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Emer de Vattel, John Locke, Justin Gentilis et le Baron de MontesquieuMontesquieu

Le patrimoine culturel dans une perspective historique

B. Le patrimoine culturel dans la pensée philosophique et les us et coutumesphilosophique et les us et coutumes

2. Les Temps modernes 1. Propos introductifs1.Propos introductifs

2.3. Emer de Vattel, John Locke, Justin Gentilis et le Baron de MontesquieuMontesquieu

Largement inspirés par le mouvement consacrant la reconnaissance du carac-tère exceptionnel des biens culturels et desœuvres d’art, certains auteurs ont plus précisément abordé leur spécificité dans le cadre de la réglementation des conflits armés. Parmi ceux-ci, Emer de Vattel (1714-1767), éminent juriste suisse, a aussi traité, dans« Le droit des gens »,le thème de la protection due à de tels biens dans le cadre de la conduite des hostilités. Reprenant les principes posés par Rousseau, à savoir les principes de distinction et de nécessité mili-taire, il écrit en effet :

« Pour quelque sujet que l’on ravage un pays, on doit épargner les édifices qui font honneur à l’humanité et qui ne contribuent point à rendre l’ennemi plus puissant : les temples, les tombeaux, les bâtiments publics, tous les ouvrages respectables par leur beauté. (. . .). La destruction volontaire des monuments publics, des temples, des tombeaux, des statues, des tableaux, etc. est donc condamnée absolument même par le droit des gens volontaire, comme tou-jours inutile au but légitime de la guerre »212.

Outre la question de la protection due aux biens culturels, Vattel évoque aussi ici celle du fondement de l’interdiction de leur porter atteinte dans de telles si-tuations. Sans l’exprimer expressément, le fondement premier serait, semble-t-il, à ses yeux le droit naturel mais, ainsi qu’il l’indique, « . . . même le droit des gens volontaire . . . » interdirait également de tels actes213. La reconnaissance qu’il exprime ici du rôle du droit positif dans la protection des biens culturels dans les conflits armés s’inscrit elle aussi dans le prolongement de l’approche qui avait été celle de Rousseau avant lui. Ce dernier affirmait en effet le rôle prédominant du droit positif dans la réglementation de la guerre, au travers de la conclusion de conventions, reléguant le droit naturel au seul rôle de fon-dement de l’obligation de respecter ces accords dans de telles situations. Les auteurs qui traiteront de ce thème ultérieurement privilégieront désormais eux aussi cette voie214.

211 Ibid.,p. 10.

212 Vat tel , E.,Le droit des gens,III, IX, 168-169 in Nahlik, S. E., Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 76-77.

213 OKe efe,R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 11.

214 Nahlik,S. E., Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 76 ; Nahlik évoque notamment Frédéric de Martens, pour lequel « . . .cest lusage des nations qui limite, voire exclut ce que la loi na-turelle ne rejetterait pas . . . ».

Quoique Vattel ait clairement dicté l’obligation des belligérants de respec-ter dans le déroulement des hostilités les principes de distinction et de nécessité militaire, en interdisant par exemple tout bombardement contre une ville non fortifiée, tout incendie ou dévastation des maisons et des cultures, etc., destruc-tions inutiles à l’effort de guerre, il reconnaît toutefois que les enjeux de la guerre, ou l’imprécision des armements utilisés, à l’instar des bombardements, peuvent conduire licitement à la destruction des biens culturels. Il précise en effet à cet égard : « . . . il est difficile d’épargner les plus beaux monuments lorsque l’on bombarde une ville ». Il affirme cependant que si d’autres moyens sont disponibles, notamment lors de sièges, pour atteindre un résultat sem-blable, permettant par là d’épargner notamment lesdits édifices, ces destruc-tions seraient alors illicites215.

