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Le principe de fraternité rend compte des manifestations de telle prise en compte

Conclusion du chapitre préliminaire

Section 2 : Fonction du principe de fraternité : fondement de la prise en compte

B. Le principe de fraternité rend compte des manifestations de telle prise en compte

160. Dans un deuxième mouvement, il s’agit de remonter des manifestations de la prise en compte pour tenter d’en découvrir en amont le principe de base, l’explication première : le fondement de fraternité.

Or ce mouvement n’est point aisé.

En effet, dès l’introduction s’est imposé le besoin de dégager une théorie pure de la prise en compte, parce qu’elle peut relever d’ordres de valeurs différents.

En effet, si la fraternité suppose nécessairement l’altruisme, qui se matérialise dans le contrat par telle prise en compte, la réciproque n’est pas vraie ; c’est-à-dire que cette prise en compte n’implique pas automatiquement l’altruisme, donc la fraternité480. Nous avons vu qu’elle peut relever d’autres ordres de raisonnement, l’utilité économique, ou la dynamique inhérente à la solidarité telle que définie par certains481. Le principe de fraternité n’est en effet le fondement de la prise en compte,

que telle que définie dans sa théorie pure. En d’autres termes, remonter des manifestations de la prise en compte à son fondement – la fraternité –, revient à examiner le rattachement de cette prise en compte à sa théorie pure.

C’est ce mouvement qui nous occupera lors des parties suivantes de notre travail.

C’est à un second titre qu’apparaît la fonction de fondement occupée par le principe de fraternité : celui-ci rend compte d’une partie de l’évolution de la théorie classique des obligations et contrats, matérialisée par la prise en compte de l’intérêt du cocontractant.

§2. Rôle du principe de fraternité quant à l’évolution de la théorie classique

161. La remise en question de la théorie classique des obligations et contrats passe en partie par la prise en compte de l’intérêt du cocontractant, dans ce qu’elle porte – dans sa théorie pure – comme dynamique de limitation de l’individualisme, pilier de la théorie classique.

479 C. Thibierge-Guelfucci, Libres propos sur la transformation du droit des contrats, op. cit., nº 31. 480 D’ailleurs, même cette prise en compte de l’intérêt du cocontractant, révélatrice du principe de

fraternité s’avère quelques fois difficile à identifier. On a pu remarquer que « si chaque fois qu’une partie commet une faute ou manque de loyauté envers l’autre, on voyait un manque de solidarité, alors le solidarisme serait absolument partout » (L. Leveneur, Le solidarisme contractuel : un mythe,

in Le solidarisme contractuel, L. Grynbaum et M. Nicod (sous la dir. de), Économica, Paris, 2004, p.

173, spéc. p. 181) On pourrait faire la même remarque à propos de la fraternité.

481 V. notamment la thèse de Mme Anne-Sylvie Courdier-Cuisinier, Le solidarisme contractuel, op.

Or cette même remise en question de la théorie classique se traduit, au niveau des fondements482, par une action du principe de fraternité sur les principes de liberté et d’égalité tels qu’elle les définit.

162. Les principes de liberté et d’égalité tels que traditionnellement conçus ont connu une significative évolution. Le principe de liberté, lui-même, est retiré du cercle des principes sacro-saints et indiscutables du droit contractuel483. Bien sûr,

« [il] ne s’agit donc pas d’en finir avec la liberté contractuelle en déniant tout rôle à la volonté individuelle ; il s’agit simplement de contester son autonomie en la soumettant à certaines exigences sociales censées lui être supérieures »484.

Parallèlement, l’égalité simplement formelle des contractants n’est plus suffisante485, elle est conçue de manière beaucoup plus dynamique et réelle.

