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Du côté des filles : féminité, manipulation et soumission

« L’entrée dans l’adolescence, qui est aussi nécessairement entrée dans la vie amoureuse, rend concrète, dans les esprits comme dans les corps, l’imposition d’une certaine représentation de la sexualité et de ce que filles et garçons doivent être et faire pour être socialement intelligibles » (Clair, 2008, p. 273). Même si les filles sont très minoritaires dans les entretiens que nous avons pu réaliser, il n’empêche qu’elles sont extrêmement présentes dans les discours des jeunes comme dans ceux des professionnels de la PJJ. Dans les propos des uns et des autres, force est de constater que la différence des sexes prend tout son sens dans une définition hiérarchique, avec des garçons acteurs et des filles qui subissent. Cette situation est considérée comme « normale » par la plupart des garçons et des filles que nous avons rencontrés. La violence, quasiment toujours exercée par les garçons et subie par les filles, fait partie de l’histoire des jeunes rencontrés et de la manière dont les éducateurs perçoivent la vie personnelle des jeunes dont ils ont la charge, ce qui contribue, dans une certaine mesure, à la légitimer en la banalisant. Si elle n’est pas considérée comme « normale » par les éducateurs, elle est néanmoins vue comme un fait immuable, spécifique à la jeunesse en situation de vulnérabilité sociale et économique, et encore plus aux jeunes ayant un parcours ASE/PJJ. Les propos de Mélina permettent de saisir les représentations qu’elle a des filles et des garçons et qui reprennent tous les stéréotypes que l’on retrouve dans l’ensemble de la société : les filles seraient bavardes, prises de tête, se chamailleraient, seraient peu franches (mesquines), ou encore particulièrement friandes de ragots (« maquerelles »), les garçons ne partageant en rien ces éléments avec les filles :

« Moi, j’aime bien les gars. Ils sont plus cool que les filles. […] Les filles, c’est compliqué… Elles se prennent trop la tête pour rien. Elles sont pas assez franches. Pas toutes, mais… Même quand je les regarde comme ça, je sais pas… les filles de mon âge, elles me saoulent. Elles ont trop de manières, tout ça. Je sais pas… [n’arrive pas à trouver ses mots] elles ont trop de manières. Je sais pas… Comment elles se comportent et tout… J’aime pas… Je les aime pas. […] C’est cool, c’est mon poto [ami] Je sais pas… c’est mon gars, c’est mon poto [on sent l’affection dans la voix]. Comment dire… comme un gars est un gars en fait. » (Mélina, 16 ans.)

On perçoit dans les propos de Mélina une certaine valorisation de pouvoir fréquenter les garçons sans être une « pute ». Il semblerait donc que faire partie du groupe de garçons soit davantage valorisé que faire partie du groupe de filles, cela permettant de maintenir à distance les rumeurs et réputations qu’elles sont nombreuses à redouter. Soulignons malgré tout que l’inverse n’étant pas vrai, il n’est pas valorisé pour un garçon de faire partie du groupe de filles (car cela laisserait supposer une homosexualité pourtant interdite), par contre, pouvoir y avoir ses entrées et y avoir une place sans en faire partie est valorisé en termes de virilité (à travers l’image du dragueur, du playboy) et contribue à parfaire la masculinité de ces garçons. C’est dans cette perspective que l’on doit comprendre les représentations et le poids qui pèsent sur la sexualité des filles.

Comme nous l’avons dit, les filles étant du côté des sentiments, en complémentarité avec les garçons qui seraient du côté du corps, elles doivent avoir une sexualité réservée. À partir de son expérience et des histoires de ses amis, Ryan a insisté dans l’entretien sur ce que garçons et filles pouvaient attendre d’une relation. Ces attentes sont

construites comme spécifiques en raison de leur sexe, et contribuent à façonner les attendus de la sexualité de chacun·e :

« Pour les filles, ouais, le début, c’est ça qu’elles recherchent chez la personne. Ils cherchent pas à avoir des cadeaux ou ceci-cela. Je suis tombé sur plein de genres de meufs qui étaient comme ça et qui disaient : “Moi ce que j’attends de toi, c’est patati, patata”. Patati, patata, ça veut dire : “Sois fidèle. Sois sentimental. Sois réglo quand tu me dis quelque chose” Tu vois ce que je veux dire ? Ce que je veux dire par là, c’est qu’en fait, la fille, elle recherche ça, mais le mec, lui, il cherche pas ça. […] Déjà, pour moi, le mec il veut peut-être [pas] se caser. Lui, il cherche plus au début à coucher avec la meuf, direct. Lui, il cherche pas à comprendre, je me pose avec la fille, je me mets ienb (bien). Après, je couche avec la personne et après, je vois ce qu’on fait. Moi, pour moi, je pense que c’est ça, mais pas pour toutes les personnes. » (Ryan, 16 ans.)