L’interdiction de la pratique de la prise de butin et du pillage ne connaîtra pas une évolution aussi heureuse au cours du 18ème siècle que le sera celle de l’attention requise des belligérants à l’endroit des biens culturels au cours des hostilités. Quoique préoccupé par la protection de ces biens, Vattel lui-même reconnaissait la légitimité du droit de butin et de l’enlèvement de biens. Ces mesures se justifiaient selon lui du fait que, d’une part, les biens ainsi saisis per-mettaient de compenser l’effort de guerre consenti, à titre de réparation de dommage en quelque sorte, et, d’autre part, ces mesures contribuaient aussi à affaiblir l’ennemi. Il n’a par ailleurs posé aucune restriction à cet égard quant à la nature des biens susceptibles ou non d’être saisis. Vattel précise toutefois que le butin saisi à la suite d’un conflit armé appartient à la nation victorieuse, et non aux soldats qui le réunissent, ces derniers n’étant que des agents de l’Etat agissant en son nom, mais ne disposant d’aucun droit sur les biens saisis.

S’agissant de la question du pillage, Vattel interdit ce type de pratique. Il admet toutefois que dans certaines circonstances, les soldats sont autorisés à conserver des biens saisis à l’ennemi, mais précise que de tels comportements ne sont légitimes que s’ils sont expressément autorisés par un commandant.

Cela étant, Vattel souligne également dans ses écrits l’existence d’un moyen fré-quemment emprunté dès le 17èmesiècle pour prévenir le pillage, à savoir celui des « contributions »216. Au travers d’accords conclus entre les parties au conflit, la nation vaincue s’engage à verser à la nation victorieuse des sommes considé-rables en contrepartie desquelles la première s’engage à ne pas prélever de biens. Cette pratique a constitué une avancée importante dans la protection du patrimoine culturel, notamment217, et a été largement adoptée par Louis XIV

215 Vat tel , E.,Le droit des gens,III, IX, 173, 169 et 168 in OKeefe, R.,The Protection of Cultural Pro-perty . . ., op. cit.,p. 12.

216 Ibid., p. 13.

217 Oppenheim, L.,International Law,London, 1922, II, pt. 2, ch. 7.

Chapitre 1 : Le patrimoine culturel dans une perspective historique

55 dans le cadre des guerres qu’il a menées en Europe pendant cinquante ans. Pa-rallèlement à cette pratique, est également instituée la fonction de« safeguard », des individus dont le rôle est de garder des édifices protégés, en vertu d’ac-cords de contributions ou non218. Aucune voix ne se sera toutefois élevée avec autant de force au 18èmesiècle contre la pratique du droit de butin et du pillage, que celles de deux philosophes du siècle précédent, à savoir John Locke et Justin Gentilis, qui l’ont l’un et l’autre formellement condamnée. Leur pensée sera brièvement évoquée ci-dessous.

John Locke (1632-1704), philosophe anglais éduqué à Oxford, dont la pen-sée s’inscrit dans celle de l’empirisme britannique, s’était déjà avant Rousseau démarqué de Hobbes, en défendant la théorie du contrat social, mais fondée selon lui sur la sociabilité naturelle de l’homme, et donc sur le droit naturel. A l’instar de Rousseau, il fonde la légitimité du pouvoir politique sur la déléga-tion par les citoyens de leur propre pouvoir à un gouvernement, garant de leurs droits, au nombre desquels figure le droit à la propriété privée. Locke s’est notamment prononcé dans ses écrits sur le droit de butin, mesure qu’il a condamnée sévèrement. Pour ce faire il a utilisé le raisonnement suivant : alors que les défenseurs de cette pratique évoquaient le sophisme selon lequel il est préférable de spolier un homme plutôt que de le tuer, Locke rétorquait qu’en cas de légitime défense il est licite de tuer son agresseur en se défendant, alors qu’il est interdit de lui faire les poches. Ce faisant, Locke retirait au droit de bu-tin son fondement de droit naturel219.

Justin Gentilis, issu comme Alberico Gentili d’Italiens ayant émigré en An-gleterre pour des raisons confessionnelles, a écrit un opuscule sur les moyens licites de faire la guerre, alors qu’il était confronté aux dévastations provoquées par les guerres qui déchiraient l’Europe à la fin du 17èmesiècle. Adepte lui aussi du nécessaire respect lors des hostilités du principe de nécessité militaire, Gen-tilis défend la thèse selon laquelle le droit des gens interdit la destruction et l’enlèvement des biens sans intérêt pour la cause militaire. Il mentionne en ou-tre expressément parmi ceux-ci les biens culturels. Pour justifier cette interdic-tion, il invoque de surcroît que la protection de ces biens préserve l’intérêt des générations futures à conserver l’héritage culturel de leurs aïeux220. Ainsi, pour la première fois, semble-t-il, est évoquée la notion d’héritage culturel dont la transmission aux générations futures doit être assurée au travers de la protec-tion des biens culturels des généraprotec-tions précédentes.

