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Quelques précisions de méthode

B. La réalité de la notion

VI. Quelques précisions de méthode

40. La rigueur de la recherche nous impose d’oser nommer le fondement que nous avons trouvé le plus adéquat à cette dynamique : le principe de fraternité, aux dépens de celui de solidarité. Ce principe se montrera tout aussi essentiel que les autres se disputant le terrain contractuel.

41. Notre travail ne prétend pourtant pas avancer un seul principe – la fraternité en l’occurrence – comme fondement général de la théorie générale des obligations et du contrat, capable de rendre compte de toute l’évolution de la théorie classique, en remplaçant l’autonomie de la volonté. Notre recherche a pour but au contraire, de centrer le regard sur une dynamique particulière et exceptionnelle : la prise en compte de l’intérêt du cocontractant, pour en démontrer le fondement, et pour en examiner la réalité et la portée effectives en droit contractuel.

La prise en compte de l’intérêt du cocontractant, fondée sur un principe de fraternité, demeure pourtant un facteur d’évolution de la théorie classique des obligations et du contrat, par l’introduction d’aménagements au principe d’autonomie de volonté et à son corollaire, la force obligatoire du contrat.

contrat en période de crise, op. cit., spéc. no 17 : « L'homme, tout d'abord, n'est pas pourvu d'une

raison unique. Sa raison est culturelle, elle dépend de son vécu familial et social, des mœurs, de la société concernée. Il y a probablement autant de raisons qu'il y a d'hommes. La rationalité de l'homme est nécessairement contextualisée. L'homme, ensuite, ne se réduit pas à des choix rationnels mais agit souvent par passion. En outre, les choix individuels sont motivés par des intérêts individuels si différents les uns des autres qu'il est illusoire de penser qu'un intérêt collectif puisse être la somme de ces intérêts individuels (…) Enfin le droit est avant tout humaniste ». Par ex. aussi, quant au droit social, V. A. Supiot, La fraternité et la loi, Dr. Soc. 1990, n°1, p. 118, spéc. p. 126 : « Une rationalisation du droit social qui nie, ou méconnaît la part du sentiment, de l’histoire, et de la morale, dans les processus de socialisation, ne peut prétendre, en vérité, être tout à fait rationnelle ».

Elle ne se présente guère comme fondement global et général capable de rendre compte de toute l’évolution, mais d’une partie du paysage contractuel renouvelé, qu’il n’est pas scientifiquement justifié d’ignorer110.

42. L’objectif est de démontrer simplement, que le phénomène d’une telle prise en compte, et avec lui son fondement de fraternité, sont réels en droit contractuel, et ne relèvent pas de « l'inflation verbale dont le contrat est aujourd'hui l'objet (…) signe d'une nouvelle tendance attachant aux mots un sens symbolique et une force incantatoire, souvent au détriment de la rigueur juridique »111. Nous

tenterons de mettre en évidence les manifestations, en droit contractuel, de la dynamique de prise en compte incitée ou spontanée de l’intérêt du cocontractant dans sa théorie pure, qui constituent autant de tempéraments à la liberté contractuelle et d’aménagements à la force obligatoire du contrat.

Notre travail répond donc à un double souci, de tenter de découvrir le fondement d’une telle dynamique en droit contractuel, dans un contexte traditionnellement hostile à de telles idées, et de mettre en évidence et de systématiser toutes les hypothèses où se manifeste telle prise en compte, en « [regroupant] sous une même rubrique ce qui apparaît de manière éparse et désordonnée »112.

110 Dans le même sens, mais quant à la portée du solidarisme contractuel, v. D. Mazeaud, La bataille

du solidarisme contractuel : du feu, des cendres, des braises…, in Mélanges Jean Hauser, Lexisnexis

Dalloz, Paris, 2012, p. 905, spéc. no 16 : « On insistera, d’une part, sur le fait que cette proposition

d’intensifier l’exigence d’éthique contractuelle non seulement n’a pas pour ambition de révolutionner la théorie générale du contrat, mais simplement de l’adapter, de l’enrichir, pour qu’elle appréhende la réalité contractuelle contemporaine, mais encore, n’a pas pour objet de substituer, de façon générale, les idées d’altruisme et de fraternité aux principes de liberté et de prévisibilité contractuelles. Ce n’est que de façon exceptionnelle, pour faire face à une situation contractuelle de crise, que le législateur ou le juge sont fondés à imposer à un contractant de prendre en considération les intérêts de son partenaire et de lui imposer des « sacrifices », sous forme de modification du contrat ou de renonciation à une créance. En somme, l’exigence d’éthique contractuelle que nous défendons ne consiste pas à exiger de chaque contractant qu’en tous temps et en tous lieux il aime son partenaire, comme un frère ».

