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Être un éducateur exemplaire : loyauté vis-à-vis de l’institution

Être éducateur, c’est certes accompagner en établissant une relation de confiance avec le jeune, mais c’est également savoir rester dans son rôle de professionnel de la justice mobilisé pour suivre l’exécution d’une mesure judiciaire. Prendre de la distance pour ne pas trop s’impliquer émotionnellement ne doit pas pour autant laisser place à une relation purement formelle, institutionnelle, dénuée d’une part plus subjective construite en fonction des situations individuelles. C’est bien ce qui est défendu par les professionnels qui font du travail relationnel une des clés de voûte de leur travail et qui participe fortement à leur motivation initiale. La gestion des désaccords dans les équipes participe également de ce travail de neutralité émotionnelle. Pour les professionnels, il s’agit de faire « corps » (professionnel) à tout prix, et à ce titre ils se retrouvent à réduire au silence leurs remarques et désapprobation de certaines pratiques. Si des professionnels PJJ ont raconté constater des attitudes ou pratiques de collègues avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, ce n’est pas pour autant qu’ils iront les dire, en faire part, les discuter en équipe, bien au contraire. Le silence contribue à préserver l’image de la PJJ régulièrement écornée et protège l’éducateur d’un envahissement émotionnel en le maintenant dans une certaine neutralité. Ces postures contribuent pourtant à mettre en difficulté la cohésion d’équipe.

On parle de ces pratiques qui dérangent, interpellent entre soi, entre collègues qui partagent la même conception de la prise en charge et de la posture professionnelle, en « off », mais on ne pose jamais véritablement la question en équipe, ou alors de manière détournée. La tolérance à l’égard du cannabis ou encore d’excès d’alcool font partie des exemples les plus régulièrement discutés, cités par les professionnels rencontrés mais illustrent bien les difficultés avec lesquels ils doivent composer :

« Moi, le constat que je fais, c’est qu’il y a une question de génération aussi. X qui est pas bien plus vieille que moi […], et qui a plus d’une vingtaine d’années de travail, je lui dis : “Arrête de parler comme une vieille conne ! Ça va ! C’est pas parce que ça se faisait pas avant ou de cette manière-là que ça ne peut pas !”. Je crois qu’il y a une question de génération, d’approche. Il y a tout ça. On parlait du cannabis, de l’alcool. Moi, ce que je peux remarquer des personnes qui ont dépassé la quarantaine, c’est que le cannabis, c’est diabolisé. Par contre, l’alcool, il y a un côté très culturel quand même en France. On a un peu plus, je ne sais pas si c’est de compréhension, mais en tout cas, ce n’est pas pris de la même manière. Donc moi, j’essaye de remettre les choses un peu dans leur contexte, à leur niveau, de dire aussi qu’à un certain moment, quelqu’un qui picole, ça n’a pas tout à fait les mêmes conséquences que quelqu’un qui fume du cannabis. Il y a tout ça. Et je me dis que ça passe par l’information : c’est dédiaboliser certaines choses ; c’est en comprendre mieux d’autres. Moi, au niveau de l’alcool, je suis très ferme. Et donc je me dis que de ma place à moi, j’ai besoin aussi d’avoir davantage de clés certainement sur comment aborder cette question avec plus de compréhension. Et cette question de l’alcool, c’est souvent en lien avec des violences intrafamiliales, ça chapeaute tellement de trucs que je me dis que je vais m’y retrouver de toute façon au niveau de la santé. » (Céline, éducatrice, référente santé.)

