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La « bonne distance » en question

Quand on aborde la question de la santé vient assez rapidement la question de l’intimité, du corps et de la bonne distance à établir par l’éducateur entre lui et le jeune, mais également de la bonne distance à maintenir par le jeune avec son éducateur. L’enjeu peut ainsi se résumer comme suit : comment se rapprocher/dialoguer/se faire confiance en respectant le rôle de chacun et les attentes sociales qui y sont associées. À cette gestion de la « bonne distance » qui permet d’établir une relation mais de conserver une posture et un rôle appropriés à l’interaction, s’ajoute la gestion des émotions. Les entretiens réalisés auprès des professionnels montrent que leur expérience professionnelle est intense notamment du côté des émotions, malgré des apparences de neutralité et de mise à distance. Catherine Mercadier, dans son travail sur les infirmières souligne que « la vie émotionnelle dans le travail soignant appartient à la partie cachée de l’iceberg : l’émotion s’exprime essentiellement dans une gestualité, ce qui permet de comprendre les difficultés que nous avons rencontrées au cours des entretiens pour les faire verbaliser » (Mercadier, 2008, p. 243). Les propos que nous avons entendus par les éducateurs et autres professionnels PJJ font émerger des enjeux similaires. « Ça m’a touché », « J’en ai pas dormi de la nuit », « J’y repense encore », « Je l’ai mal

vécu » ou encore « C’était vraiment pas facile » sont autant d’expressions utilisées par les éducateurs et qui illustrent

l’expression des émotions de ces professionnels pourtant contraints et formés pour maintenir une distance avec les jeunes dont ils ont la charge temporairement. L’indifférence n’est donc qu’apparence, elle est perçue en partie par les jeunes et affirmée par les éducateurs : « La première fois c’est bizarre, après tu es rodé ! » ou « Avec le temps, on

est moins choqués », « Je suis habitué maintenant, ça me fait plus grand chose ». Cette apparence d’indifférence

professionnelles. Cette gestion des émotions, qui passe par un travail de leur mise à distance, participe également au travail de prise en charge des mineurs PJJ, même si elle demeure sous-estimée par les professionnels.

Le travail invisible de « bonne » distance avec les jeunes comprend également un devoir de neutralité émotionnelle intrinsèque à toute activité professionnelle basée sur les relations et les questions sociales. Cette neutralité émotionnelle serait la garantie d’une prise de distance par rapport aux mesures que les éducateurs ont la charge de mettre en place (et qu’ils considèrent parfois comme inadaptées tout en se gardant bien de le dire et de le faire savoir), et une certaine reconnaissance par les collègues. Ainsi tout se passe comme si savoir faire face, être « dur », ou encore « être solide » était une compétence professionnelle et à l’inverse, comme si trop s’investir émotionnellement, aller « trop loin » dans la relation avec le jeune reviendrait à desservir le travail mené avec lui, voire même parfois à un manque de professionnalisme. Ainsi certains éducateurs avouent avoir déjà entendu des remarques de leurs collègues les mettant en garde contre une relation trop maternante avec les jeunes dont ils ont la charge :

« Je suis arrivée il y a longtemps à la PJJ, mes gamins je les connais bien. Il y a des collègues pour qui ça passe moins bien. O.K. parfois je les chouchoute un peu trop peut-être, mais ils ont des vies pas possibles. Si on peut les aider un peu, pas que du côté éduc mais aussi pour leur vie, moi je dis banco. […] Ce matin, Douce ne venait pas, j’ai dû appeler chez elle, son portable, aller voir devant son collège, celui de ses copines, j’ai été voir aussi devant la place où elles sont souvent… et finalement, j’ai fini par la trouver, elle marchait tranquillement dans la rue ! […] Pour certains collègues j’en fais trop. Moi je pense que c’est ça mon boulot. C’est ça que j’aime dans mon boulot, et ces gamins ils ont le droit d’avoir ça… » (Bénédicte, éducatrice, référente santé.)

Tout est donc une question de dosage, relativement complexe pour les professionnels, et encore plus lorsqu’ils sont jeunes dans le métier, et d’autant plus lorsqu’il s’agit de femmes. En effet, au cours de leurs premières années professionnelles, il est attendu des femmes qu’elles fassent particulièrement attention, en raison de leur inexpérience mais d’abord en raison de leur sexe. Les représentations entendues dans le cadre de cette enquête exploratoire convergent vers l’idée que les jeunes de la PJJ, surtout garçons, seraient des prédateurs (sexuels) et des manipulateurs que les femmes professionnelles doivent maintenir à distance pour « se protéger ».

Considérées comme ne pouvant aller dans le corps-à-corps physique (contrairement aux professionnels hommes), les femmes de la PJJ seraient ainsi plus vulnérables et susceptibles d’être victimes des jeunes dont elles ont pourtant la charge. Ce constat interpelle quant aux représentations stéréotypées et sexistes des compétences supposées des hommes et des femmes en raison de leur sexe véhiculées par les professionnel le s eux-mêmes, hommes et femmes travaillant à la PJJ (on reviendra sur ce point ultérieurement). Il y a des enjeux forts et des tensions parfois contradictoires entre maintenir à distance et créer un cadre rassurant, notamment pour aborder les questions de santé, de sexualité. Ainsi, compte tenu de l’ensemble des contraintes et représentations qui pèsent sur les femmes professionnelles, nous avons pu constater le recours à un discours légaliste (non conscientisé) dans leur manière d’aborder les enjeux de sexualité/intimité : il s’agit de cadrer par rapport aux lois, aux obligations, et aux limites en insistant notamment sur la question du viol.