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Le patrimoine culturel dans une perspective historique

A. Genèse de la protection du patrimoine culturel

2. Dans le cadre de l ’ islam

3.4. Saint Thomas d ’ Aquin

La pensée de Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), s’inscrit dans la continuité de celle de Saint Augustin, enrichie toutefois de l’apport de la philosophie grecque découverte au travers des contacts désormais établis avec le monde arabo-musulman. Dans sonœuvre,La somme théologique(datant d’environ 1265), qui constitue l’une des bases de la théologie chrétienne, il réussit à concilier la pen-sée chrétienne et la philosophie d’Aristote, en traitant notamment des rapports entre la foi et la raison, ainsi qu’entre la théologie et la philosophie. Ses ensei-gnements seront repris par l’école scolastique dès le 13ème siècle. Selon Saint Thomas, Dieu a doté l’homme de raison, certes inférieure à la révélation, mais qui structure l’intelligence lui permettant d’accéder à un savoir sur le monde et ainsi aussi de mieux appréhender la foi116.

A la différence de Saint Augustin, Saint Thomas n’oppose pas la cité hu-maine à la cité céleste. Il considère au contraire que la première s’inscrit dans le prolongement de la seconde. L’organisation humaine, ou l’Etat, n’est dès lors plus entaché du péché originel, pour autant que son but réponde au souci de la poursuite du bien commun117. Un tel objectif ne peut toutefois être atteint que si l’ordre règne, et pour ce faire, la société humaine se doit dès lors d’être conduite et dirigée. Saint Thomas reconnaît par là la légitimité de l’autorité d’un monarque sur ces sujets, pour autant que celui-ci ne s’écarte pas de ce but. L’assise du pouvoir temporel en ressort ainsi renforcée, de même que la re-connaissance de la validité de l’ordre juridique qu’il établit, s’écartant par là du système théocratique prévalant chez Saint Augustin.

Dans son analyse des lois régissant l’univers, Saint Thomas dégage quatre catégories de droit. Le droit divin qui émane de Dieu et qui est inaccessible à

116 Werner, C.,La philosophie moderne, op. cit.,p. 51.

117 Ibid.,p. 61.

l’homme ; le droit naturel, imprimé par Dieu sur tout être, mais qui est percep-tible à la raison humaine grâce à l’intelligence dont il a été doté ; le droit positif divin, révélé par l’Ancien et le Nouveau Testament ; et enfin le droit positif hu-main, qui peut être qualifié de droit des gens,jus gentium,création humaine ac-ceptée de tous, et légitime, car son but est la réalisation du bien commun. Ainsi, selon Saint Thomas, ces composantes forment un tout. La loi divine, quoique supérieure à toutes les autres, ne vient toutefois pas contredire la loi humaine, tant que son but est la recherche du bien commun, elle la complète au contraire et l’élève au-dessus de la nature, la grâce permettant « d’achever la nature »118. Cela étant, la reconnaissance de la légitimité du droit positif humain n’est pas sans avoir une incidence sur l’entendement qu’a Saint Thomas de la justice, qui diffère considérablement de celui de Saint Augustin. Pour ce dernier, la justice relevait principalement de la miséricorde chrétienne, à savoir venir au secours des malheureux et répondre à leurs besoins. Sous la double influence tant du christianisme que du droit romain, Saint Thomas perçoit la fonction de la jus-tice comme celle d’assurer la restitution à chacun de son dû, selon une règle d’égalité, chacun recevant ou payant à l’aune de ce qu’il a apporté ou pris.

Cette approche impliquait dès lors que dans chaque acte soit respecté le prin-cipe de proportionnalité. Le bon fonctionnement d’une telle justice n’était cer-tes possible que si celui de la société chargée de l’appliquer l’était aussi, et Saint Thomas relève à cet égard la nécessaire distinction devant prévaloir, tant entre l’ordre théologique et l’ordre politique qu’entre la justice divine et la justice hu-maine.