« La normalité (c'est-à-dire l’obligation sociale) des filles est d’avoir une sexualité nécessairement réservée. Il en va de même de la société tout entière. C’est sur les épaules des filles/femmes que sa responsabilité repose. Responsabilité qui reflète l’asymétrie fondamentale des rapports sociaux de sexe et qui fonde la moralisation de la sexualité féminine » (Clair, 2008, p. 33). Les travaux de Christelle Hamel et ceux d’Isabelle Clair ont mis en évidence l’existence d’une distinction entre les filles – et ce, par les garçons et les filles, et parfois soutenue tacitement (ou explicitement) par les adultes de leur entourage. Le critère de la virginité est ici essentiel car il permettrait de distinguer les « filles sérieuses » d’un côté, celles « qui se respectent », voire qui se préservent pour « le bon », c'est- à-dire leur mari, et les autres filles, les « putes » ou « salopes » « qui vont à droite à gauche », qui revendiquent le droit d’avoir une sexualité active, qui « font le premier pas » et draguent, ou encore dont les vêtements suffisent parfois pour justifier qu’elles soient « rangées » dans cette catégorie. Les jeunes rencontrés « partagent l’idée, d’ailleurs assez largement répandue dans tous les milieux sociaux, d’une “masculinité” définie par un rapport de sujétion des femmes vis-à-vis des hommes. Alors, celles qui échappent à ce rapport de sujétion en ayant une sexualité libre sont sanctionnées par l’étiquette de “salope” » (Hamel, 2002) :

« C’est des filles qui se respectent de elles-mêmes et qui font pas de trucs bizarres. C’est pour ça que j’en traîne avec pas beaucoup, mais ceux avec qui je suis, sérieusement, je leur tire mon chapeau wallah. […] Elles sont trop… pas parfaites, mais genre trop propres. Elles font pas de trucs chelous, elles font rien du tout. Elles fument pas, elles boivent pas, elles sortent pas avec des garçons, elles sortent pas le soir, elles font pas ceci cela, et ça, j’aime bien. Elles ont du caractère. […] Ouais, il y a les autres comme ceux par exemple quand je vais dehors. Je les vois, elles sont en petites jupes. On dirait elles veulent un truc. Je sais pas… Y a des filles, elles fument, elles boit de l’alcool, elles sont défoncées. Je sais même pas elles font quoi là ; on dirait elles ont pas de parents. Elles invitent des gars chez eux normal, elles se font voler, elles pleurent pour des garçons… Elles sortent, au bout de deux semaines, elles changent de mecs… Non, c’est pas ça, j’aime pas ça moi. […] Beh ouais y a des garçons qui sortent avec elles, sauf qu’elles, elles croivent un truc qui n’est pas réel. Elles croivent l‘amour fou alors que non, c’est faux. Et on aura beau leur dire, elles vont écouter que eux-mêmes. Genre une fille, au bout de deux semaines, elle peut dire sur Facebook : “Lui, c’est ma vie”, et qu’une semaine après, on voit ça a changé. Moi, je les qualifierais comme des putes ces meufs-là [ton agressif sur le mot “putes”]. Je dis la vérité. » (Jessy, 16 ans.)

Les propos de Jessy comme ceux d’autres garçons rencontrés dans le cadre de cette enquête peuvent paraître stéréotypés, ils sont pourtant une manière que l’on peut concéder assez violente, sinon du moins radicale, d’exprimer ce que la société plus largement valorise comme comportements acceptables pour les filles/femmes. En effet, au cinéma, dans les séries télévisées, dans les chansons, une fille qui accumule un nombre de partenaires

jugé trop important, est considérée comme une « fille facile », qui avec les mots de Jessy devient une « pute ». Si ce sont les garçons les principaux bénéficiaires de ces représentations, il convient de souligner que les filles rencontrées, notamment Mélina, y adhèrent dans une certaine mesure, ceci lui permettant de bien se distinguer de ces filles. Comme le montrait Isabelle Clair, il n’y a pas de solidarité féminine en la matière, il s’agit avant tout de préserver son image et sa réputation dans un environnement où la reproduction de la hiérarchisation des sexes est particulièrement visible (dans d’autres milieux sociaux, elle s’exerce de manière moins perceptible et paraît bien plus complexe à analyser). Il s’agit également, comme dans l’exemple de Mélina, de se distinguer en soulignant faire partie de celles qui ne subissent pas, qui ne se laissent pas manipuler, qui « ne se font pas avoir, contrairement à

d’autres » :

« Mais je ne suis pas le genre de fille… Je me respecte en fait. […] Beh je ne fais pas n’importe quoi avec n’importe qui ou même n’importe quoi tout court. Je sais comment les gars ils sont. […] Qu’ils nous prennent par intérêt pour obtenir quelque chose par la suite. Je traîne avec suffisamment de gars, je sais comment ils sont maintenant. […] Et j’ai le temps de me poser et tout ça, et j’ai le temps d’avoir une relation. J’ai que 16 ans. […] Non, mais avec moi, même si je suis une fille, ils s’en foutent. Ils vont dire : “Qu’est-ce qu’elle est bonne. Je vais la baiser”, des trucs comme ça. T’es troublée tu vois. (…) Je dis rien parce que la plupart des filles dont ils parlent c’est des filles qui se respectent pas… enfin pour moi, c’est des filles qui se respectent pas. […] Ouais, je sais pas… [Hésitation, réfléchit.] Pour moi, c’est mieux quand c’est un peu réservé sur sa partie intime, tu vois. Elles sont trop ouvertes pour leur âge je trouve en fait. […] En fait, elles ont toujours pas compris… Ce genre de filles, elles vont faire des trucs avec des gars, puis après, elle va pleurer parce qu’il l’a lâchée. Nanani, nanana [imite ces filles]. Mais ouais, mais je sais pas, réfléchis… Et puis après, ça se reproduit, ça se reproduit. À un moment, il faut comprendre… » (Mélina, 16 ans.)

