2. Clinique différentielle__________________________________________________________86
2.2. Quelques rencontres et lectures cliniques 98
2.2.2. Sacha ou l'objet réel nourriture
La rencontre que je vais maintenant retracer est aussi une rencontre bouleversante. Elle vient exprimer tout ce que l'autisme a d'indicible. Écrire ce travail relève vraiment pour moi d'une gageure, envers cet adolescent d'abord, qui s'est saisi de moi, de ma présence, bien malgré moi si je peux dire, mais avec lequel j'ai fait le pari que ce qu'il voulait travailler ne relevait pas forcément d'un impossible. Et ensuite envers moi, parce que je n'ai jamais rencontré quelqu'un autant en souffrance et en désarroi pour trouver des solutions, des freins à sa jouissance ! Aussi je vais maintenant tenter de mettre en œuvre comme expérience la question du transfert, la question du sujet et la question de l'astructure avec le travail de ce jeune, ce qui me permettra de continuer à confirmer et articuler d'autres points, comme traits caractéristiques de l'autisme de Kanner. Je propose d'abord quelques éléments de l'histoire de Sacha.
► Comment est né ce sujet ? Quelle est son histoire?
Sacha est un adolescent autiste accueilli dans un établissement à plein temps, depuis ses neuf ans. Il a une petite sœur de trois ans sa cadette. Sa mère explique qu'elle n'a pas mis son fils en
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crèche et « l’a laissé à une nourrice qui était malheureuse dans son couple » et elle a culpabilisé de le lui enlever lorsqu'ils ont dû déménager, tellement cette dame était attachée à Sacha, qui la comblait. A l'âge de 9 mois, elle se souvient que Sacha ne voulait pas se mettre dans la poussette mais dans la corbeille pour les courses. Vers 18 mois, après un déménagement (ses parents vivent souvent des changements professionnels), il passe son temps la tête dans les cartons. Puis, la directrice de la crèche leur dit que leur enfant est autiste, et que s'ils l'avaient mis en crèche plus tôt, ils l'auraient su plus tôt.
Sacha est diagnostiqué autiste à 24 mois. Ils s'installent alors et font construire une maison en fonction de lui, sa chambre à l'écart des autres, afin de protéger leur sommeil de ses hurlements.
Jusqu'à l'âge de 1213 ans, son père est absent pendant la semaine mais, suite à son licenciement, il s'installe à son compte, chez lui. Parallèlement, il se réinvestit auprès de Sacha.
Monsieur a été élevé par sa grandmère, car sa mère ne voulant pas d'enfant ne s'est jamais occupé de son fils, et son propre père ne lui parlait pas. Les grandsparents de Sacha disent qu'ils ne s'imaginaient pas avoir un enfant. Aujourd'hui, ils sont assez présents, notamment lorsque leur fils est seul à la maison avec Sacha, puisqu'il arrive que sa mère s’absente tout le weekend, notamment lorsque il est là. Aussi, il semble par son autisme contribuer à faire exister un lien de son père à ses propres parents, mais le lien parental a été dégradé.
Sa mère a aussi une histoire douloureuse, assez compliquée. Elle est une enfant de la DDASS, placée et replacée dans de multiples familles d'accueil. Elle a une position subjective qu'elle dit angoissée et angoissante, et critique beaucoup son mari dans sa façon de faire. Elle semble n'envisager la position paternelle que sur le versant imaginaire. Lorsque je lui demande de me parler de l'histoire de Sacha, comment il est né, elle me répond qu'elle aurait du m'amener des photos, puis m'explique que Sacha était « un enfant anorexique, difficile, il ne mangeait rien, à part, à partir de deux ans des coquillettes et des petits suisses ». Son rapport à la nourriture engendre des situations difficiles, voire de maltraitance, induites par le comportement de Sacha.
Elle me dit qu’elle culpabilisait de ne pas lui donner suffisamment à manger et qu’il mange diversifié seulement depuis qu’il fréquente des institutions. Son discours est assez négatif à l'endroit de Sacha : « il me mange les neurones », « il y a une mauvaise ambiance quand il est là », « j'en veux plus... »… Le quotidien est parfois invivable et la présence de Sacha est une véritable souffrance pour tous les membres de cette famille, parce qu'il est difficile de prévenir ses magistrales crises. La petite sœur semble faire face bien qu'elle ait parfois peur de son frère. Il arrive à cette maman désemparée devant la violence des crises, de donner à Sacha une double dose du traitement. Elle rapporte qu'il s’est un peu apaisé depuis que son père est revenu travailler au domicile. Dans sa vie professionnelle, elle dit ne pas être épanouie. Et elle paraît beaucoup souffrir de sa vie personnelle.