La norme de neutralité émotionnelle au sein de la PJJ tend à laisser entendre que rien de très banal ne s’y déroule : les jeunes ayant eu affaire à la justice s’y retrouvent pour un temps donné. Ce silence s’enracine dans la culture professionnelle. En effet si les médecins ont le serment d’Hippocrate, les éducateurs ont un code de déontologie et un devoir de secret professionnel (excepté si le jeune raconte un délit, un crime, une violence subie pénalement condamnable, ou encore une consommation interdite pour laquelle il est pénalement jugé…). La socialisation professionnelle des émotions va en ce sens : il s’agit pour les éducateurs d’observer une attitude de neutralité

émotionnelle, de ne pas se laisser déborder par une situation, un cas particulier (ce qui n’est pas évident lorsque la médiatisation des faits a été importante par exemple). Il s’agit alors de maîtriser leurs réactions, de manière à ne pas inquiéter le jeune, ne pas exacerber ses inquiétudes ou en générer de nouvelles. Certains jeunes profitent d’ailleurs de leurs « exploits » pour impressionner et tester les éducateurs sur leur capacité à rester neutres, professionnels et impassibles. C’est le cas de Mathieu qui se retrouve condamné pour agression physique et violente : il considère avoir un « palmarès » après deux périodes de cavale et une fugue du CEF ; il a été plusieurs fois convoqué pour violences à l’encontre d’autres jeunes de la PJJ :

« C’est que moi, au fond de mon périple, quand j’ai tiré sur quelqu’un, ça s’est passé le 14 juin. Vous pouvez regarder [la Presse] y en a partout des articles. Puis moi je pensais passer entre les mailles du filet. […] Ben ça, ça impressionne les éducs, ils te regardent pas pareil ! » (Mathieu, 15 ans.)

Ce travail de « bonne distance », aussi complexe qu’il soit à doser, est rendu possible par la tenue d’un dossier individuel concernant chaque jeune et qui, dans sa composition très formelle, est un moyen de construire la personne en tant que « jeune délinquant ». La rédaction du dossier, la mise à l’écrit des événements, des entretiens, est présentée comme assez cadrée par les éducateurs rencontrés et ne laisse que peu de place à la vie intime du jeune, son histoire, son environnement. Elle ne laisse également aucune place au ressenti de l’éducateur remplissant le dossier. Seuls les détails qui sont susceptibles d’être en lien avec la peine pour laquelle le jeune concerné a été condamné peuvent faire partie du dossier. La mise à l’écrit participe de cette mise à distance pour un grand nombre d’éducateurs rencontrés, par ailleurs pas forcément très à l’aise avec l’ordinateur ou la rédaction. Les bouleversements administratifs au sein des structures révèlent de véritables lacunes quant à ce passage à l’écrit : les rapports autrefois manuscrits et ensuite saisis à l’ordinateur par les secrétaires sont aujourd’hui directement saisis par les éducateurs pas toujours familiers de l’outil informatique, quel que soit leur âge. Si elle est bénéfique pour la prise de recul vis-à-vis des situations individuelles, la mise à l’écrit est en revanche vécue comme une « perte de temps » par les éducateurs qui ont l’impression que leurs missions initiales, notamment pour le temps d’accueil et d’échange avec les jeunes, s’en trouvent réduites.

Les entretiens réalisés auprès des professionnels montrent qu’écrire, mais aussi parler de ces jeunes en équipe ou en audience, ne laisse que très peu (voire pas) de place à la dimension affective et aux émotions. Dans les transmissions au parquet (ou à la prochaine unité lorsqu’il y a un transfert), les éducateurs écrivent ce qui est important à leurs yeux, ce qui a été fait, ce qui s’est passé et ce qui peut servir aux collègues qui vont prendre le relais, ce qui pourrait répondre aux interrogations du juge14. Les éducateurs n’y rédigent pourtant pas une grande

partie de leur travail qui participe de l’échange et du contact avec le jeune, ni ce qu’ils ressentent, ou très rarement leurs jugements personnels. Si la vision de l’éducateur est importante pour la prise en charge et le suivi de la peine, il n’empêche que la manière de restituer cela à l’écrit pose question et n’est en rien évident pour les professionnels rencontrés. Cela reste dans les discussions orales informelles, ou peut émerger en réunion d’équipe – toujours à l’oral. Par le travail d’écriture s’opère donc une prise de distance entre l’éducateur et la situation du jeune ; le choix des mots, le langage écrit participent de la gestion des émotions.

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