2. Clinique différentielle__________________________________________________________86
2.2. Quelques rencontres et lectures cliniques 98
2.2.5. Milo ou la sériation du monde en signes
Milo est un jeune homme de 23 ans que je reçois depuis bientôt un an en libéral. Il est grand et brun, maigre et légèrement recroquevillé. La première séance est très difficile. Sa mère l'accompagne, Milo ne veut pas entrer, est réticent. Il parle très fort, avec un débit et une intonation
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mal régulée. Il veut un psychologue qui habite dans sa ville et dit « je ne vais pas venir toute ma vie à Toulouse ».
Milo parle très vite et je n'arrive pas à saisir tout ce qu'il dit. Mais pour lui, il est clair qu'il n'est pas décidé à venir me parler. Il crie, se mord la main, tape du pied, est très opposant. Sa mère tient bon, et explique ses raisons de lui proposer un dispositif de parole. J'explique à la cantonade mais d'une voix forte, qu'effectivement, on ne peut pas obliger quelqu'un à aller voir un psychologue, que je ne peux l'aider que s'il le décide. Je demande alors pourquoi sa mère et lui viennent me voir. Il demande à sa mère de dire, puis crie qu'il veut être normal, comme les autres.
Je lui explique qu'il est important de se servir des autres pour se construire, mais aussi qu'on est toujours malheureux quand on se compare aux autres. Que tous les êtres humains se ressemblent un peu mais sont aussi fondamentalement différents, et que c'est cela qui est riche et important. Je lui propose de l'aider à devenir l'homme qu'il veut être, même si on n'arrive jamais totalement à être celui qu'on veut être. Je demande alors à sa mère de raconter comment Milo est né, comment elle a rencontré son mari. Elle précise que son mari a déjà été marié et a une fille, demisœur de Milo. Il est issu d'une famille très nombreuse, onze enfants, onze oncles et tantes paternels pour Milo.
Ensemble, ils ont deux enfants, un garçon aîné et Milo. Apparemment que ce soit pour la gestation, l'accouchement ou la petite enfance de Milo, rien n'est à signaler. C'est à l'école, entrée dans la vie sociale, que les difficultés apparaissent, tant pour les apprentissages que dans la relation aux autres.
Il rentre dans un IME à 10 ans. Quand sa mère évoque l'IME il ne supporte pas et lui dit « taistoi, taistoi maintenant, mais tu ne vas pas étaler toute ma vie! ». Je lui dis alors que son parcours de vie est important, mais que maintenant cet espace que je lui propose est à lui, et qu'il pourra le remplir comme il l'entend. Ainsi, quand il sera décidé je le recevrai seul, sans sa mère, qui ira s'occuper un moment d'elle. Je lui demande s'il est donc décidé à venir me voir tous les 15 jours pour travailler sur tout cela et aussi sur toutes ces peurs et angoisses que tous les être humains ressentent plus ou moins intensément. Il me répond oui. Entrée en matière de 510 minutes compliquée.
La première séance se conclut et il demande si on reprend rendezvous. Je lui demande ce qu'il en pense. Il répond furtivement, en partant, oui.
La seconde séance, il tient à ce que sa mère reste, et demande qu'elle dise ce qu'ils ont convenu : parler de sa relation à son frère difficile. Il commente un peu, vient donner des exemples de ce que dit sa mère. Je lui parle alors des frères et sœurs en général...,avec la conclusion que c'est toujours difficile de ne pas pouvoir faire de l'autre exactement ce que l'on veut, que lui aussi a une pensée propre, un fonctionnement, des idées...
La séance suivante, Milo accepte de venir seul, mais très angoissé par la capacité de sa mère à savoir l'heure où elle viendra le chercher. Je le rassure et on convient avec sa mère de s'appeler dès que la séance est terminée. Il me demande « alors qu'estce qu'on fait » ? Je lui dis qu'on pourrait écrire ce qui s'est passé les séances précédentes. Il acquiesce, et participe un peu à ce que je lui dis, surtout fixé sur l'heure, qu'il semble saisir et en même temps non. Le moment entre l'appel à sa mère, à sa demande, et l'instant de son arrivée, est très angoissant pour Milo, qui tape du pied,
« mais qu'estce qu'elle fait ? ». Je borde alors de mots, invente des significations à cette absence, jusqu'à ce qu'elle arrive. Il est manifestement sans recours face à l'absence de l'autre, toujours confronté au fait qu'il peut perdre l'autre réellement.
