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Le genre comme compétence professionnelle

Si l’organisation administrative de la PJJ et ses évolutions récentes prévoient la remobilisation des professionnels sur le champ de la santé, ils ne sont qu’une minorité à s’inscrire dans une démarche active dans ce sens. Qui sont- ils ? Ou plutôt qui sont-ELLES ?... Ce sont en effet quasi uniquement les femmes qui s’emparent des problématiques de santé.

Au sein des équipes d’éducateurs rencontrées, aucun homme n’avait endossé le rôle de référent santé. Plutôt que de parler de référent santé, il faut donc parler de reférentEs santé17. La prise en charge de cette mission repose sur

le volontariat, même s’il est bien souvent suggéré ou incité par le responsable d’unité au regard – officiellement – de l’implication dans l’équipe et/ou du parcours professionnel et personnel antérieur. Parce qu’elles ont toujours eu un intérêt pour les questions de santé, ont eu à gérer des situations individuelles complexes ou ont mis en place des ateliers dans d’autres structures, le discours institutionnel fait écho à leur conviction que la santé est une dimension cruciale dans la prise en charge. Le choix de confier la thématique de la santé aux femmes n’est-il pas aussi le fait de représentations genrées des rôles assignés au sein des équipes ? Les femmes seraient « naturellement tournées » vers la gestion de ces questions, de par leur nature « maternante ». En matière de sexualité, elles seraient également plus portées à parler « des sentiments » alors que leurs collègues masculins seraient naturellement moins à l’aise, plutôt là pour évoquer « le côté technique » de la sexualité. L’identité sexuée fonctionne ici comme une plus-value professionnelle :

« Je leur explique déjà que je leur parle pas en tant que femme, mais que je suis vraiment là en tant qu’éducatrice et qu’on peut parler. Et après, au bout d’un moment, ils finissent par parler, même certains ont déjà des maladies et ils en parlent, et je leur donne les pistes où ils peuvent aller et je leur demande : “Est-ce que tu veux que je t’accompagne ?” S’ils disent oui, je le fais. Sinon, c’est les parents qui accompagnent ou ils vont seuls avec un copain souvent. Les garçons ont plus de mal à ce que je les accompagne. C’est plus compliqué. » (Gwenaëlle, éducatrice.)

Les professionnelles PJJ adhèrent à cette idée que leur identité sexuée constitue une plus-value professionnelle : c’est bien parce qu’elles sont femmes qu’elles sont mieux à même de comprendre les histoires relationnelles, affectives, sentimentales, sexuelles, des filles et des garçons, et donc de les aider/accompagner au mieux. À ce titre, elles se considèrent souvent comme plus compétentes que leurs homologues masculins, ce à quoi adhèrent également ces derniers. Par contre, on constatera qu’à aucun moment dans l’enquête l’identité sexuée des éducateurs n’est présentée comme une variable déterminante de la prise en charge tandis qu’elle l’est pour la prise en charge des questions de santé et encore plus pour les questions de sexualité.

Le sexe devient une compétence professionnelle pour pouvoir parler de santé, et par extension de sexualité, avec les jeunes. À travers les entretiens, les éducatrices font preuve d’une incorporation des stéréotypes de genre, où l’écoute et l’empathie s’opposeraient à la virilité et l’action (Cardi, 2007, 2009, 2014). Cette représentation sociale de rôles professionnels attribués aux femmes et aux hommes non pas en raison de leurs compétences mais de leur sexe est légitimée par les propos de ces éducatrices. Cette compétence est d’autant plus genrée que les équipes