163. D’ailleurs la pratique met en évidence un rapport problématique entre liberté et égalité; une liberté sans la dimension d’autrui, c’est la liberté du plus fort sans souci de l’intérêt de l’autre partie, et une égalité sans respect de l’altérité, veut dire une conformité sans chaleur486, c’est-à-dire l’anéantissement de la liberté et de

482 Mme Thibierge-Guelfucci affirme que pour regagner une certaine clarté et cohérence du droit

contractuel, il est essentiel, en droit commun, de « se mettre en quête d'une vue d'ensemble irriguée par des valeurs supérieures ou des principes directeurs susceptibles d'englober, d'expliquer et d'innerver la diversité des spécialités » (C. Thibierge-Guelfucci, Libres propos sur la transformation

du droit des contrats, op. cit, nº 19), de « rechercher des pistes d'évolution sous forme de principes, à

la fois induits des règles spéciales et donc en prise avec la réalité des contrats d'aujourd'hui, et déduits d'aspirations supérieures, telles l'utilité sociale, la justice et la fraternité qui, de l'avis de plusieurs auteurs contemporains, sous-tendent notre droit commun »(eod. loc., n° 3).

483 V. par ex. C. Jamin, Quelle nouvelle crise du contrat ? Quelques mots en guise d’introduction, in

La nouvelle crise du contrat, C. Jamin et D. Mazeaud (sous la dir. de), Dalloz, Paris, 2003, p. 7, spéc. p. 18 : « À chaque fois, la liberté contractuelle est érigée en un principe qui va de soi, alors précisément que cette liberté et sa portée sont au cœur de la problématique du droit des contrats depuis un siècle! Celle-ci est néanmoins passée sous silence… ».

484 C. Jamin, Plaidoyer pour le solidarisme contractuel, in Mélanges Jacques Ghestin, LGDJ, Paris,

2001, p. 441, spéc p. 448.

485 V. sur ce point, M. Fontaine, La protection de la partie faible dans les rapports contractuels.

Rapport de synthèse, in La protection de la partie faible dans les rapports contractuels, comparaisons

franco-belges, J. Ghestin et M. Fontaine (sous la dir. de), LGDJ, Paris, 1996, p. 615, spéc. p. 652, n° 57 : « Le temps n’est plus de poser en principe la philosophie individualiste et le présupposé égalitaire du droit des contrat de 1804, puis d’attirer l’attention sur l’apparition et le développement d’exceptions de plus en plus fréquentes. Le nombre de contrats règlementés, et surtout la multiplication de règles de protection à portée générale ont inversé les données. Le droit des contrats contemporain incorpore désormais de manière systématique le facteur d’inégalité et le souci de protection ».

486 Au contraire, la fraternité nécessite la présence d’un Autre, différent de moi, dont la différence

l’individualité de chacun487. Il est donc primordial de dégager une dynamique de conciliation de ces deux principes.

Relevons intégralement l’opinion clef de Mme Thibierge-Guelfucci sur ce point : « En effet, développés à l'extrême dans leur lecture traditionnelle, les principes de liberté contractuelle et de force obligatoire aboutissent à la négation des nouveaux principes induits du droit positif, commun et spécial, des contrats, et déduits de valeurs supérieures qui le fondent. L'évolution contemporaine a démontré en effet comment une liberté contractuelle totale conduit inévitablement à l'inégalité contractuelle ou encore comment le principe de force obligatoire entendu dans un sens absolu peut conférer à la loi contractuelle une rigidité qui la rende indifférente à ses déséquilibres. Ces tensions entre la liberté et l'égalité, entre la sécurité et la justice doivent-elles nécessairement s'analyser en termes conflictuels où les unes devraient l'emporter sur les autres ou peut-on tenter plutôt de les combiner, en faisant le pari d'une possible et indispensable conciliation ? Garder le souci de l'individu, de sa liberté tout en développant le souci de l'autre, du contrat et de l'ordre juridique ; garantir la sécurité du contrat sans pour autant sacrifier la justice contractuelle, c'est dépasser la contradiction pour entrer dans la complémentarité de ces aspirations faites principes. Plutôt que de déployer l'un d'eux jusqu'à l'absolu au mépris des autres, il conviendrait, dans une harmonie dialectique, de donner à chacun sa juste place parmi les autres. Aussi est-il vital que ces nouveaux principes soient compris avec rigueur, souplesse et discernement, comme susceptibles de compenser inégalités, déséquilibres et conflits d'intérêts, non pas in abstracto de manière théorique, mais in

concreto, en s'ajustant aux possibles évolutions du contrat, lui-même considéré

comme chose vivante. Depuis longtemps, les temps ne sont plus à l'absolutisme des principes, au monolithisme du fondement, à la rigidité de la loi contractuelle ou à la radicalité des solutions … »488.