218 Vat tel , E .,Le droit des gens,§ 165, 171 in OKeefe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit., p. 10.

219 Locke , J.,Two Treaties of Government,II, XVL in Nahlik, S. E., Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 76.

220 Ge ntilis,J.,Dissertatio de eo quod in bello licet,Argentorati, 1690, p. 21 in Nahlik, S. E., Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 75.

Sous l’influence notamment de la République des lettres, et de l’ im-portance qu’elle accordait auxœuvres d’art, le développement de la protection du patrimoine culturel au cours du 18èmesiècle en Europe a clairement porté sur le patrimoine culturel matériel. Cela étant, l’évolution du courant hu-maniste, notamment au travers des écrits des Encyclopédistes, de Rousseau, de Montesquieu et de nombreux autres philosophes et essayistes, a permis d’asseoir certains droits fondamentaux de l’homme, même en situation de conflits armés. Les idées de Rousseau relatives à l’égalité des droits des ci-toyens, quelles que soient leurs origines, sont dans l’ensemble acquises aux penseurs de cette époque et ont pénétré les mentalités. La vie humaine a désor-mais un prix, et ceci en toutes circonstances221.

Or, la reconnaissance de ces droits aux individus devait également s’appli-quer, selon nombreux philosophes et juristes, aux collectivités que ceux-ci composaient. Les publicistes espagnols avaient déjà reconnu, dès le 16èmesiècle, tant l’existence de civilisations et de croyances distinctes mais égales aux autres, que le fait que ces différences d’ordre spirituel et culturel ne pouvaient constituer de justes causes pour mener une « guerre juste ». Des considérations semblables furent reprises par certains auteurs du 18èmesiècle. Parmi ces der-niers, Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu222 (1687-1755) dénonça dans son œuvre maîtresse, « De l’Esprit des Lois »(1748), les massacres des Indiens perpétrés par les Espagnols et les Portugais lors de la conquête des Amériques, de même que la christianisation forcée qu’ils y me-nèrent223. Ainsi, parmi les droits fondamentaux dont le libre exercice est reven-diqué dès cette époque, figure également la liberté de croyance, accompagnée du droit à pratiquer sa propre confession. Ce processus trouvera son aboutisse-ment lors de la Révolution française224. Il semble donc qu’en cette fin du 18ème siècle certains éléments du patrimoine culturel immatériel, dont la protection pouvait aussi être revendiquée en cas de conflit armé, relevaient principale-ment de valeurs spirituelles et confessionnelles.

221 Picte t,J.,Développement et principes du droit international humanitaire,Genève, 1983, p. 31.

222 Ci-après appelé : « Montesquieu ».

223 Dans sonœuvre« De l’Esprit des Lois »,Montesquieu dénonce tant le traitement infligé aux Indiens (Livre XXV « Très humble remontrance aux inquisiteurs dEspagne et de Portugal », que lesclavage pra-tiqué (Livre XV « De lesclavage des nègres »). Sur le ton de lironie, il souligne labsurdité du massacre des Indiens ayant nécessité le déplacement et la mise en esclavage des « nègres » pour les remplacer afin deffectuer les travaux dans les Amériques. Sagissant du statut de ces derniers, il use avec le même ton du syllogisme suivant : « Nous sommes des chrétiens, et les chrétiens traitent tous les hom-mes en frères ; or, nous ne traitons pas les nègres en frères, donc les nègres ne sont pas des frères. » Les écrits de Montesquieu inspireront nombreux actes de la République française, constitutions ou dé-crets, proclamant la liberté de confession et dénonçant la traite des Noirs et lesclavagisme.

224 Larticle 10 de la Déclaration des droits de lhomme et du citoyen du 26 août 1789 stipule : « Nul ne doit être inquiété par ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas lordre public établi par la loi ». Il sera repris en tête de la Constitution française de 1791.

Chapitre 1 : Le patrimoine culturel dans une perspective historique

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