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d’éducateurs sont à dominante féminine18, et la mobilisation de l’identité sexuelle comme compétence

professionnelle est une manière de construire a posteriori la légitimité à avoir massivement investi cette spécialité (Guyard, 2009). Le fait d’être une femme présenterait aussi l’avantage de retirer toute ambiguïté sexuelle liée à la relation même éducateur/jeune, que la présence d’un homme introduit malgré eux. On constate en effet que les femmes ont tendance à capter ces activités compassionnelles de care et à en limiter l’accès aux hommes, « les arguments ne manqu[a]nt pas pour justifier cette distinction sexuée, allant d’une incapacité “naturelle” des hommes à être doux, prévenants… à une véritable méfiance à leur égard » (Fortino, 2009, p. 31). On voit ainsi que la mixité des équipes de professionnels n’est pas synonyme de mixité au travail, « la coexistence entre les sexes que suppose la mixité n’égalise nullement les situations professionnelles des hommes et des femmes » (Fortino, 2009, p. 29). Autrement dit, « on peut avoir le même métier sans faire le même métier » (Guionnet, Neveu, 2004, p. 147). Dans les équipes éducatives PJJ, femmes et hommes mettent ainsi en place toute une série d’accommodements de genre qui peu à peu prendront la forme d’une spécialisation sexuée (Fortino, 2009). Ainsi, les éducateurs se déchargent volontiers sur leurs collègues féminines des activités d’écoute, de soutien, d’attention au corps… et à l’inverse, les femmes déchargeront pour partie les activités physiques, conflictuelles sur leurs collègues masculins. « L’avancée en mixité dans les métiers où l’usage de la force, de la violence ou de la contrainte est pensé comme quotidien ou comme faisant partie intégrante du métier est plus lente et pose problème aux équipes en place » ; cela induit une gestion « pratique » de la mixité (Fortino, 2009, p. 30). Dans les situations observées, la présence majoritaire de femmes en milieu ouvert s’explique, selon les professionnels, par deux facteurs principaux : d’une part contrairement aux structures d’hébergement ou au milieu pénitentiaire, le milieu ouvert est moins confronté à la gestion quotidienne de la violence, compétence socialement associée à la virilité et donc aux hommes. Les éducatrices y révèlent une réelle appétence pour la relation socio-éducative qui serait plus apaisée et avec des jeunes moins hostiles. Comme dans les enquêtes sur la police (Pruvost, 2007) ou sur les prisons (Benguigui, Guilbaud, Malochet, 2011), c’est ici la faiblesse physique supposée des femmes qui est alors avancée pour justifier leur mise à l’écart (ou du moins leur différence avec les hommes). On attend des femmes qu’elles mobilisent d’autres types de compétences, des compétences plus féminines comme : la capacité d’écoute, l’empathie, la douceur, etc.

D’autre part, le milieu ouvert permet une plus grande conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale, ce qui n’est avancé que par des femmes, dans le cadre de cette enquête, comme un atout pour ne plus laisser le travail, tel qu’expérimenté au cours des premières années de leur carrière (avec les horaires décalés notamment), influer sur leur vie personnelle :

« Avant, en foyer par exemple, on devait aussi s’occuper des jeunes la nuit. C’était épuisant, compliqué avec notre propre vie et tout. Mais en même temps on voyait les gamins dans toute leur vie. Maintenant il y a des gens qui sont là pour les nuits, du coup on ne sait pas trop ce qu’il s’y passe. Aujourd’hui, je trouve ça dommage de ne plus faire de nuits, et en même temps je suis bien contente de pouvoir rentrer chez moi… même si je reste joignable parfois. » (Anne-Marie, éducatrice.)

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Nous avons éprouvé des difficultés pour rencontrer des éducateurs masculins acceptant de participer à une enquête portant sur la santé et la sexualité des jeunes dont ils ont la charge, avec deux chercheuses de surcroît.

Les récits des professionnels hommes et femmes soulignent combien on attend des femmes qu’elles se comportent en « femme » selon les critères traditionnels de la féminité et de la masculinité : aux femmes l’écoute, la compassion, le dévouement… et aux hommes la force, la virilité, le courage, la technique et surtout l’absence d’émotions. Or, dans la représentation d’une mission professionnelle sur la santé, le travail des émotions prime et l’appréhension de la gestion du corps et de la dimension psychique est redoutée par nombre d’éducateurs hommes. Au-delà du sexe, l’âge et plus encore la vision moderne d’exercer le métier d’éducateur semblent être des variables importantes qui déterminent l’intérêt pour traiter des questions de santé. Ce sont généralement des éducatrices d’une nouvelle génération qui s’emparent de la thématique et remplissent les fonctions de référente santé :

« Il y a une partie de générationnel : les plus jeunes s’approprient plus facilement cette démarche. Il y a une ouverture d’esprit ; ils ne sont pas formatés par la PJJ comme elle existait il y a quelques années. » (Florent, infirmier conseiller technique santé.)

