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Le patrimoine culturel dans une perspective historique

B. Le patrimoine culturel dans la pensée philosophique et les us et coutumesphilosophique et les us et coutumes

1. A la Renaissance Propos introductifsPropos introductifs

1.2. Francisco de Vitoria (1486-1546)

Francisco de Vitoria122, théologien espagnol dominicain, fut le premier membre éminent de l’Ecole de Salamanque. Fortement empreint de la pensée thomiste, il développe dans ses écrits le concept de droit naturel123, et alimente la réfle-xion relative au jus gentium,ce dernier s’appliquant selon lui non seulement aux hommes, mais également aux peuples et aux nations, au sens du terme ro-main degentes.Témoin, en cette période charnière entre le 15èmeet le 16ème siè-cle, des transformations profondes qu’ont entraînées les grandes découvertes, Vitoria, confronté à cet élargissement, tant des champs géographiques que des horizons culturels, perçoit le droit naturel au regard de ces changements histo-riques124.

Alors que la perception du monde prévalant au Moyen-Age était celle d’une communauté humaine, unie par la foi chrétienne, Vitoria la remplace par celle d’une communauté d’entités politiques autonomes, cohabitant dans le cadre d’un espace juridique mondial. Inspiré par les valeurs chrétiennes, en vertu desquelles les hommes sont égaux en droit, Vitoria perçoit ces entités abs-traites comme étant, elles aussi, égales en droit et libres125. Elles composent la communauté internationale, qui repose sur un ordre pacifique mondial, le bo-num commune totius orbis,qu’elles ont la charge de préserver126. Chaque nation constitue unepars totius orbis,dont la souveraineté, pleine au plan interne, est limitée au plan international par leur obligation d’assurer la protection de ce bien commun. Ceci implique l’existence d’un ordre juridique international, su-périeur à celui de chaque nation, un corpus de règles impératives auxquelles tous doivent se soumettre pour assurer la préservation de l’intérêt général127. Vitoria illustre la nécessaire soumission à cet ordre normatif en invoquant no-tamment que si un Etat, en déclarant la guerre à un autre Etat, risquait de por-ter atteinte au bien commun, cette guerre serait qualifiée d’injuste128.

122 La date de naissance de Francisco de Vitoria est contestée : selon certains il serait né en 1486, selon dautres en 1483.

123 Outre son apport à lévolution du droit international, Francisco de Vitoria a exercé une influence consi-dérable sur la vie politique, économique et sociale de cette époque. Se fondant sur lordre naturel, il sécarte des positions de lEglise, notamment en matière de liberté de circulation des biens et person-nes.

124 Goyard-Fabr e,S.,La construction de la paix, ou, Le travail de Sisyphe,Paris, 1994, p. 15.

125 Gome z Robled o,A.,Fundadores del derecho internacional (Vitoria, Gentili, Suarez, Grocio),Mexico, 1989, p. 34. ; (ci-après cité :« Fundadores del derecho internacional »).

126 Tr uyol y Ser ra,A.,La conception de la paix chez Vitoria et Lorganisation de la paix chez Grotius, Bru-xelles, 1961, p. 267.

127 Ibid. ;Gomez Robled o,A.,Fundadores del derecho internacional, op. cit.,p. 36.

128 Vito ria, F.,Relectio de potestate civili,13 in Truyol y Serra, A.,La conception de la paix chez Vitoria et Lorganisation de la paix chez Grotius,Bruxelles, 1961, p. 267.

Chapitre 1 : Le patrimoine culturel dans une perspective historique

35 Les conséquences de tels développements sont multiples et se doivent d’être brièvement soulignées. La perception du monde élaborée par Vitoria, celui-ci étant conçu comme une socelui-ciété internationale composée d’entités égales en droit, impliquait la reconnaissance et l’admission dans ce concert des nations de communautés non chrétiennes, chacune se voyant reconnaître des droits et des devoirs semblables. Une telle vision impliquait en outre qu’une distinction rigoureuse soit opérée entre le droit divin et le droit naturel, le pouvoir politique relevant du droit naturel, et le pouvoir ecclésiastique du droit divin positif, et qu’en conséquence la légitimité du pouvoir politique ne saurait relever de la re-ligion129. La pensée juridique de Vitoria, proche à de nombreux égards de celle de Saint Thomas, exerça une influence considérable dans divers domaines, dont deux, plus pertinents pour la présente étude, seront évoqués. Il s’agit d’une part de la question du statut tant des territoires nouvellement conquis que de leurs habitants, et d’autre part des développements relatifs à la régle-mentation des conflits armés.

