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Milo ou la sériation du monde en signes

Dans le document tel-00730760, version 1 - 11 Sep 2012 (Page 144-147)

2. Clinique différentielle__________________________________________________________86

2.2. Quelques rencontres et lectures cliniques 98

2.2.5. Milo ou la sériation du monde en signes

Milo est un jeune homme de 23 ans que je reçois depuis bientôt un an en libéral. Il est grand  et   brun,   maigre   et   légèrement   recroquevillé.   La   première   séance   est   très   difficile.   Sa   mère  l'accompagne, Milo ne veut pas entrer, est réticent. Il parle très fort, avec un débit et une intonation 

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mal régulée. Il veut un psychologue qui habite dans sa ville et dit « je ne vais pas venir toute ma vie  à Toulouse ».

Milo parle très vite et je n'arrive pas à saisir tout ce qu'il dit. Mais pour lui, il est clair qu'il  n'est pas décidé à venir me parler. Il crie, se mord la main, tape du pied, est très opposant. Sa mère  tient bon, et explique ses raisons de lui proposer un dispositif de parole. J'explique à la cantonade  mais   d'une   voix   forte,   qu'effectivement,   on   ne   peut   pas   obliger   quelqu'un   à   aller   voir   un  psychologue, que je ne peux l'aider que s'il le décide. Je demande alors pourquoi sa mère et lui  viennent me voir. Il demande à sa mère de dire, puis crie qu'il veut être normal, comme les autres. 

Je lui explique qu'il est important de se servir des autres pour se construire, mais aussi qu'on est  toujours malheureux quand on se compare aux autres. Que tous les êtres humains se ressemblent un  peu mais sont aussi fondamentalement différents, et que c'est cela qui est riche et important. Je lui  propose de l'aider à devenir l'homme qu'il veut être, même si on n'arrive jamais totalement à être  celui qu'on veut être. Je demande alors à sa mère de raconter comment Milo est né, comment elle a  rencontré son mari. Elle précise que son mari a déjà été marié et a une fille, demi­sœur de Milo. Il  est issu d'une famille très nombreuse, onze enfants, onze oncles et tantes paternels pour Milo. 

Ensemble, ils ont deux enfants, un garçon aîné et Milo. Apparemment que ce soit pour la gestation,  l'accouchement ou la petite enfance de Milo, rien n'est à signaler. C'est à l'école, entrée dans la vie  sociale, que les difficultés apparaissent, tant pour les apprentissages que dans la relation aux autres. 

Il rentre dans un IME à 10 ans. Quand sa mère évoque l'IME il ne supporte pas et lui dit « tais­toi,  tais­toi maintenant, mais tu ne vas pas étaler toute ma vie! ». Je lui dis alors que son parcours de vie  est important, mais que maintenant cet espace que je lui propose est à lui, et qu'il pourra le remplir  comme il l'entend. Ainsi, quand il sera décidé je le recevrai seul, sans sa mère, qui ira s'occuper un  moment d'elle. Je lui demande s'il est donc décidé à venir me voir tous les 15 jours pour travailler  sur tout cela et aussi sur toutes ces peurs et angoisses que tous les être humains ressentent plus ou  moins intensément. Il me répond oui.  Entrée en matière de 5­10 minutes compliquée.

La première séance se conclut et il demande si on reprend rendez­vous. Je lui demande ce  qu'il en pense. Il répond furtivement, en partant, oui.

La seconde séance, il tient à ce que sa mère reste, et demande qu'elle dise ce qu'ils ont  convenu : parler de sa relation à son frère difficile. Il commente un peu, vient donner des exemples  de ce que dit sa mère. Je lui parle alors des frères et sœurs en général...,avec la conclusion que c'est  toujours difficile de ne pas pouvoir faire de l'autre exactement ce que l'on veut, que lui aussi a une  pensée propre, un fonctionnement, des idées...

