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C’est dans les révélations juive puis chrétienne 124 que le concept de

Chapitre 1 : Approche négative : particularité du concept de fraternité

52. C’est dans les révélations juive puis chrétienne 124 que le concept de

fraternité trouve son origine125. Dans la religion juive d’abord, qui proclamera Dieu

122 La fraternité est par exemple définie dans le Vocabulaire juridique dirigé par M. Cornu comme

« principe de solidarité entre concitoyens consacré par certaines constitutions » (G. Cornu (sous la dir. de), Vocabulaire juridique, 10e éd, PUF/Quadrige, 2014, Vo Fraternité).

123 A. Supiot, La fraternité et la loi, op. cit., spéc. p. 122.

124 À noter cependant que « [la] fraternité, représentée généralement à travers des récits autour de

duos fraternels, est présente dans l’histoire originelle de toues les grandes cultures. Citons, pour la région qui deviendra l’occident, Caïn et Abel pour la tradition hébraïque, Romulus et Remus pour la tradition romaine, et Bellovèse et Sigovèse pour la tradition celto-française. Mais les duos fraternels occupent également une place fondamentale dans la civilisation de l’Égypte ancienne, chez les Indiens du Mexique, chez les Iroquois ou chez les Piaroa de l’Orénoque, et l’on pourrait en ajouter bien d’autres. Les duos fraternels originels constituent de véritables ‘‘modèles relationnels’’, autrement dit des ‘‘archétypes’’ qui renferment une certaine vision de l’homme et de la société. Les diverses interprétations de la fraternité qui se trouvent à l’origine des différentes civilisations sont autant d’interprétations bien précises, sans équivoque, des relations humaines, mais aussi des relations spécifiquement politiques », A.-M. Baggio, La fraternité, un défi politique, Revue Nouvelle Cité 2012, no 553, p. 24, spéc. p. 26.

125 V. cependant C. D. Gonthier, Liberty, Equality, Fraternity : The Forgotten Leg of the Trilogy, or

Fraternity : The Unspoken Third Pillar of Democracy, McGill Law Journal 2000, vol. 45, p. 567,

spéc. pp. 570-571 : « on retrouve déjà la notion de fraternité dans les écrits des philosophes grecs, plus particulièrement Platon et Aristote. Pour eux, la fraternité constituait une composante essentielle de la vie politique. Ils voyaient la démocratie d’un mauvais œil, car ils croyaient que la notion de

comme Unique126 et Père de toute l’humanité. En découle nécessairement un lien de fraternité unissant tous les hommes entre eux. Mais c’est surtout avec la religion chrétienne ensuite, que le concept acquerra une place et importance fondamentales. Issue de la tradition juive, la religion chrétienne reprendra ce dogme de Dieu Père Unique127, et donc de la fraternité entre tous les hommes128, mais développera ce

dernier concept d’une façon toute particulière en affirmant avec force les conséquences qui s’y attachent. La fraternité entre tous les hommes veut dire concrètement et activement l’amour du prochain129, jusqu’à l’amour de l’ennemi

même130, sans distinction de races, cultures, ou nations entre les hommes131.

Jusqu’à la fin du 16e siècle, le concept de fraternité est essentiellement

construit et développé sur la base du dogme religieux. Au 17e, l’école jusnaturaliste

récupèrera le concept de fraternité, mais opérera sa laïcisation et sa rationalisation en le dissociant de son support religieux et en lui donnant un nouveau fondement ; « ce qui ne se fondait jadis que sur la religion et la foi repose aussi désormais sur la liberté supplanterait le concept de fraternité si elle devenait le principe premier. Ils pensaient également que la fraternité était une nécessité de la vie, laquelle pouvait être considérée comme étant une hiérarchie de fraternités : la fraternité du sang devant céder à celle de l’association, et la fraternité de l’association devant céder à la fraternité de la cité ».

126 « Écoutes, Israël : Le Seigneur notre Dieu est l’Unique » (La Bible de Jérusalem, éd. du Cerf,

1998, Vo Ancien Testament, Dt 6, 4).

127 V. Association de la Concordance française de la Bible, Concordance de la Bible Nouveau

Testament, éd. du Cerf - Desclée de Brouwer, 1970, V° Père, p. 415. Jésus en parlant de Dieu

l’évoque comme « votre Père » (La Bible de Jérusalem, éd. du Cerf, 1998, Vo Nouveau Testament,

Matthieu, 5, 16, 45, 48 et 6, 1, 8, 14, 15, 26, 32 et 7, 11 et 10, 20, 29 et 18, 14, et 23, 9, Marc 11, 25, 26, Luc 6, 36, et 12, 30, 32, Jean 8, 41, 42 et 20,17), « ton Père » (eod. loc., Vo Nouveau Testament

Matthieu 6, 4, 6, 18), ou « notre Père » (eod. loc., Vo Nouveau Testament, Matthieu 6,9 et Luc 11,2)

et affirme même « Nous n’avons qu’un Père : Dieu » (eod. loc. Vo Nouveau Testament, Jean 8, 41),

ou « Ne donnez à personne sur Terré le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux » (eod. loc., Vo Nouveau Testament, Matthieu, 23, 8, 9).