Aux 89 ans de Sacha, ses parents demandent un relais au moment des repas, pendant le weekend et les vacances ; après deux écueils de placement en famille d’accueil. Ils font de multiples démarches à l’étranger pour trouver un établissement fermé et sont dans un grand souci, bien légitime par rapport à l’avenir de leur fils, qui aujourd'hui a intégré un foyer de vie.
En fait, on observe plusieurs temps chez ses parents. Au départ, lorsque Sacha est encore petit ils apparaissent militants, puis à mesure qu'il grandit, le désespoir les gagne. Ils ne s'occupent jamais de lui ensemble, pour se relayer, se reposer et la solution de le faire partir en weekend est une mise à l'écart volontaire, par nécessité, afin de se préserver. Alors jeune adulte, un signalement de maltraitance est effectué dans la structure où Sacha part en weekend et en vacances, ce qui a opéré une remobilisation autour de Sacha, un réinvestissement de leur part. Ils le prennent plus souvent, en même temps que leur couple se sépare. La séparation est effective quelques années après. Depuis, l'équipe institutionnelle observe que la parole de ses parents est moins négative ou vide à l'endroit de Sacha. Sa maman associe ses difficultés avec Sacha à ses difficultés financières, en tant que Sacha coûte, il a une place qui coûte. Sacha est un autiste très difficile.
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Il est un adolescent se montre doué pour des activités comme l’escalade, l’équitation, la piscine ou la randonnée. Il aime être à l’extérieur, il est plus calme, plus disposé à entendre. Il aime découvrir des lieux nouveaux, piqueniquer, se baigner, se promener en voiture ou à cheval… Bien que son attention soit facile à capter, elle est difficile à maintenir. Instable, il passe d’une chose à l’autre ou reste passif et il a besoin de beaucoup de stimulations selon ses éducateurs. Il peut témoigner d’une envie d’apprendre, même si elle est fugace. Il apprécie les moments de calme (devant la télévision assis dans le canapé ou à écouter une histoire…). Il participe aussi à certaines activités manuelles.
Il est sensible aux personnes qui l’entourent, aime les compliments et peut faire en retour des câlins. Il tète parfois sa langue dans ces momentslà. Il aime bien s’asseoir sur les genoux d’un adulte, lui tenir les poignets et se balancer d’avant en arrière. Des périodes d'apaisement alternent avec des moments de crise, qui correspondent souvent à des changements, séparations ou des situations qui ont trait à la nourriture. La question des temps de repas, de ruptures, de départs et de retours est très problématique. Sacha a par ailleurs la particularité de cultiver le savoir faire faire, mais aussi repérer l'objet dangereux et aller là où on ne voudrait pas qu'il aille.
► Symptomatologie développée
Lorsque je le rencontre pour la première fois, il donne l'impression d'un garçon tonique, solide et très bâti pour son âge. Il met une telle vigueur dans ce qu’il fait qu’il est parfois très bruyant, il ne parle pas mais crie ou chantonne des syllabes. Il regarde, pas longtemps, mais il regarde. Sa bouche ne semble pas avoir de bord, il a souvent la langue dehors.
Bien qu’il n’établisse pas de relation, Sacha ne s’isole toutefois pas et sait très bien se faire comprendre pour satisfaire ses besoins. Il va toujours vers la personne susceptible de pouvoir répondre ou de pouvoir céder. Il écoute aussi qui il veut.
Dans le quotidien, il est relativement autonome, même s’il a besoin d’être sollicité. Il s'habille seul, il n’arrive juste pas à défaire ses lacets ou son pantalon mais sait demander de l’aide.
Il a appris à table, à se servir du couteau même s’il ne coupe pas vraiment. Il peut passer chez lui des nuits à hurler, sinon il dort relativement bien. Il lui arrive parfois d’être énurétique, sa mère le lie à ses érections nocturnes. Elle raconte qu'elle ne veut plus le prendre faire des courses car il fait toujours pipi dans le chariot.
Sacha est un adolescent agréable, mais il ne supporte pas le « non », la frustration et l’attente. Toutes les situations ayant trait à la nourriture ou à une séparation engendrent des crises spectaculaires, avec comportements autoagressifs, où il se griffe, se tape la tête avec sa main, se mord la main, la langue, cherche à se faire vomir, ou se tape le pied ou la main sur le sol. Ses crises viennent border les moments de séparations, les départs comme les arrivées. Il peut être très violent avec luimême, les autres ou les objets, qu'il brise alors violemment. Ses crises ne durent pas longtemps mais sont fréquentes, à raison de trois ou quatre par jour voire plus. Leurs durées font l'effet d'une éternité, d'une suspension du temps.
