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La Réglementation de 1907 entre 1914 et 1918

Développement normatif de la notion du patrimoine culturel

A. Des premières normes du droit de la guerre à celles de l’Entre-deux-guerres

2.7. La Réglementation de 1907 entre 1914 et 1918

Le cruel conflit qui déchira l’Europe et d’autres régions du monde pendant plus de quatre ans n’épargnera pas, en dépit des normes évoquées ci-dessus, les populations civiles, leurs biens et leur patrimoine culturel. Le développe-ment rapide de technologies permettant des armedéveloppe-ments et des puissances de tir de plus en plus performants, la progression de l’aviation et, avec elle, celle des moyens de guerre aérienne, ont conduit dès 1914 à un conflit dont les effets seront sans commune mesure avec les précédents. Le coût en termes de pertes humaines le sera aussi, de même que les atteintes portées au patrimoine cultu-rel. En effet, si la force de feu avait considérablement augmenté, en revanche la précision de ces tirs n’avait pas progressé parallèlement320, qu’il s’agisse de bombardements effectués par terre, air ou mer. Les obus lancés par la célèbre

« Grosse Bertha » sur Paris, tirés à plus de cent vingt kilomètres, en sont une il-lustration. Des dégâts similaires résultèrent en outre des bombardements aé-riens et navals, lancés indistinctement sur des villes défendues ou non défen-dues, comme en témoignent par exemple les destructions de l’hôtel de ville d’Ypres ou du port d’Ancône321. Eclatant peu après l’adoption de la Réglemen-tation de 1907, ce conflit constitua rapidement un terrain d’applicationin vivo de ces normes, et parmi ces dernières, de celles relatives au patrimoine culturel.

Sans aborder ici avec plus de précision les problèmes d’application des disposi-tions régissant la protection de la propriété privée en général, telles les articles 23g) et 25 RLH07, mais uniquement ceux liés à la protection du patri-moine culturel, il est vrai que l’article 27 RLH07 ne permit pas d’assurer la pro-tection de tous les édifices situés sur le théâtre des opérations militaires. Plu-sieurs raisons peuvent l’expliquer.

320 OKe efe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 37.

321 Toman, J.,Commentaire de la Convention de 1954, op. cit.,p. 31 ;Nahlik, S. E.,Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 99.

En premier lieu, l’effet de la clausesi omnes322sur le statut des dispositions de la Réglementation, dans un conflit impliquant de nombreuses Parties dont certaines ne l’avaient pas ratifiée, fut fréquemment d’empêcher l’application de cette norme. En second lieu, la clause de nécessité militaire figurant dans cet article,autant que possible,fut largement évoquée lors des hostilités pour jus-tifier des attaques affectant le patrimoine culturel. En troisième lieu, l’allégation selon laquelle un bien aurait été préalablement utilisé à des fins militaires, pour justifier que l’assaillant ne se soumette pas aux obligations de l’ arti-cle 27 RLH07, fut courante, notamment lorsque les biens concernés avaient eu dans le passé une vocation défensive, tels un arsenal ou une forteresse inac-tifs. De surcroît, la Réglementation n’interdisait pas formellement un tel usage.

En quatrième lieu, l’incertitude relative au droit applicable en cas de bombar-dements aériens fut aussi maintes fois invoquée, cette méthode étant notam-ment utilisée pour atteindre le moral des populations ou les centres de produc-tion et de communicaproduc-tion ennemis. Ces attaques aériennes, considérées par certains comme illicites, justifiaient à leurs yeux une action en représailles. Or, celle-ci, perçue à son tour par l’ennemi comme illicite, entraînait des contre-représailles affectant nombre d’édifices du patrimoine culturel de parties au conflit323.

Face à ces destructions massives, et notamment celle de biens d’exception telles la cathédrale de Reims ou la bibliothèque de l’Université de Louvain, de nombreuses voix se sont élevées dès 1915, afin de tenter de les prévenir. Parmi celles-ci, les voix d’artistes, de juristes, de scientifiques, mais aussi des voix po-litiques, notamment au sein des familles régnantes. On assiste dès lors à nou-veau à l’émergence d’une conscience collective, à savoir celle en vertu de la-quelle les biens culturels de qualité exceptionnelle ne sauraient être affectés par un quelconque acte de violence, car de tels biens n’appartiennent pas à la nation ennemie mais sont « la propriété de l’humanité entière »324. Le concept de « patrimoine de l’humanité », qui avait vu le jour une centaine d’années plus tôt, à la suite de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, a refait surface du fait de l’intensité des violences des combats au cours de ce conflit. Il fut même requis par certains que les motifs invoqués dans le juge-ment relatif à l’affaire du Marquis de Somerueles s’appliquent également aux chefs-d’œuvre architecturaux et aux monuments historiques325.

322 Selon cette clause, les traités ne sont applicables à un conflit armé que si tous les Etats belligérants y sont parties.

323 OKe efe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 36-37.

324 Gar ne r, J. W.,International Law and the World War,vol. I, § 286, andG arner J. W. ,« Some Ques-tions of International Law in the European War » (1915) 9 AJIL, 72 at 108 in OKeefe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 40.