Dans le cadre de la réglementation relative à la conduite de la guerre, Saint Thomas reprend le concept debellum justumde Saint Augustin, mais il l’assor-tit de conditions additionnelles. Pour qu’une guerre puisse être qualifiée de

« juste », elle doit être régie par des principes de justice, et de ce fait respecter les trois critères suivants : elle doit être décidée et menée par l’auctoritas princi-pis,à savoir par une autorité légitime qui a la charge du bien public, et non par exemple par une personne privée ; elle doit en outre être fondée sur une juste cause, lacausa justa, soit principalement consister en une action défensive, et non en une agression desservant des seuls intérêts personnels ; la guerre doit de surcroît viser à punir une faute, à l’instar de ce que préconisait Saint Augus-tin ; la dernière condition, celle d’intentio recta,exige finalement que la guerre ne puisse consister qu’en une réponse à la défense de l’intérêt commun, elle ne peut donc viser qu’à la promotion du bien, et non à la commission du mal. En précisant les conditions sur la licéité d’unebellum justum,il a également par là contribué à poser les premiers fondements d’unjus ad bellum.

118 Gratiam naturam non tollit, sed perficit, Somme théologique,II, 90-97 inWerner, C.,La philosophie moderne, op. cit.,p. 61.

Chapitre 1 : Le patrimoine culturel dans une perspective historique

31 S’agissant plus précisément de la protection du patrimoine culturel dans le contexte de conflits armés, la position de Saint Thomas s’inscrit dans celle de l’Eglise, soit celle d’interdire aux belligérants de porter atteinte aux sites et aux biens sacrés, tant au travers de destructions que par des actes de pillage. Le principe de distinction était clairement posé. Par ailleurs, à cette interdiction de l’Eglise, doit désormais également s’ajouter, dans le cadre d’une guerre au-torisée en vertu de la clause debellum justum, l’obligation des belligérants de respecter les principes évoqués ci-dessus, parmi lesquels figure le principe de proportionnalité selon lequel l’intensité d’une riposte ne pourrait licitement al-ler au-delà de celle de l’attaque encourue. Or, à cette époque le patrimoine culturel protégé était encore essentiellement sacré. Les créations artistiques ex-térieures aux églises, généralement sises dans les cours des seigneurs, étaient reléguées au rang d’artisanat et ne faisaient l’objet d’aucune protection. Cela étant, la profonde transformation qu’a connu la société du 13èmesiècle, tant au plan spirituel et artistique qu’économique et social, aura à terme pour consé-quence d’élargir la notion de patrimoine culturel protégé. L’évolution tech-nique, notamment, en autorisant le passage d’une société de subsistance à une société de production, a permis l’accumulation de capital pouvant être investi dans la création de biens additionnels à ceux de première nécessité, tels les biens artistiques. Par ailleurs, parallèlement à l’évolution des techniques artisti-ques, dans la sculpture ou la peinture par exemple, qui ont élargi l’offre des créations produites, la concentration de richesses a permis l’acquisition de tels biens par des particuliers. Cette demande, surtout en milieu urbain, a eu à terme pour effet de sortir ces biens de la seule sphère des églises, et de les faire figurer aussi dans la sphère privée de particuliers.

Avec le développement artistique, qui ne cessera de s’accroître dès cette époque, on assistera à un double phénomène de « matérialisation » croissante des éléments composant le patrimoine culturel, d’une part, et, d’autre part, de

« privatisation » de ces derniers, aux mains de particuliers fortunés. Le discours de Saint Thomas relatif au concept de propriété privée se démarque d’ailleurs considérablement de celui défendu par l’Eglise jusqu’ici, n’instituant pas d’obligation de protection à l’endroit de la propriété privée. Cette position s’inspirait de celle de Saint Augustin qui qualifiait cette dernière d’« injuste ».

Les réflexions de Saint Thomas à cet égard, qui s’inscrivent dans une société dont les valeurs sont en profonde mutation, exerceront une influence considé-rable sur la perception du patrimoine culturel à partir de cette période, et sur la protection dont il fera l’objet dans les siècles à venir. Ses écrits, notamment sur la légitimité des guerres et sur les modalités de les conduire, fonderont les dis-cours de penseurs et juristes tels que Alberico Gentili, puis de Vitoria, de Sua-rez et d’autres membres de l’Ecole de Salamanque, suivis par Grotius, qui po-seront les bases philosophiques et juridiques d’une protection du patrimoine culturel, sacré et profane, en cas de conflits armés.

B. Le patrimoine culturel dans la pensée