tu me verras plus jamais à l’atelier.” Du coup, j’étais bien ennuyée avec ça… Ce que j’ai fait, c’est que j’ai attendu qu’il soit parti de l’atelier. On était en fin de parcours, donc j’ai attendu qu’il soit parti pour le signaler à son éducatrice. Après, j’ai repris avec lui : “Est-ce que t’as porté plainte ? Est-ce que ta famille te croit ?”[...] On a discuté pas mal. » (Sophie, professeure technique.)

Le poids du passé des jeunes PJJ n’est pas sans conséquence sur les manières d’aborder la sexualité et/ou de mettre en place des ateliers ou groupes de parole thématiques. Ainsi, on voit que pour les éducateurs les moins à l’aise mais qui pourtant estiment qu’il faut l’aborder, il y a une certaine tendance à enfermer la sexualité dans une perspective légale, judiciaire, mais également sanitaire (risque, soin, hygiène) et technique (protection). Leur rôle s’entend alors comme des prescripteurs de pratiques pour rappeler le cadre social et légal dans lequel peut se dérouler la sexualité avec les enjeux autour du consentement et des violences, mais également à travers un discours prophylactique, prescripteur de normes de protection et de contraception, susceptible de freiner les jeunes dans leur capacité à exprimer ensuite leurs écarts aux normes véhiculées par l’institution PJJ. Cette manière d’aborder la sexualité à travers le cadre légal et pénal contribue à rassurer le professionnel en garantissant un certain détachement quant au sujet évoqué, grâce au prétexte juridique qui permet d’en parler de manière plus « formelle ».