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Plusieurs raisons expliquent cette perception de la solidarité comme concept plus adéquat, plus à même d’accompagner l’évolution intellectuelle à partir

Chapitre 1 : Approche négative : particularité du concept de fraternité

53. Plusieurs raisons expliquent cette perception de la solidarité comme concept plus adéquat, plus à même d’accompagner l’évolution intellectuelle à partir

de la fin du 18e siècle.

D’une part, le lien du concept de fraternité considéré trop étroit avec la religion, nombreux n’y voyant « finalement, qu’un simple avatar de la vieille notion de charité chrétienne »146, la rendra incompatible avec la pensée de l’époque marquée

par le « mouvement de laïcisation progressive de l’État et, bientôt, du combat anti- clérical »147. Au contraire, la solidarité perçue comme un concept n’ayant aucun lien

avec la pensée religieuse, comme la « variante modernisée et laïcisée »148 ou

142 M. Ozouf, op. cit., p. 165 et 166. 143 M. Borgetto, op. cit. , p. 340.

144 Effectivement, « [le] terme, d'apparence scientifique comme le voulait l'époque, a été préféré à

‘‘charité’’ (connoté religieusement) ou à ‘‘fraternité’’ (sentimental et daté) » (J. Cedras, Liberté,

égalité, contrat, Le solidarisme contractuel en doctrine et devant la Cour de cassation, Rapport

Cass., 2003, p. 215).

145 Constitution française du 4 octobre 1958. V. Préambule, al. 2 : « En vertu de ces principes et de celui

de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'Outre-Mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique » ; art. 2, al. 4 : « La devise de la République est "Liberté, Égalité, Fraternité" ». L’article 1 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme, statue à son tour : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

146 M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la

solidarité, op. cit., p. 349.

147 M. Borgetto, La devise Liberté Égalité Fraternité, PUF, Paris, 1997, p. 80. 148 M. Borgetto, La devise Liberté Égalité Fraternité, op. cit., p. 90.

l’« habillage laïc »149 du concept de fraternité, parut susceptible de donner une assise plus universelle car laïque aux effets juridiques que l’on tentait de lui donner150.

La solidarité est ensuite, issue du langage juridique151 et plus spécifiquement du terme « solidaire » qui seul existait dans la plupart des dictionnaires et encyclopédies de la langue française avant le 18e siècle152, et qui « se dit des

obligations que passent plusieurs personnes ensemble, lorsque chacune promet de payer la somme totale »153. Le terme de solidarité évoluera et sera employé dans un

sens plus courant, celui de « responsabilité mutuelle qui s’établit entre deux ou plusieurs personnes »154, donc d’une qualité de lien - « lien de dépendance

mutuelle »155 - entre deux ou plusieurs personnes.

Mais surtout, la solidarité parut plus compatible avec le développement des découvertes scientifiques, et biologiques, et de la tendance nouvelle à transposer ces découvertes en sciences sociales156. Elle a surtout connu son essor dans son emploi

comme terme du lexique scientifique157, puisqu’elle a d’abord été un « vocable

149 F. Gaudu, La fraternité dans l’entreprise, Dr. Soc. 1990, n°1, p. 134.

150 Dans ce sens A. Supiot, La fraternité et la loi, op. cit., spéc. p. 122: « Cette idée de solidarité (…)

aujourd’hui (…) véritable héritière de la vieille notion de fraternité (…) désigne la cohésion sociale, mais [elle] la fonde sur l’observation d’une interdépendance générale, et non pas sur la foi en une ascendance déterminée. Ainsi peut-elle substituer à l’effet d’exclusion inhérent à la fraternité, un effet d’intégration à vocation universelle ».

151 Le terme « Solidaire » est présenté comme un terme de « Pratique » ou de « Palais » par le

Dictionnaire de l’Académie française qui ignore dans sa première édition le terme de solidarité. Cité

in G. Antoine, Liberté, Égalité, Fraternité ou les fluctuations d’une devise, Unesco, Paris, 1981, p.

149. Pierre Leroux, lui, affirme : « J’ai le premier emprunté aux légistes le terme de solidarité pour l’introduire dans la philosophie (…) J’ai voulu remplacer la charité du christianisme par la solidarité humaine » (P. Leroux, La grève de Samarez, Dentu, 1859, Paris, I, p. 254).

152 Il faut attendre la fin du 18e pour voir le substantif « solidarité » introduit dans le Dictionnaire de

l’Académie française.

153 P. Richelet, Dictionnaire de la langue française ancienne et moderne, t.2, 1728, V° Solidaire. 154 Dictionnaire de l’Académie française, 6e éd., 1835, V° Solidarité, cité in G. Antoine, Liberté,

Égalité, Fraternité ou les fluctuations d’une devise, Unesco, Paris, 1981, p. 149.

155 E. d’Eichtal, Solidarité sociale, solidarisme et dévouement social, in Pages sociales, Alcan 1909,

p. 121, cité in M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et

l’avenir de la solidarité, op. cit., p. 8, note 1.

156 M. David, La solidarité comme contrat et comme éthique, in Institut international d’études sociales

(Genève), éd. Berger-Levrault, Paris, 1982, p. 18, spéc. p. 21.

157 V. dans ce sens A. Croiset, préface, in A. Croiset, L. Bourgeois, École des hautes études sociales,

Essai d’une philosophie de la solidarité, Alcan, Paris, 1902, pp. 9-10 : « la fortune du mot solidarité

s’explique (…) sans peine. Si les individus ne sont (…) que les cellules de la société, le mot par lequel les biologistes expriment l’interdépendance des cellules est celui même qui doit exprimer dorénavant l’interdépendance des individus. Les termes de justice, de charité, de fraternité ont semblé insuffisants. La fraternité même, si chère à la démocratie sentimentale de 1848, a le tort justement de n’être qu’un sentiment, et nos générations modernes avides de science objective et positive, avaient besoin d’un mot qui exprimât le caractère scientifique de la loi morale. Le mot de solidarité, emprunté à la biologie, répondait merveilleusement à ce besoin obscur et profond (…). On recueillit ainsi peu à peu, sous le titre de solidarité, à peu près toutes les idées morales qu’on trouvait conforme à l’idéal présent ».

(…) d’homme de science, physiciens et biologistes surtout ; puis des traités de philosophie et de sociologie ; enfin des textes de caractère socio-politique au sens le plus large »158. La solidarité désignera de plus en plus l’interdépendance des membres d’un groupe social, dans ses deux variantes organiciste ou humaniste159, ainsi que le devoir moral, laïc, qui s’en dégage160. Ce caractère « scientifique » que la solidarité

confèrerait à la loi morale, justifiera l’essor du concept aux dépens de celui de fraternité.

§3. Doctrine du solidarisme : effets juridico-politiques de la solidarité

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