La séance suivante, Milo accepte de venir seul, mais très angoissé par la capacité de sa mère  à savoir l'heure où elle viendra le chercher. Je le rassure et on convient avec sa mère de s'appeler  dès que la séance est terminée. Il me demande « alors qu'est­ce qu'on fait » ? Je lui dis qu'on  pourrait écrire ce qui s'est passé les séances précédentes. Il acquiesce, et participe un peu à ce que je  lui dis, surtout fixé sur l'heure, qu'il semble saisir et en même temps non. Le moment entre l'appel  à  sa mère, à sa demande, et l'instant de son arrivée, est très angoissant pour Milo, qui tape du pied, 

« mais qu'est­ce qu'elle fait ? ». Je borde alors de mots, invente des significations à cette absence,  jusqu'à ce qu'elle arrive. Il est manifestement sans recours face à l'absence de l'autre, toujours  confronté au fait qu'il peut perdre l'autre réellement.

Les séances qui suivent sont aussi beaucoup fixées sur le téléphone et l'heure. Mais il me dit  toujours d'emblée de prendre la pochette où on a mis les feuilles qui racontent nos premières  rencontres, et il me demande d'écrire sur une feuille blanche. D'abord, il me demande quoi ?

Je lui propose : sa famille ? Il me dit alors ce que je dois écrire. Puis il me dit de prendre une  autre  feuille  et  me  demande   d'écrire :  amis.  Les  séances  suivantes   s'enrichissent   alors d'autres  catégories : musique, film, animaux, pays, régions, départements, itinéraires, habitants, universités,  hôpitaux, cliniques.... C'est alors le début de la reconstitution d'une quantité d'itinéraires qu'il a en  mémoire : tous les lieux où il est allé. Il a en mémoire le nom de tous les villages où il est passé. 

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Je lui dis que l'on pourrait ajouter les thèmes sur ce qu'il aime, « les passions », mais aussi  sur « peurs et angoisses ». Il me demande alors d'écrire à passions : vélo, plus tard il ajoutera rugby  et golf. Et à peurs et angoisses : maladie grave (cancer), la mort et peur des morts. Un jour, alors  que je relis tous les papiers comme à chaque début de séance, il m'arrête, aux mots : de la mort et  des morts. Il me demande si moi aussi, j'ai peur de la mort. Souvent il me glisse tout doucement des  questions de ce type. 

Il demande à faire une feuille où est associée à la ville, la spécialité : par exemple nougat de  Montélimar. On reprend alors toutes les villes où il est allé et on y associe un élément, Toulouse :  cassoulet. Je me sers alors du dictionnaire. Il lui arrive de faire des jeux de mots, aussi on catégorise  une feuille  jeux de mots : Tarascon­con­con... Il utilise aussi une citation, ce sera l'occasion de  repérer tous les proverbes et citations qui lui plaisent. 

Un   jour   il   me   demande   d'écrire   et   d'associer   les   habitants   à   leur   ville.   Par   exemple  Toulouse : Toulousains ­Toulousaines. Il insiste pour qu'il y ait le masculin et le féminin.

A chaque début de séance, il me demande de relire tout le classeur. Il y a tellement de  feuilles que le classeur paraissait un meilleur outil organisateur. Actuellement, Milo demande à ne  pas  relire tout le classeur, pour travailler sur l'arbre généalogique qu'il s'est reconstitué avec mon  aide. Il connaît tout le monde, cousins, cousines, tantes, oncles, neveux, nièces... de cette famille  paternelle très  compliquée  comme il dit. Il souhaite maintenant y rajouter, le nom de famille de  chacun et les dates de naissance et mort. 

Chez lui, il passe beaucoup de temps à regarder des photos sur l'ordinateur. J'encourage sa  famille à l'aider à se constituer un album après chaque voyage. Quelques temps plus tard, il en  ramène un qui rassemble deux voyages qu'il vient de faire. Il est très fier, très heureux de me  montrer la photo des gens avec qui il était. Au­dessous, ses parents ont pris soin de nommer et  expliquer les situations. Milo me demande alors de compléter le classeur avec tous ses amis et  amies, qu'il me demande de séparer. Puis, il me demande d'en marquer une de spécialement, me  confiant que c'est son amoureuse. Milo semble émerveillé de découvrir ce sentiment, et embrasse la  photo, à plusieurs reprises. 

