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Sacrifice non consubstantiel à la fraternité

Conclusion du chapitre

Section 1 : Relation et altérité au sein du concept de fraternité

A. Sacrifice non consubstantiel à la fraternité

93. La question se posant à ce stade est : le sacrifice est-il consubstantiel à un comportement fraternel, rendant la simple prise en compte de l’intérêt d’autrui insuffisante à caractériser la fraternité ?

« Comment concilier le souci de conservation de soi avec la compassion, l’amour de soi avec l’amour du semblable »278 ? Deux distinctions apparaissent comme fondamentales à ce stade, et nous aiderons à faire la lumière sur le rapport entre ces deux ordres d’idées.

94. D’abord le désintéressement n’est pas le sacrifice279.

« L’élément fondamental de l’amour est le désintéressement, c’est à dire l'affirmation de la valeur absolue de celui que l’on aime »280. Le sacrifice lui, est

certes aussi lié à la dynamique fraternelle, mais il n’en est pas une condition sine qua

non281. Il ne s’impose que dans certain cas282. Ainsi, la « fraternité est moins

278 C. Haroche, La compassion comme amour social et politique de l’autre au XVIIIème, op. cit, spéc.

p. 13.

279 Sur la solidarité et le sacrifice, V. P.-Y. Gauthier, Contre Bentham : l’inutile et le droit, RTD civ.

1995, p. 797, spéc. no 68 : « la solidarité contractuelle et patrimoniale ne saurait raisonnablement

conduire à étouffer tout plaisir et réalisation des intérêts de l'individu. Grâce en soit rendue au Tout- Puissant, la vie ne nous a pas été donnée seulement pour souffrir, en droit, pas plus qu'ailleurs ».

Contra, M. David, La solidarité comme contrat et comme éthique, in Institut international d’études

sociales (Genève), éd. Berger-Levrault, Paris, 1982, p. 18, spéc. pp. 24-25, cité in A.-S. Courdier- Cuisinier, Le solidarisme contractuel, op. cit., p. 17, no 25 : « la solidarité pour mériter son nom,

comporte un réel sacrifice de la part de l’individu ».

280 J. Lacroix, op. cit., p. 44.

281 Même chez les chrétiens, considérés comme ayant une conception très exigeante de l’altruisme,

l’amour d’autrui n’est pas conçu exclusivement dans une logique de sacrifice, qui exclut tout intérêt propre dans tous les cas. PMême pour eux, l’amour ne s’exprime pas exclusivement en « hauts faits et (…) grands sacrifices. Par exemple : (...) le renoncement aux biens, exigé dans certaines circonstances ; le martyre, demandé éventuellement » (Hans Küng, Être Chrétien, éd. du Seuil, 1978, p. 297). Il est important de relever que « la communauté primitive (chrétienne) elle-même n’a pas connu de renoncement de principe à la propriété » (Hans Küng, eod. loc., p. 305), et le partage des biens s’y faisait selon les besoins de chacun. Dans la dynamique de l’amour d’autrui pour les chrétiens, chez qui la problématique du renoncement est fondamentale, et où l’on a pu penser qu’« il y a antagonisme entre l’ascétisme chrétien et l’amélioration des destinées humaines » (G. Goyau,

Solidarisme et christianisme, éd. 48, rue de Venise, 1906, p. 6.), « il ne s’agit pas de renoncer à la

conscience de soi-même, ni d’étouffer son moi dans une pieuse évanescence ou dans une ascèse exténuante » (…) mais d’orienter son moi vers autrui : être attentif, ouvert, disponible à autrui, prêt à l’aider sans réserve » (Hans Küng, eod. loc., p. 291).