Les propos de ce conseiller technique vont bien en ce sens : les derniers arrivés à la PJJ (qui ne sont pas toujours les plus jeunes en âge) paraissent plus souples, « moins formatés ». C’est cette nouvelle génération de professionnels qui fait donc bouger les lignes, évoluer les pratiques malgré les résistances de leurs collègues. Aux difficultés des relations entre les sexes et les âges (jeunes/vieux) s’ajoutent donc les tensions entre anciens/nouveaux éducateurs PJJ. Dans ce contexte, on comprend que la répartition genrée des missions des professionnels en matière de santé n’est pas sans conséquence sur la manière dont ces derniers vont anticiper la relation avec les jeunes :

« Les garçons, avec les éducatrices, sont pas super à l’aise sur ce sujet-là. C’est le côté basique : je te file des capotes parce que tu me fais comprendre que t’as une sexualité active. Je laisse la porte ouverte aussi. » (Céline, éducatrice.)

« Mais certains jeunes n’arrivent pas à en parler parce que je suis une femme. Il y a beaucoup de jeunes, surtout de culture musulmane, pour qui c’est compliqué. Quand je vois que ça bloque, je ne vais pas l’aborder d’entrée. On va instaurer autre chose, et après, je reviens quand même dessus en leur disant que je suis pas une femme, que je suis leur éducateur et qu’il faut qu’on en parle. Après, je suis pas intrusive non plus quand je vois que ça bloque parce que le but, c’est pas de les gêner du tout. » (Gwenaëlle, éducatrice.)

Ce n’est pas non plus sans conséquence sur la manière dont les jeunes vont percevoir les compétences spécifiques supposées en raison de l’appartenance à un sexe. Ainsi, on retrouve dans leurs propos une forte tendance à citer davantage des éducatrices comme professionnels à qui ils pourraient parler de leur santé et plus spécifiquement de leur vie affective et sexuelle :

« Je sais pas parce qu’au CER, genre c’était qu’avec des gars [éducateurs], et il y avait qu’une meuf, c’était une éducatrice. Et on parlait de ça avec elle, mais c’était confidentiel, genre comme là.

– Et elle, tu pouvais lui raconter tes trucs et tout ça ?

– Ouais. Plus avec la psychologue. Je l’aimais bien elle. Elle était gentille wallah. – Tu trouves que c’est plus facile de parler avec une fille qu’avec un garçon de ces choses-là ? – Ouais. Je sais pas pourquoi. » (Jessy, 16 ans.)

À défaut, lorsqu’ils n’envisagent pas de parler à leur éducatrice – comme Steeven – c’est davantage en raison du métier que du sexe. Dans l’extrait d’entretien qui suit, on voit en effet assez bien comment Steeven cherche à

« Et ça sera plus facile d’en parler à ton médecin qu’à ton éducatrice ? – Oui. Mon éducatrice, ça serait un peu gênant.

– Parce que c’est une fille ?

– Oui, déjà pour commencer. Et parce que c’est une éducatrice surtout. Une fille éducatrice. […] Je trouve ça un peu gênant. Je le ferais mais… […] Je sais pas. Ça me gênerait un peu. En parler à une femme, ça me dérange pas. Par exemple, je peux en parler à ma mère, je peux en parler à des potes, mais là, ça me gênerait un petit peu. […] Non, c’est qu’il y a des parties dans ma vie qu’elle est pas obligée de savoir. Après, si vraiment j’avais besoin d’en parler, je lui en parlerais. Mais j’ai jamais eu besoin d‘en parler avec qui que ce soit. » (Steeven, 17 ans.)