128 V. La Bible de Jérusalem, éd. du Cerf, 1998, Vo Nouveau Testament, Matthieu, 23, 8, 9 : « vous

n’avez qu’un seul enseignant, et vous êtes tous frères. Ne donnez à personne sur Terré le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux ». V. égal. G. Goyau, Solidarisme et

christianisme, éd. 48, rue de Venise, 1906, p. 21 : « En disant (…) Pater noster, adveniat regnum tuum, le chrétien s’associe à tous ses frères, fils du même père, pour réclamer le règne de la paternité

divine, c’est-à-dire la réalisation de la fraternité humaine et pour promettre, personnellement, de travailler à cette réalisation ».

129 V. notamment La Bible de Jérusalem, éd. du Cerf, 1998, Vo Nouveau Testament, Jean, 13, 34 :

« Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », et eod .loc. Nouveau Testament, Marc, 12, 29-31 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

130 V. La Bible de Jérusalem, éd. du Cerf, 1998, Vo Nouveau Testament, Matthieu, 5, 44,45 : « Aimez

vos ennemis (…) afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux ».

131 Saint Paul écrit aux Galates, dans un contexte historique de fortes discriminations entre juifs et

non juifs, et contre les étrangers : « Il n’y a plus ni juif ni païen, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ », in La

Nature et la Raison »132. Ainsi la fraternité humaine sera désormais fondée sur le constat de l’identité de la nature humaine donc sur la simple « qualité d’homme »133. Le concept conservera certes toute son éminence dans la pensée religieuse chrétienne, mais apparaîtra avec le jusnaturalisme une nouvelle approche de celui-ci.

Cette mouvance de rationalisation et de laïcisation du concept de fraternité se poursuivra avec force au 18e, traduction de l’évolution générale de la pensée durant le siècle des Lumières, avec le recul du religieux et la montée en puissance de la Raison et de la Nature. Elle aura pour mérites l’« approfondissement sensible de la dimension et du caractère universels de la fraternité »134, permettant ainsi à ce dernier

une plus grande diffusion dans la pensée. Et cette universalisation de la fraternité s’accompagnera d’un emploi plus effectif de la notion avec l’essor de la franc- maçonnerie, où la fraternité – même si entendue de manière différente – ne sera plus une idée abstraite désignant seulement le rapport entre tous les hommes, mais se traduira, pour la première fois135, en critère organisateur d’un corps social spécifique

et laïc136.

Cette évolution affectant le concept de fraternité, son fondement et sa portée, facilitera la sortie de l’idée de fraternité des seuls champs du religieux ou du philosophique, lui permettant ainsi l’exploration de nouveaux domaines tels celui de la politique et puis du droit. La fraternité, entendue de manière différente que chez les chrétiens et les jusnaturalistes, passera d’une fraternité originaire issue de la Paternité commune de Dieu, ou du constat de l’identité de l’humanité dans la nature, à une fraternité-idéal et sera posée sous la Révolution comme but à atteindre par la

132 M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la

solidarité, LGDJ, Paris, 1993, p. 20.

133 « Pour être engagé à rendre un service de cette nature, il ne faut d’autre motif que la qualité

d’homme, dans la personne à qui on le rend » (Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, Livre III, Chap. III, & III, Tome I), cité in M. Borgetto, op. cit., p. 111 ; « Les devoirs particuliers renfermés dans la bénéficence sont compris par les jurisconsultes sous la détermination … des devoirs communs de l’humanité, parce que les hommes se les doivent les uns aux autres en qualité d’hommes » (Burlamaqui, Principes de droit de la nature, p. 397), cité in M. Borgetto, op. cit., p. 111.

134 M. Borgetto, op. cit., p. 22. Remarquons pourtant que la fraternité ayant déjà une portée

universelle chez les chrétiens, ceux sont les fondements du concept qui acquerront un caractère universel puisqu’ils seront rendus indépendants de toute référence à une foi quelconque

135 Certes, la fraternité avait été mise en œuvre pour organiser la vie des premières communautés

chrétiennes ainsi que de certains ordres religieux ; c’est en effet avec le terme de « frères » que les premiers chrétiens s’appelaient, et c’est ce même terme qui apparaît au début des lettres du Nouveau Testament. Cependant, c’est la première fois que cette notion est employée pour organiser la vie d’une entité sociale laïque.