Séance après séance, il élabore sur les choses de la vie par l'utilisation de signes. Il travaille  par exemple sur les meilleurs hôpitaux de France pour des opérations de tel membre ou organe. Sa  mère doit se faire opérer du dos, me dit­il. Il travaille aussi sur la liste des universités et écoles de  Toulouse et la région Midi­Pyrénées, qui lui permet de travailler indirectement le changement,  puisque beaucoup de ses amis, en cette rentrée, ont quitté leur famille pour faire leurs études dans  une autre ville.   Milo aussi a changé d'établissement pour aller dans un FAM pour adulte. Cette  étape est difficile pour lui.

C'est alors que sa mère, sentant que Milo la tient  à distance, lui propose qu'une jeune  étudiante (en psychologie) l'accompagne dans ce qu'il voudrait faire. Avec moi, il dresse la liste des  activités   qui   l'intéresseraient :   piscine,   club   vtt,   assister   à   match   de   rugby,   cinéma,   cafés,  médiathèque, salle de sport (musculation), photographies, pratique internet.... Il tient à ce que je  rencontre cette jeune femme et lui explique ce qu'il souhaiterait faire comme activités. Il utilise pour  la première fois le train pour venir jusqu'à Toulouse, accompagné par cette étudiante, qui a l'air bien  décidée à se laisser enseigner. 

Ces enfants, adolescents ou adultes étranges, déroutants et parfois fascinants, mais le plus  souvent épuisants, ont des sensibilités insoupçonnées et des capacités intellectuelles et artistiques  souvent   incroyables.   Il   est   regrettable   qu'à  partir   du   moment   où   l'autiste   développe   un   savoir  particulier, on le dise alors sorti du champ de l'autisme. La personne avec autisme n'existe pas parce  que l'autisme est un positionnement subjectif, une manière d'être disent certains. L'autisme de haut  niveau et le syndrome d'Asperger existent  et ne sont pas sans lien  avec l'autisme  de Kanner. 

L'autisme ne peut plus être envisagé du côté déficitaire. Certes, le sujet ne sait souvent pas comment 

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s'y prendre, ne connaît pas certains codes. Il doit les apprendre, avec le risque ensuite d'être très  rigide, mais témoigne qu'il a des règles de vie, même si elles sont hors­normes. 

Si l'autisme renvoie la clinique aux limites de la parole et aux limites de ses effets sur la  jouissance, le travail toujours difficile et original certes, reste cependant possible mais, on le voit  encore avec Milo, à partir de biais. L'autiste a ses solutions pour vivre mieux. Le problème est sa  difficulté   à   assumer   une  position   subjective,   qui   donnerait   un  sens  aux   choses,   mais   aussi   sa  perméabilité à ce qui se passe autour de lui, perméabilité à l'angoisse, à la jouissance, aux bruits,  aux   cris,   aux   paroles...   ce   qui   lui   rend   la   vie   en   société   intolérable,   induisant   des   rapports  extrêmement   réglés   aux   personnes   et   aux   lieux.   Atténuer   l'insupportable   de   ce   qui   apparaît  autrement invivable est une priorité. Et on va voir que l'autiste travaille tous les jours sur ce qui le  préoccupe ou l'angoisse le plus pour ensuite trouver une subjectivité de compensation pouvant lui  permettre de développer un savoir propre. 

  Avant   de   tenter   une   élaboration   théorique   de   tous   ces   constats   cliniques,   je   vais  successivement évoquer, des cas d'autismes de haut niveau issus de ma pratique : Jules, Manu et  Basile. J'espère que le lecteur me pardonnera, comme pour Ilhoa et Sacha, la difficulté d'écrire,  d'ordonner et d'analyser de tels accompagnements. Je présenterai aussi, avec les éléments dont je  dispose deux cas d'autismes de haut niveau issus de la littérature: G.Bouissac, Ji­El (M­J.Sauret). 

En dernier lieu je propose une vignette clinique issue d'une rencontre et trois cas de la littérature  (G.Tréhin,   D.Tammet,   A.Einstein)   pour   illustrer   le   fonctionnement   Asperger   et   ses   inventions  sinthomatiques. Avant que d'aborder les rencontres que j'ai pu avoir avec des sujets schizophrènes.

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