L'approche par la question du genre met en évidence d'une part le contrôle direct qui s'exerce sur la sexualité des filles (et de tout signe extérieur qui exprimerait une sexualité, notamment les vêtements, la manière de marcher, ou encore les lieux de fréquentation et la mobilité géographique). Sous prétexte de « protéger » ces filles d’elles- mêmes, de leur entourage, de la rue, certains éducateurs participent à ce renforcement des « droits et devoirs » des filles dans la vie publique :

« On a eu une jeune fille qui est arrivée chez nous pour du racolage. […] C’était une jeune fille qui physiquement, se maquillait outrageusement. […] Moi, j’ai commencé à aborder avec elle déjà son aspect physique. Moi, je me maquille pas et elle, elle se maquillait beaucoup. […] Elle me demandait : “Mais pourquoi tu te maquilles pas ?” Et petit à petit, je lui ai dit : “Écoute, moi, j’accepte qu’un jour tu me maquilles (mais pas comme toi). Et ce jour-là, toi, tu te maquilles pas”. Elle me dit : “C’est pas possible.” Je lui dis : “Si, tu vas voir… Pour moi non plus, c’est pas possible de me maquiller.” Donc elle m’a maquillée, pas de soucis. Et elle, elle s’était complètement démaquillée. On s’est mises devant la glace toutes les deux, et je lui ai dit : “Tu as vu comme tu es jolie !” Elle m’a dit : “Non.” Je lui ai dit : “Regarde-toi.” Elle me dit : “Ah ouais ouais ouais ! Et toi aussi, le maquillage te met en valeur.” Je lui ai dit : “O.K., mais tu vois la différence ?” Et à partir de ce moment-là, elle s’est beaucoup moins maquillée, et petit à petit, après, on a continué à travailler le reste. » (Gwenaëlle, éducatrice.)

Les propos de Gwenaëlle, d’aussi bonne intention soient-ils, participent à ce renforcement de l’ordre de genre en rappelant des comportements socialement attendus et valorisés pour chaque sexe, ici pour les filles. « L’aspect physique » comme elle dit, parce qu’il est visible, serait révélateur de la moralité sexuelle des filles, raison pour laquelle elles doivent se protéger, ne pas s’afficher ostensiblement.

Concernant la virginité des filles, si les garçons rencontrés n’ayant pas encore eu de premiers rapports sexuels ne l’associent pas à des raisons idéologiques ou religieuses, ces arguments sont à l’inverse avancés par les filles dont ils parlent et par les filles que nous avons rencontrées. Si les garçons semblent dans une certaine mesure « subir » leur virginité, il n’en va pas de même pour les filles. « Les filles considèrent qu’il s’agit d’un choix volontaire fondé sur des idéaux amoureux ou des croyances religieuses. La virginité est donc abordée plus sereinement par les filles que par les garçons et elle est vécue comme un choix positif dans l’attente du grand amour ou d’un partenaire “sérieux” et stable. » (Giami et al., 2004, p. 15)

En résumé

Finalement, deux visions de la vie affective et sexuelle s’opposent entre jeunes et professionnels : les professionnels se réfèrent à une vision conjugalisée, hétéronormative (la question de l’homosexualité n’est bien généralement abordée qu’à travers la question de la lutte contre les discriminations), et égalitaire du couple, quand les jeunes garçons (majoritaires dans les structures visitées et d’une manière plus générale dans le public PJJ) se réfèrent à une réalité qui est la leur (ou celle de leurs copains) : hétéronormative, composée de relations affectives et sexuelles variées – durables ou non (sachant que la question de la durée est relative et oppose une nouvelle fois jeunes et professionnels dans ce que peut être une relation qui compte en fonction de la durée) – où la domination masculine au sein de la relation prédomine dans la plupart de leurs discours, les quelques filles rencontrées dans le cadre de cette enquête semblant partager dans l’ensemble la vision des garçons.

Ces deux lectures du monde amoureux des adolescents entrent ainsi en conflit ou en tension, et contribuent à entretenir l’idée qu’il n’est pas – ou rarement – possible d’en parler dans le cadre de la prise en charge à la PJJ, d’autant plus lorsque les pratiques des professionnels révèlent un discours sur la sexualité des jeunes suivis considérée comme à risque à travers un double prisme hygiéniste et légaliste.