Il témoigne toujours d'un besoin de la présence et du regard d'un autre et s'en remet souvent à quelqu'un pour tenter de le contenir, blessant alors ce dernier. Chez lui, il montre sa détresse en allant chez les voisins de sa maison pour se faire entendre et terminer la crise. Ceci produit un insupportable et un certain épuisement des ressources de son entourage, de ses éducateurs et de ses parents. Cependant, un lien particulier se noue toujours avec lui, du fait de son côté parfois très tranquille et autonome, mais aussi de son côté sombre, de souffrance et horreur extrême, et du fait de son visage d'ange avec une forte personnalité autistique.
Sacha ne supporte pas de voir partir des gens, de devoir attendre l’heure du taxi, que l’on n' aille pas là où il voudrait. Il peut par contre manifester son ressenti de façon délicate en replaçant la main qui passe les vitesses sur le volant, n'aimant pas que l’on ne conduise pas les deux mains sur le volant ou que l’on croise les jambes, ou que l’on retrousse les manches… Mais ce sont vraiment ses
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obsessions envers la nourriture qui restent sources d’insupportables, d’angoisses et de crises. Il ne peut pas attendre. Il lui faut tout, tout de suite, et supporte mal de voir se préparer un repas, de partager les plats, de voir les plats en attente, de terminer le repas.... Il est très sélectif, préfèrant les pâtes, sucreries, le sel, un oignon ou un citron à la viande et aux légumes. Et il est inlassablement et irrémédiablement attiré par les cuisines, les placards, les frigos, qu'il ouvre et ferme. Ses seules demandes sans dit se portent sur le fait d'obtenir une nourriture et s'il l'obtient... ceci l'insupporte. La seule chose apaisante pour lui est d'aller chercher les plats pour le groupe.
Le texte du déroulement du travail et sa visée clinique, n'a pu être inséré, faute de place, aussi je passerai directement aux indices cliniques du rapport au monde de Sacha.
► Indices cliniques
Rapport du sujet à l'objet
Sacha manipule souvent des ficelles ou des petits objets, dans des moments calmes. Il tape avec, sur la table, sur le sol ou sur toute surface plane. Son regard est alors dans le vide et il énonce très fort, parfois en criant ou sur un ton chantonnant, certaines syllabes en continu, dans le son « a ».
La première fois que je le rencontre, lors d’une sortie à l’extérieur en groupe à la piscine, Sacha passe son temps dans l’eau à taper avec ses mains à plat sur le bord de la piscine, en criant « lala
lalalala ». Ensuite, à quatre pattes, il observe le sol, le tape, le creuse, enlève ce qui dépasse, ou ce qui est accroché. Il semble parfois s’adresser au sol. Très tonique et rapide, il a une grande aisance à faire rouler sa ficelle et taper son objet au rythme de ses cris et balancements. Il casse beaucoup et semble satisfait de casser... Il détruit le matériel, n'est pas délicat mais peut l'être avec certaines choses : la recette du gâteau au chocolat faite au début avec ses éducateurs est toujours affichée dans la cuisine. Une des rares choses qui n'a pas été arrachée ou détruite.
Sacha détruit, ou ramène à l'horizontale, ce qui s'érige ou est vertical, témoignant de cet impossible accès à la dimension 2, à la loi phallique, de ce qui est audessus de nous. La seconde année de l'accompagnement, je vois Sacha faire ses stéréotypies pour la première fois sur un mur, à la verticale. L'accès à la dimension 2 est né. Il tolère désormais les objets verticaux, et, comme on le verra, découvre plus tard la dimension 3. A cette époque, un atelier casse est mis en place à l'IME : il ne casse alors plus d'objet mais cela a provoqué un déplacement de sa destructivité, sur l'autre semblable ou adulte.
Le vélo ne l’intéresse pas, au contraire d’autres adolescents autistes qui y passeraient leurs journées. Il préfère la voiture ou le camion, qui écopent souvent de ses moments difficiles. Son cahier où est écrit ce qu’il fait durant la semaine accompagné de photos, réalisé avec l’institutrice et les éducateurs est très important pour Sacha. Établi pour favoriser le lien avec les parents, ce cahier est beaucoup utilisé par ses parents, surtout au début. Il prend soin de l’emmener chaque weekend avec lui et le manipule toujours avec une précaution surprenante. De même, sa valise est très importante. L'intérêt d'un travail sur le lien entre les lieux qu'il fréquente (maison, institution, lieu de weekend, de vacances) est vérifié. Ainsi, la confection du cahier, pour historiser son vécu, son expérience mais aussi la réalisation d'albums photos, d'objets divers, qui circulent, ou encore des appels téléphoniques des parents dans les moments de transition. Quelques appels de sa maman furent extrèmement appréciés par Sacha.