La conquête des Amériques a suscité d’intenses débats tant philosophiques que juridiques sur le statut de ces territoires ainsi que sur celui de leurs habi-tants. Vitoria a analysé, dans ses écritsDe Indis,la légitimité de la conquête à divers titres. Quoiqu’il prône la liberté de circulation, lejus peregrinandiet le jus communicationis,Vitoria ne reconnaît pas l’existence d’un droit de conquête, constituant un fondement légitime d’un titre de souveraineté130. Il écarte égale-ment l’application de la clause de droit romainres nullius primo occupanti conce-ditur,qui aurait fourni un tel titre après la découverte et l’occupation de ces ter-ritoires, du fait que, d’une part, ces derniers étaient habités et que, d’autre part, leurs propriétaires, en l’espèce les peuples indigènes, y exerçaient leur souve-raineté131. Ce faisant, Vitoria a ainsi placé sur un pied d’égalité la Couronne d’Espagne et les Royaumes aztèque et inca, notamment, auxquels étaient confrontés les conquistadores. Quoique non chrétiens, le degré de civilisation atteint par ces peuples faisait d’eux, selon lui, des entités politiques devant bé-néficier de la personnalité juridique internationale, auxquels s’appliquaient de ce fait les principes généraux du droit public132. Vitoria leur reconnaissait donc par là un statut identique à celui des nations européennes.

Outre les titres relevant du seul droit naturel, tels ceux évoqués ci-dessus, Vitoria en a cité d’autres qui trouvent leur fondement dans le

129 Tr uyol y Ser ra,A.,La conception de la paix chez Vitoria et Lorganisation de la paix chez Grotius, Bru-xelles, 1961, p. 267.

130 Gome z Robled o, A .,Fundadores del derecho internacional, op. cit.,p. 17 ; Goyard-Fabre, S.,La cons-truction de la paix, ou, Le travail de Sisyphe,Paris, 1994, p. 14.

131 Vito ria, F.,De Indis I,Ed. Urdanoz, p. 666 in Gomez Robledo, A.,Fundadores del derecho internacio-nal, op. cit.,p. 20.

132 Vito ria, F.,De Indis,5 ; 7 ; 19 ; 23 in Truyol y Serra, A.,La conception de la paix chez Vitoria et L’orga-nisation de la paix chez Grotius,Bruxelles, 1961, p. 268.

droit divin133. Parmi ces derniers, figurait l’obligation d’évangéliser les peuples d’Amérique. Cette mission, menée parallèlement à la conquête, constituait à ses yeux un titre légitime. En revanche, il s’est opposé au fait que certaines pratiques, tels les sacrifices humains ou l’anthropophagie, que tous s’accordaient à qualifier de barbares, puissent constituer de justes causes pour mener une guerre134. Vitoria s’est en outre opposé aux conver-sions forcées, et a exigé que le libre arbitre soit laissé à ces populations en matière de confession religieuse135. Il relevait toutefois que si les autorités indigènes entendaient contraindre des Indiens convertis au christianisme à reprendre la pratique d’idolâtries, combattre celles-ci constituerait alors une guerre juste136.

En matière de réglementation des conflits armés, Vitoria reprend le concept de la « guerre juste », et le développe en invoquant qu’une guerre, menée de part et d’autre conformément à la réglementation applicable, peut être perçue comme « juste » des deux côtés137. Par ailleurs, se fondant sur les principes du droit naturel, il dénonce les massacres perpétrés contre les populations indien-nes lors de la conquête, déclarant que la commission de tels actes ne pouvait constituer une guerre juste. L’inutilité de ces actes le conduit ainsi à poser les bases du principe de nécessité militaire. En effet, Vitoria ne va pas sans rappe-ler que, conformément aux règles générales dérivant du droit naturel, si le but poursuivi par une guerre constitue une juste cause, la violence armée est légi-time138. Il justifie donc par là les destructions liées à la conduite du combat. Il relève toutefois que seuls sont légitimes les actes nécessaires à la défense du bien public, et que le massacre de populations innocentes et la destruction de leurs biens ne sont pas susceptibles d’entraîner un affaiblissement des forces adverses139. Ne répondant à aucune nécessité militaire, ces actes sont en consé-quence dépourvus de légitimité. Ainsi, l’obligation de distinguer les biens ci-vils des autres, se justifie à ses yeux en vertu du principe de nécessité, dégagé

133 Gome z Ro ble do,A.,Fundadores del derecho internacional, op. cit.,p. 26.

134 Ibid.,p. 22.

135 Tr uyol y Ser ra, A.,La conception de la paix chez Vitoria et L’organisation de la paix chez Grotius, Bruxelles, 1961, p. 269.