111 M. Mekki, Le discours du contrat : quand dire, ce n’est pas toujours faire, RDC 2006, p. 297. 112 C. Jamin, Le procès du solidarisme contractuel : brève réplique, in Le solidarisme contractuel, L.

Grynbaum et M. Nicod (sous la dir. de), Économica, Paris, 2004, p. 159, spéc. p. 169, no 13. Sur le

rôle de la doctrine qui dépasse la systématisation, v. M. Mekki, Les doctrines sur l'efficacité du

contrat en période de crise, op. cit., spéc. n° 4 : « Classiquement, la doctrine française remplit une

fonction dogmatique, de systématisation. Elle classe, elle définit, elle rend plus cohérent Elle a pour objet le Sein, et se contente de dire ce qui est. Une telle vision de la doctrine serait réductrice. Cette dernière désigne également un ensemble de projets, de programmes, parfois d'idéologies. Elle est en ce sens normative et a alors pour objet le Sollen, ce qui devrait être. En somme, en droit, la doctrine ne se contente pas de récolter (le droit positif), elle se charge aussi de semer (le droit prospectif) ».

43. Nous devrons certes consacrer des développements consistants et indépendants, à chacune de ces techniques du droit contractuel introduisant à notre avis la prise en compte de l’intérêt du cocontractant, parce que c’est dans la compréhension du fonctionnement de la technique, et très souvent dans son évolution, que se manifestera la prise en compte, objet de notre étude. Mais, vu la complexité de l’entreprise, il s’est vite avéré impossible de procéder à des développements transversaux entre ces techniques contractuelles. Nous tenterons donc de consacrer des développements successifs à chacune de ces manifestations, en tentant pourtant de systématiser leur présentation, pour faire ressortir en filigrane l’incidence de telle prise en compte sur la théorie classique des obligations et du contrat.

44. Notre travail se place nécessairement dans une optique refusant les oppositions franches, les raisonnements cloisonnés, ou les « tranchées intellectuelles » si l’on peut dire, présentant les ordres de réflexions différents – en l’occurrence la morale et l’utilité –, ou les valeurs à l’œuvre dans le contrat113,

comme nécessairement exclusifs l’un de l’autre, comme n’ayant aucun point de contact114.

D’ailleurs, une tendance actuelle va même jusqu’à soutenir l’efficacité économique des comportements coopératifs, fraternels, bref, la valeur marchande du souci de l’autre ; l’« idée de fraternité, de collaboration, fait l’objet d’un intérêt croissant dans de nombreuses disciplines (…). En marge de cet intérêt sociologique, l’intérêt économique est tout aussi frappant, notamment dans le formidable

113 V. à titre d’exemple sur la non contradiction nécessaire entre liberté et loyauté, D. Mazeaud,

Regards positifs et prospectifs sur « Le nouveau monde contractuel », LPA 7 mai 2004, p. 47, spéc.

no 25 : « Pas plus qu'ils n'opposent loyauté et sécurité, les Principes (du droit européen du contrat)

n'envisagent en termes antagonistes la liberté et la loyauté contractuelles, puisqu'ils prévoient que celle-là ne peut s'épanouir que dans le respect de celle-ci c’est (…) en termes de complémentarité que sont appréhendés les impératifs de liberté, de sécurité et de loyauté », ou encore sur la non contradiction nécessaire entre le solidarisme et l’efficacité économique, N. Mathey, L'obligation de

contracter de bonne foi s'invite dans la cession d'actions, Rev. sociétés 2005, p. 587.