282 V. sur ce point, mais nous y reviendrons lors de l’étude des supports de la prise en comte de

l’intérêt du partenaire, D. Mazeaud, Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle

?, in Mélanges François Terré, PUF Dalloz Éd. du Juris-Classeur, Paris, 1999, p. 603, spéc. p. 620 no

contraignante que d’autres vertus familiales. Elle ne doit pas conduire au sacrifice suprême. Tous les frères ont un égal droit à la vie »283. Il s’agit donc beaucoup plus de tempérer l’amour de soi-même, de valeurs comme « la ‘‘modération’’, l’‘‘empire’’ sur soi »284, de trouver un équilibre entre ces deux dynamiques opposées ; et à cette fin « sentir beaucoup pour les autres et peu pour nous mêmes, réduire le plus possible l’amour de soi…»285.

95. Ensuite l’attention au moi n’est pas l’égoïsme ; « [par] là se résout le pseudo-problème de l’égoïsme et de l’altruisme. Certes le sentiment du moi est l’universel dans l’humanité, mais il ne faut pas le confondre avec l’égoïsme »286.

Deux degrés dans l’altruisme et le dépassement de soi peuvent être distingués. Le premier est celui de la compassion chez Smith dans une version modérée ; le « juste équilibre entre amour de soi, sensibilité à soi et sensibilité à autrui ; qui se traduit par un comportement, une disposition d’esprit plus réservé : (…) de la modération qui exige un certain empire sur soi-même »287. Le second est celui de la compassion chez

Rousseau, dans une version plus excessive ; « l’amour du semblable, (…) spontanéité (…) excès (…) débordement (…) enthousiasme et (…) générosité ; qui porte vers autrui, qui pousse à l’oubli et l’effacement de soi, qui conduit parfois à la rébellion contre soi-même »288.

contractant est confronté à une situation de crise jusqu’à conduire ou contraindre un contractant à faire fi, dans un esprit de solidarité et de fraternité contractuelle, de ses propres intérêts. Ce sont alors les vertus de patience, de tolérance et d’indulgence que les contractants sont alors incités ou obligés à adopter en faveur de leur partenaire malheureux. Cette exigence d’abnégation n’est pas encore véritablement ancrée dans notre droit positif, ni même entrée dans notre culture contractuelle contemporaine ; ici ou là, cependant, on en trouve quelques traces sous la forme de dispositions législatives, de décisions de justice ou d’opinions doctrinales » ; et Constats sur le contrat, sa vie, son

droit, LPA 6 mai 1998, p. 8 : « Il est parfois demandé aux cocontractants « des sacrifices plus ou

moins importants : il leur est ainsi demandé ou ordonné de faire preuve d’une patience qui peut être infinie […] et d’abandonner tout ou partie de leurs créances quand la situation du débiteur malheureux l’exige ».

283 Y. Guyon, La fraternité dans le droit des sociétés, Rev. sociétés 1989, no 1, p. 439, spéc. no 10, p.

444.

284 C. Haroche, La compassion comme amour social et politique de l’autre au XVIIIème, op. cit., spéc.

p. 19. L’auteur y relève les propos de A. Smith (Théorie des sentiments moraux, Guillaumin, Paris, 1860).

285 A. Smith, Théorie des sentiments moraux, Guillaumin, Paris, 1860, p. 1, cité in C. Haroche, La

compassion comme amour social et politique de l’autre au XVIIIème, op. cit., spéc. p. 19.

286 J. Lacroix, op. cit., p. 46.

287 C. Haroche, La compassion comme amour social et politique de l’autre au XVIIIème, op. cit., spéc.

p. 20.

Mais l’amour désintéressé n’est pas incompatible avec l’intérêt éprouvé envers la personne aidée, ou envers l’acte accompli pour le bien d’autrui289.

Il s’agit donc plus que d’éradication complète de soi, de « savoir modérer l’amour de soi sans toutefois le nier, l’accompagner ainsi d’amour pour autrui. Sans pour autant s’obliger à l’effacement de soi en une communion fusionnelle »290.

Nous pouvons donc conclure que l’altruisme ne veut pas exclusivement dire sacrifice et négation de soi. Arrêtons-nous un peu plus sur les rapports complexes entre intérêt et désintéressement ; c’est à ce titre que la « prise en compte » de l’intérêt d’autrui va se révéler suffisante pour caractériser le comportement fraternel.

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