C’est dans le principe de fraternité, dans sa dimension alliant relation et altérité notamment, que nous pouvons trouver un facteur essentiel de régulation et d’harmonisation entre les principes de liberté et d’égalité489. Dans ce sens par

487 Dans ce sens, M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français…, op. cit. p. 254 ; G.

Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, LGDJ, Paris, 1936, no 68, spéc. p. 131 : «

L’expérience démontre que la liberté ne suffit pas à assurer l’égalité, car les plus forts deviennent vite des oppresseurs. Il appartient alors à l’état d’intervenir pour la protection des faibles ».

488 Libres propos sur la transformation du droit des contrats, op. cit., n° 33.

exemple, M. Collart Dutilleul affirme que la « liberté contractuelle est un principe essentiel et qui bien sûr doit demeurer. Mais il s’applique dans un contexte d’égalité des contractants et sous la réserve, pour chacun d’eux, de ce minimum de fraternité dont témoigne la prise en considération de l’intérêt de l’autre dans la détermination du contenu équilibré du contrat ».

La fraternité a donc un rôle à jouer en droit contractuel, aux côtés des autres principes entre autres, celui primordial, de liberté : « la liberté, notamment contractuelle, est un principe général et essentiel du droit, mais à côté d’autres principes qui ont tout autant vocation à être appliqués au contrat. Cela conduit à dépasser la recherche d’une théorie générale du droit des contrats exclusivement à travers des principes qui les gouverneraient en propre. Ainsi doit-on passer des principes généraux du droit des contrats aux principes généraux du droit applicables aux contrats comme à toute autre catégorie juridique »490.

C’est donc également au titre de son effet sur la théorie classique, que le principe de fraternité apparaît comme le réel fondement de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant. Cette dernière participe à la redéfinition de l’équilibre entre principes de liberté et d’égalité, tel que conçu par la théorie classique. En d’autres termes, le rôle du principe de fraternité dans l’évolution de la théorie classique rend compte de l’action de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant dans cette même évolution.

in La nouvelle crise du contrat, C. Jamin et D. Mazeaud (sous la dir. de), Dalloz, Paris, 2003, p. 225,

spéc. p. 240 ; et C. D. Gonthier, Liberty, Equality, Fraternity : The Forgotten Leg of the Trilogy, or

Fraternity : The Unspoken Third Pillar of Democracy, McGill Law Journal 2000, vol. 45, p. 567,

spéc. p. 589 : « part of the solution should involve an understanding of the balance between liberty, equality, and fraternity. Liberty can only be enjoyed in its fullest form in a community that respects and cares for one another. Equality means nothing if it is not informed by the actual differences between people, which may require those in positions of power or advantage to take additional steps to assist those less advantaged, This is substantive equality, It is democratic liberalism, It is community. It is fraternity »..

490 F. Collart Dutilleul, Quelle place pour le contrat dans l’ordonnancement juridique ?, in La

nouvelle crise du contrat, C. Jamin et D. Mazeaud (sous la dir. de), Dalloz, Paris, 2003, p. 225, spéc. p. 238.

Conclusion du Chapitre 2

164. Le concept de fraternité peut être qualifié de principe d’inspiration pour le législateur, le juge et les parties. Il est en effet un principe démonstratif axiome, non directement applicable juridiquement.

Ensuite, celui-ci occupe la fonction de fondement de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant, telle que définie dans sa théorie pure.