114 Dans notre sens, J.-P. Chazal, Les nouveaux devoirs des contractants, est-on allé trop loin?, in La

nouvelle crise du contrat, C. Jamin et D. Mazeaud (sous la dir. de), Dalloz, Paris, 2003, p. 99, spéc. p. 116 : « la morale et l’économie sont inextricablement imbriquées, de sorte qu’il est artificiel de les opposer juridiquement » ; eod. loc. p. 117 : « le jugement moral du comportement des contractants n’est pas économiquement indifférent ». Contra D. Mainguy, À propos de « l'affaire de la

rétractation de la promesse de contracter », JCP 2012, I, p.808, spéc. no 17 : « Le moins qu'on puisse

en dire c'est que les valeurs ainsi identifiées, morale ou utilité, sont difficilement compatibles ». Celui-ci poursuit sur la difficulté d’appréhender d’ailleurs certaines notions qu’il considère techniques comme des valeurs proprement dites : « La question de la sécurité juridique des transactions ou du respect des engagements sont des éléments techniques trop vagues pour être

développement de la théorie dite des jeux qui révèle l’intérêt économique des situations de coopération sur celles de non-coopération ou dans la présentation de la confiance en tant que concept économique »115.

Notre souci humble sera surtout de présenter certains éléments qui permettent de dépasser des contradictions jugées comme insurmontables.

45. Au regard de l’étendue du domaine de la recherche qu’il nous est impossible de couvrir entièrement, nous nous devons de circonscrire notre champ de recherche.

Nous travaillerons sur le contrat interne de droit commun, synallagmatique, et onéreux.

Le sujet étant la prise en compte de l’intérêt du partenaire contractuel, ceci nous mène d’abord à exclure toutes les institutions extra-contractuelles, telles la gestion d’affaire, les conventions bénévoles, ou l’obligation naturelle, qui sont pourtant des supports nets de la prise en compte de l’intérêt d’autrui.

Ensuite nous travaillerons sur le contrat interne de droit commun, sur la théorie générale des obligations et du contrat française, puisque nous nous interrogeons sur la réalité de la notion rattachée au concept de contrat lui-même, et non à titre exceptionnel concernant certains contrats spéciaux. Ceci ne nous empêchera pas d’avoir recours à certains exemples de droit comparé, ou tirés des contrats spéciaux, notamment le droit des affaires, le droit de la consommation et le droit du travail, souvent pour démontrer la particularité de notre hypothèse par rapport aux solutions qui y sont adoptées.

véritablement tenus pour de telles valeurs qu'on pourrait attacher à la ‘‘morale’’ comme à ‘‘l'efficacité économique’’ » (eod. loc.).

115 S. Lebreton, L’exclusivité contractuelle et les comportements opportunistes. Étude particulière aux

contrats de distribution, préface Pédamon, av-propos J. Monéger, Litec, 2002, p. 227, no 159. V. égal.

Ph. Jestaz, Rapport de synthèse. Quel contrat pour demain in La nouvelle crise du contrat, C. Jamin et D. Mazeaud (sous la dir. de), Dalloz, Paris, 2003, p. 243, spéc. p. 253 « Car si le contractant trouve normal, comme l’enseignait l’utilitarisme, que son partenaire envisage exclusivement son intérêt propre, et si par conséquent il en fait de même pour ce qui le concerne, le contrat qui étire ses effets dans le temps risque fort de manquer son but. Ainsi le bon sens, joint à un calcul économique vrai, incite plutôt les contractants à coopérer et les théoriciens à voir dans le contrat un mode de coopération », mais aussi la notion de « Bien relationnel », sur laquelle par ex. G. Benedetto, Bene

relazionale, in Dizionario di economia civile, L. Bruni, S. Zamagni (a cura di), Citta' nuova editrice, Roma,

Enfin, l’intérêt de la recherche se présente dans l’examen de la réalité de la notion dans le contrat synallagmatique et onéreux. En effet, si telle prise en compte est exclusivement rattachée à l’intention libérale ou à la notion de gratuité, elle n’aurait aucune particularité, et partant aucun intérêt. L’enjeu se trouve justement dans l’examen de l’existence de celle-ci en dehors des situations où l’intention libérale, ou la gratuité sont en jeu116.

Nous nous intéresserons à toutes les phases de la vie du contrat, de sa formation à son extinction, en passant par son exécution, telle prise en compte n’étant pas liée à une phase précise de la vie contractuelle.

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