136 Vito ria, F.,Obras,éd. Urdanoz, p. 719 in Gomez Robledo, A.,Fundadores del derecho internacional, op. cit.,p. 28.

137 En effet, en labsence dune instance supérieure jugeant du caractère « juste » dune guerre, cette der-nière peut être perçue comme telle des deux côtés (Vitoria,F.,De Indis,III, 6) in Rigaux, F., « Où est la notion de guerre juste ? » inColère, Courage et Création politique,Caloz-Tschopp, M.-C., (dir.), Vol. 1, LHarmattan, Paris, 2011, p. 168.

138 Vito ria, F.,De Indis Relectio Posterior, sive De Jure Belli Hipanorum in Barbaros,first published 1557, text of 1696 inDe Indis et De Jure Belli Relectiones,translated by J.P. Bates (Washington DC : Carnegie Institution, 1917), p. 163, § 18 in OKeefe, R.,The Protection of Cultural Property . . .,op. cit.,p. 6.

139 Vito ria, F.,De Jure belli,15 in Truyol y Serra, A., Foriers, P.,La conception de la paix chez Vitoria, Bru-xelles, 1961, p. 272.

Chapitre 1 : Le patrimoine culturel dans une perspective historique

37 du droit naturel. Or, il y a lieu de relever que parmi ces biens figurent les biens sacrés de ces populations, constitutifs de leur patrimoine culturel, ceux-ci étant dès lors par là aussi mis au bénéfice d’une protection en cas de guerre.

Se fondant à nouveau sur le droit naturel, Vitoria relève également que les actes d’hostilités menés dans le cadre d’une guerre juste doivent être propor-tionnés aux objectifs militaires visés. Il souligne en effet que :

« . . . if little effect upon the ultimate issue of the war is to be expected from the storming of a fortress or fortified town wherein are many innocent folk, it would not be right, for the purpose of assailing a few guilty, to slay the many innocent by use of fire or engines of war or other means likely to overwhelm indifferently both innocent and guilty . . . »140.

Vitoria préconise enfin des mesures semblables en matière de réglementation de la pratique du pillage. En effet, alors que celle-ci était largement perpétrée à cette époque, à l’instar des périodes précédentes, aussi bien dans le cadre de la conquête des Amériques par la Couronne d’Espagne que dans celui des conflits armés menés sur le continent européen, il enjoint là aussi aux belligé-rants d’adopter une approche mesurée, en faisant appel au respect du principe de proportionnalité. Il juge en effet que ce qui peut être pris à l’adversaire doit être en proportion avec les prétentions que l’on peut avoir sur lui, et prêche dès lors la modération dans cette pratique pourtant encore largement jugée à l’époque comme conforme au droit141.

Quoique Vitoria n’ait pas expressément invoqué dans ses écrits le sort du patrimoine culturel dans les conflits armés, il a toutefois contribué à sa protec-tion en dégageant du droit naturel les principes s’imposant aux belligérants pour que soit menée une guerre juste. L’inutilité de la destruction des biens ci-vils qu’il a fermement condamnée s’appliquait aussia fortioriaux biens appar-tenant au patrimoine culturel. Par ailleurs, ses positions à l’égard de cultures et de religions non chrétiennes, dont les différences ne devaient entraver l’octroi à de tels peuples d’un statut d’entités politiques égales en droit, de même que le respect du libre choix confessionnel, posent les fondements d’une obligation de respect du patrimoine culturel et spirituel d’autres nations. Bartolomé de Las Casas (1474-1506), prélat de Séville proche de Vitoria, revendique plus claire-ment encore le respect dû aux populations indiennes. Dans la célèbre « Que-relle de Valladolid » qui l’oppose à Sepulveda, conseiller de Charles Quint, Las Casas exige que soient reconnues la liberté naturelle des Indiens de même que la propriété légitime de leurs terres, et que soient condamnés les massacres et l’esclavagisme dont ils faisaient l’objet. Les bases d’une protection juridique du patrimoine culturel, tant matériel qu’immatériel, étaient ainsi posées.

140 Vito ria,F.,De Indis Relectio Posterior,§ 37 in OKeefe, R.,The Protection of Cultural Property . . ., op.

cit.,p. 7.

141 Nahlik,S. E., Recueil des cours de lAcadémie de La Haye,op. cit.,p. 72.