D’une part, un double mouvement caractérise le rapport entre ce principe et la prise en compte. Dans un premier mouvement, cette dernière en découle. Dans un mouvement opposé, seul ce principe est capable de rendre compte des manifestations d’une théorie pure de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant.

D’autre part, ce principe, dans son rôle d’harmonisation des principes de liberté et d’égalité, apparaît comme fondement capable de rendre compte de la partie de l’évolution de la théorie classique des obligations et contrats se matérialisant par telle prise en compte.

C

ONCLUSION DU TITRE

2

165. Si les difficultés reliées au problème de juridicité du principe de fraternité peuvent être surmontées, celui-ci apparaît comme ayant une effective fonction en droit contractuel. Il permet de dépasser les insuffisances des fondements concurrents avancés de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant, à savoir la bonne foi et le solidarisme contractuel, et se présente comme l’affirmation première justifiant cette prise en compte. Il est donc le fondement réel de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant.

C

ONCLUSION DE LA PARTIE

1

166. Avant de nous lancer dans l’examen de l’existence matérielle de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant, nous avons pu cerner l’existence théorique de celle-ci, grâce à l’étude de son fondement : la notion de fraternité.

167. La définition de la fraternité a servi à démontrer qu’elle est le support conceptuel de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant.

En effet, une approche négative a pu mettre en lumière sa particularité par rapport à la solidarité. Si celles-ci se rejoignent quant à leur nature de principes éthico-politiques, non directement applicables juridiquement, elles se distinguent conceptuellement, la fraternité comportant une charge affective sentimentale, et étant une qualité de rapport indépendante d’un système de relations préexistant ou de l’intervention de l’état pour être mise en œuvre, ainsi que dans leur domaine, la fraternité concernant la qualité du rapport à autrui au-delà du strict domaine pécuniaire.

Une approche positive a permis de démontrer une correspondance des caractéristiques d’une théorie pure de la prise en compte avec le contenu du concept de fraternité. En effet, cette dernière allie dynamique relationnelle et altérité, et comporte une dimension altruiste qui ne peut être confondue avec le sacrifice, rendant la prise en compte suffisante, comme intensité d’attention portée à l’intérêt d’autrui, pour caractériser de la fraternité.

168. La problématique de la juridicité du concept de fraternité a pu mettre en avant sa fonction de fondement réel de cette prise en compte.

En effet, le problème de juridicité de la notion peut être surmonté, le Droit étant capable de consacrer et d’inciter à certains comportements relevant du contenu conceptuel de la fraternité, et la généralisation de celle-ci loin de rendre inutile le droit, contribuant à l’efficacité de ce dernier.

Elle est apparue à ce titre, en droit contractuel, comme capable de dépasser les limites des différents fondements concurrents avancés de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant, à savoir l’hypertrophie de la notion de bonne foi, et les écueils du solidarisme contractuel, qui généralise artificiellement le modèle du contrat de société, et qui est construit sur une confusion, l’union des intérêts contredisant la solidarité.

Elle se présente donc comme le principe premier, fondement adéquat de la notion. La fraternité a pu être qualifiée de principe-affirmation première, de principe démonstratif-axiome, dont découlent entre autres, les comportements de prise en compte de l’intérêt du cocontractant, et qui permet de rendre compte des manifestations d’une théorie pure de celle-ci. C’est également au titre de son rôle d’harmonisation des principes de liberté et d’égalité, qu’est apparu sa fonction de

fondement, rendant compte de la partie de l’évolution de la théorie classique des obligations et contrats, matérialisée par la prise en compte.

L’existence conceptuelle de la prise en compte de l’intérêt du cocontractant peut donc être cernée grâce au principe de fraternité qui en constitue le support conceptuel, et le fondement réel.

C’est maintenant l’examen de l’existence matérielle de celle-ci qui nous occupera dans notre deuxième partie.

Partie 2 : Manifestations de la prise en compte de l’intérêt du

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