136 M. Borgetto soulève, en ce qui concerne la franc-maçonnerie, que « [la] fraternité, en effet, sert à

la fois à désigner l’institution et ses membres, à limiter l’étendue de leurs devoirs, à légitimer leur existence » (M. Borgetto, op. cit., p. 25).

construction politique nouvelle, et constituera donc un moteur pour les idées révolutionnaires. Elle empruntera cependant au sens chrétien le rôle unificateur, pour être employée par les révolutionnaires comme facteur de cohésion nationale137. La fraternité figurera ainsi aux côtés de la liberté et de l’égalité dans le notable triptyque révolutionnaire français, mais elle sera absente des premiers textes révolutionnaires (La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 Août 1789 et les constitutions de 1791 et de 1793)138. Il faudra attendre 1848 pour lire dans la

Constitution du 4 novembre 1848 « à l’article IV : ‘‘Elle [la République française] a pour principe la liberté, l’égalité et la fraternité’’, et (…) à l’article VIII : ‘‘La République doit […], par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux’’, et (…) à l’article VII : ‘‘Les citoyens […] doivent concourir au bien- être commun en s’entraidant fraternellement les uns les autres’’ »139.

À partir de là, la fraternité poursuivra son cheminement dans la pensée politico-juridique française, avec certes des fluctuations dans son sens140 et son

contenu selon ce qu’on désirait lui faire dire. Elle oscillera entre fraternité universelle associée à l’idéal de paix, ou fraternité plus restreinte justifiant la cohésion d’un groupe seulement (les compatriotes) et l’exclusion d’autres141, ou entre fraternité

idéal à atteindre résultant de l’état de liberté et d’égalité, et fraternité originaire « à

137 M. Ozouf, L’homme régénéré. Essai sur la Révolution française, Gallimard, Paris 1989, p. 9. 138 Excepté une « entrée timide […] dans la constitution de 1791 au détour d’un article additionnel

relatif aux fêtes » (M. Ozouf, L’homme régénéré. Essai sur la Révolution française, op. cit., p. 159).

139 G. Antoine, Liberté, Égalité, Fraternité ou les fluctuations d’une devise, Unesco, Paris, 1981, p.

135.

140 J. Boulad-Ayoub, Contre nous de la tyrannie…: Des relations idéologiques entre Lumières et

Révolution, Hurtubise HMH, Québec, 1989, p. 58 : « On fera appel aux hommes comme citoyens pour

défendre, au nom de l’humanité, et jusqu’à la mort, la communauté qui se trouve menacée et les valeurs sur lesquelles celle-ci s’est fondée : la liberté et l’égalité. On sera ainsi, selon les variations des enjeux idéologiques, tantôt frères parce que l’on est tous enfants de Dieu, tantôt parce que l’on est tous les enfants de la Raison, tantôt parce que l’on est tous enfants de la Patrie ».

141 V. sur ce point G. Antoine, Liberté, Égalité, Fraternité ou les fluctuations d’une devise, Unesco,

Paris, 1981, p. 141. L’intensité et l’échelle à laquelle est appliquée cette fraternité peuvent et ont varié au cours de la révolution, selon que l’on entende la fraternité comme universelle, ou exclusive unifiant le « nous » contre « les autres ». Pour certains, la fraternité doit être confinée à un groupe donné, à une entité particulière, pour avoir une effectivité quelconque ; « le sentiment de l’humanité (…) s’évapore et s’affaiblit en s’étendant à toute la Terré (…) il en est de même du sentiment de fraternité, il faut en quelque manière le borner et le comprimer pour lui donner une activité utile » (B. Barère, Convention nationale, séance du 28 messidor an II, cité in M. Ozouf, op. cit., p. 176). Cette fraternité s’accommoderait parfaitement, contrairement à la fraternité chrétienne, de l’exclusion des étrangers par exemple, si elle est appliquée à l’entité nationale uniquement, comme ceci a été défendu parfois sous la révolution. Il suffit cependant d’appliquer la fraternité sur le fondement de l’appartenance au genre humain, pour retrouver l’universalité du concept (V. sur ce point M. Borgetto

op. cit., p. 597). En 1848, et « après un long purgatoire » (M. Borgetto, op. cit., p. 339), la fraternité

ressurgit. « Elle se veut fraternité des Français, mais aussi des peuples : à la fois conjuration de l’individualisme des droits et de l’antagonisme des nations » (M. Ozouf, op. cit., p. 180).

retrouver plus qu’à inventer [précédant] la liberté et l’égalité »142, ou encore sera entendue comme fraternité sociale, « principe direct qui permit de fonder en droit l’intervention de l’Etat dans un certain nombre de domaines notamment dans le domaine social »143.

Dès le 19e, avec le progrès que connaissent les sciences ainsi que la laïcisation

de la pensée se poursuivant, la notion de fraternité sera mise à l’écart ou, au moins, disparaitra du langage et des débats idéologiques, supplantée peu à peu par une notion plus dans l’air du temps, plus compatible avec la pensée de l’époque144, à savoir la

solidarité.

Malgré cela, la fraternité a été réaffirmée depuis à plusieurs occasions, et elle figure toujours dans le préambule de la constitution de 1958 et dans son article 2145.

§2. Avènement de la solidarité

53. Plusieurs raisons expliquent cette perception de la solidarité comme

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