325 OKe efe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 40.

Chapitre 2 : Développement normatif de la notion du patrimoine culturel

87 Une prise de conscience semblable s’opéra parmi les belligérants. Outre des mesuresad hocvisant à protéger au cours des hostilités certains biens spéci-fiques326, des corps spéciaux, tels les «Kunstschutz Korps» dans l’armée alle-mande dès 1915, ont été créés au sein de la plupart des armées impliquées dans le conflit, avec pour mission de préserver les monuments menacés327. Au plan civil ensuite, le projet de création d’une Croix-Rouge du patrimoine cultu-rel, « la Croix d’Or », n’aboutit pas, mais ce projet contribua à sensibiliser sur les dangers encourus par le patrimoine culturel lors de guerres. Une initiative semblable vit le jour aux Pays-Bas, où la Société néerlandaise d’archéologie328, appelée la « NOB », rédigea à l’intention de son gouvernement un rapport sur des mesures à prendre pour prévenir de telles destructions, soulignant que cel-les de monuments historiques et d’œuvres d’art constituaient un dommage« to humanity as a whole »329. Là encore, un projet de « Conférence internationale sur la protection des monuments et objets historiques et artistiques », visant à l’adoption d’une nouvelle réglementation fondée sur les suggestions émanant dudit rapport, n’aboutit finalement pas. Cela étant, outre l’apport substantiel de ce rapport330pour les codifications futures, cette initiative contribua elle aus-si à mobiliser la communauté internationale à traiter de ce thème dès la fin du conflit331. Ceci se fit sur divers plans.

Certaines dispositions particulières de traités qui mirent fin à la Première Guerre mondiale, tels les Traités de Versailles ou de Saint-Germain332, pré-voyaient expressément la restitution de biens culturels à large échelle. Or, dans les cas où leur restitution n’était plus possible, des mesures de « remplace-ment » étaient prévues. L’intérêt particulier de ces mesures résidait dans le fait qu’elles devaient être prises dans le respect permanent des principes selon les-quels aucun ensemble ou collection ne devait être démantelé, d’une part, et les biens ne devaient être restitués qu’aux lieux auxquels ils étaient

intrinsèque-326 Il semblerait que le Kaiser lui-même ait ordonné que pendant les bombardements effectués sur Lon-dres, Saint Pauls Cathedral soit épargnée. Des ordres semblables ont été donnés, sagissant de biens exceptionnels tels les lieux saints dArabie, contre lesquels les forces alliées auraient renoncé à enga-ger des opérations ;OKeefe , R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 40.

327 OKe efe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 41.

328 La Société néerlandaise darchéologie, la « Nederlandse Oudheidkundige Bond », appellée la « NOB » ; le terme de « NOB » sera utilisé ci-après.

329 Toman, J.,Commentaire de la Convention de 1954, op. cit.,p. 31.

330 Le rapport de la NOB suggère en effet pour la première fois, et à la différence de la Réglementation de 1907, quau lieu de concentrer les efforts de protection du patrimoine culturel au travers de restrictions additionnelles imposées dans lattaque, lisolement du bien protégé, dans une zone « démilitarisée », serait préférable ;OKe efe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op. cit.,p. 42.

331 Nahlik, S. E.,Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 103.

332 Traité de Versailles, art. 245-247, Traité de Saint-Germain, art. 191-196 et quatre annexes ;Nahlik, S.

E.,Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 99.

ment liés, d’autre part333. Ces considérations relèvent d’une importance cer-taine en termes de protection du patrimoine culturel immatériel également.

Par ailleurs, lors de la Conférence préliminaire de la Paix de Versailles en 1919, s’est réunie une Commission sur les responsabilités des auteurs de la guerre et des sanctions, qui se prononça également sur les atteintes contre le patrimoine culturel334. La Sous-commission III, traitant des violations des lois et coutumes de la guerre, établit un projet de liste incriminant un certain nom-bre d’actes perpétrés contre le patrimoine culturel. Ce document, réaffirmant le caractère contraignant du droit coutumier régissant ces situations, tel que déclaré dans la Réglementation de 1907, énuméra une série de crimes liés au patrimoine culturel. Parmi ceux-ci figuraient notamment celui de détruire in-tentionnellement335la propriété ennemie, en violation de l’article 23 littera g) RLH07, celui de bombarder des villes non défendues, interdit par l’article 25, et enfin celui de détruire des édifices consacrés aux cultes, à la bienfaisance, à l’éducation, ainsi que les monuments historiques, en violation de l’article 27.

Etaient aussi incriminés le pillage, en vertu des articles 28 et 47 RLH07, et les confiscations de propriétés ennemies selon l’article 46 RLH07336. Quoique les travaux de la Sous-commission n’aient pas abouti, ils attestent toutefois l’ im-portance accordée par la communauté internationale de l’époque à la protec-tion du patrimoine culturel en cas de conflit armé, et ont en outre contribué à en préciser la nature.

3. De la Première Guerre mondiale à l ’ aube de la