Quelle est cette attraction particulière qu’exerce l’objet pour Sacha? Que viennent dire ces objets autistiques bruts que sont les bouts de ficelles, papiers ou branches qu'il manipule par terre ? S'en complètetil ? Objets sensations ? La nourriture possède un autre statut : elle s’avère réelle et destructrice, d'abord un objet pulsionnel. Au début, j'observe qu'il mange tout ce qui reste dans les plats, sur la table... et qu'une fois fini, il n'en est pas plus apaisé, au contraire parfois. Qu'il y ait beaucoup de nourriture ou qu'il n'y en ait pas ou plus, ça reste terrible pour lui. Il trouve alors la
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solution de cacher les plats, de façon à pouvoir manger ensuite, à peu près tranquillement. Étant donné l’état dans lequel il met l’objet nourriture, ses parents verrouillent tous les placards contenant des aliments. Parfois, ils peuvent, par dépit (Sacha est vraiment très difficile), laisser tout à disposition sans apporter de régulation. Sacha peut chercher toute une journée, perspicace, à se procurer de la nourriture. Habité par cette quête, il est alors tendu et n’accepte aucune autre activité.
Par contre, l’abondance de nourriture l’empêche de faire un choix. Aussi, l’institution a toujours organisé pour lui la mise à disposition plutôt que la privation, mais une mise à disposition très régulée, avec toujours, pour chaque éducateur l’objectif d’une mise à distance de la nourriture. Si l'on fait disparaître la nourriture de son champ de vision ,et que l'on fait tout pour qu'il n'y pense pas, il harcèle les placards, frigos ou lieux susceptibles d'en contenir et, déterminé, peut alors beaucoup casser. Les débordements sont difficiles à canaliser et Sacha travaille aussi cela à l’atelier cuisine (préparation de repas, fabrication de gâteaux…).
Le véritable objet de la jouissance de Sacha est donc la nourriture. Sa quête, toutes ses journées, se porte sur la nourriture, dont il cherche à se remplir. Parfois une phrase, telle que
« Qu'estce que c'est que ce bazar, il n'y a plus de chocolat!! » ou « ouh! Il va falloir remplir ce frigo! » suffit à le calmer et le faire passer à autre chose, mais pas pour longtemps. Les moments de repas qui scandent la vie sont toujours vécus intensément mais surtout les avants et les après.
Depuis toujours, il cherche à manger tout ce qui peut se manger, et détruit, casse, tout ce qui ne se mange pas. Ses solutions de placer ce qui reste à manger hors de sa vue ne suffisent pas. Quelque chose ne s'est pas noué et n'a pas permis à son corps et à la bouche, à sa fonction, de se corpsifier.
Aussi on perçoit combien il a affaire au réel de la bouche : un trou sans fin et sans fond, un trou qui n'existe que pour être rempli, mais qu’il ne parvient pas à remplir, un bord manquant à se délimiter!
Les promenades avec Sacha, qui quel qu'en soit le but, se transforment en quête de nourriture m'ont incitées à accepter de prendre la voiture, histoire de le faire penser à autre chose. Mais là aussi il me signifie, en me tournant le volant, en me tirant les cheveux ou en me pinçant où il veut aller. Son insistance pour aller au supermarché, caférestaurant, Mc Donald's me fait comprendre dès le début du travail qu'il a des choses à travailler de ce côté là, qu'il s'agit de l'autoriser à les travailler. Je fais alors ce pari, d'un accompagnement, d'un travail difficile, voire dangereux sur cet objet trop présent qui est toujours au premier plan, sachant que ce n'est pas de cela dont il s'agit vraiment. Un décollement est nécessaire, une dévalorisation de la jouissance car ce que cela incombe de souffrance à ce jeune garçon ne peut plus durer sans que cela le menace, dans son avenir institutionnel aussi.
Il commence un travail consistant à garnir mon sac de nourriture, effectuant des allers
retours, où parfois il mange la moitié d'un bonbon et confie l'autre moitié à mon sac en me laissant repartir le soir avec un sac chargé de ses petites affaires (principalement des bonbons, mais aussi boites, papier, petits objets divers...). Ce travail fait exister un espace à un autre, un objet à un autre.
Ce travail autour de l'oralité et de l'analité, prendre l'objet, le donner, ce travail sur le pastout, sur le manque, sur la présence de l'objet vérifié, mais aussi le travail sur l’objet qui n’est plus là, ou auquel on enlève quelque chose, semble lui avoir permis de se mettre à distance de cet objet.
Le travail s'est ainsi opéré à le différencier luimême de l'objet, et différencier les objets du
Le travail s'est ainsi opéré à le différencier luimême de l'objet, et différencier les objets du