Les séances qui suivent sont aussi beaucoup fixées sur le téléphone et l'heure. Mais il me dit toujours d'emblée de prendre la pochette où on a mis les feuilles qui racontent nos premières rencontres, et il me demande d'écrire sur une feuille blanche. D'abord, il me demande quoi ?
Je lui propose : sa famille ? Il me dit alors ce que je dois écrire. Puis il me dit de prendre une autre feuille et me demande d'écrire : amis. Les séances suivantes s'enrichissent alors d'autres catégories : musique, film, animaux, pays, régions, départements, itinéraires, habitants, universités, hôpitaux, cliniques.... C'est alors le début de la reconstitution d'une quantité d'itinéraires qu'il a en mémoire : tous les lieux où il est allé. Il a en mémoire le nom de tous les villages où il est passé.
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Je lui dis que l'on pourrait ajouter les thèmes sur ce qu'il aime, « les passions », mais aussi sur « peurs et angoisses ». Il me demande alors d'écrire à passions : vélo, plus tard il ajoutera rugby et golf. Et à peurs et angoisses : maladie grave (cancer), la mort et peur des morts. Un jour, alors que je relis tous les papiers comme à chaque début de séance, il m'arrête, aux mots : de la mort et des morts. Il me demande si moi aussi, j'ai peur de la mort. Souvent il me glisse tout doucement des questions de ce type.
Il demande à faire une feuille où est associée à la ville, la spécialité : par exemple nougat de Montélimar. On reprend alors toutes les villes où il est allé et on y associe un élément, Toulouse : cassoulet. Je me sers alors du dictionnaire. Il lui arrive de faire des jeux de mots, aussi on catégorise une feuille jeux de mots : Tarasconconcon... Il utilise aussi une citation, ce sera l'occasion de repérer tous les proverbes et citations qui lui plaisent.
Un jour il me demande d'écrire et d'associer les habitants à leur ville. Par exemple Toulouse : Toulousains Toulousaines. Il insiste pour qu'il y ait le masculin et le féminin.
A chaque début de séance, il me demande de relire tout le classeur. Il y a tellement de feuilles que le classeur paraissait un meilleur outil organisateur. Actuellement, Milo demande à ne pas relire tout le classeur, pour travailler sur l'arbre généalogique qu'il s'est reconstitué avec mon aide. Il connaît tout le monde, cousins, cousines, tantes, oncles, neveux, nièces... de cette famille paternelle très compliquée comme il dit. Il souhaite maintenant y rajouter, le nom de famille de chacun et les dates de naissance et mort.
Chez lui, il passe beaucoup de temps à regarder des photos sur l'ordinateur. J'encourage sa famille à l'aider à se constituer un album après chaque voyage. Quelques temps plus tard, il en ramène un qui rassemble deux voyages qu'il vient de faire. Il est très fier, très heureux de me montrer la photo des gens avec qui il était. Audessous, ses parents ont pris soin de nommer et expliquer les situations. Milo me demande alors de compléter le classeur avec tous ses amis et amies, qu'il me demande de séparer. Puis, il me demande d'en marquer une de spécialement, me confiant que c'est son amoureuse. Milo semble émerveillé de découvrir ce sentiment, et embrasse la photo, à plusieurs reprises.
Séance après séance, il élabore sur les choses de la vie par l'utilisation de signes. Il travaille par exemple sur les meilleurs hôpitaux de France pour des opérations de tel membre ou organe. Sa mère doit se faire opérer du dos, me ditil. Il travaille aussi sur la liste des universités et écoles de Toulouse et la région MidiPyrénées, qui lui permet de travailler indirectement le changement, puisque beaucoup de ses amis, en cette rentrée, ont quitté leur famille pour faire leurs études dans une autre ville. Milo aussi a changé d'établissement pour aller dans un FAM pour adulte. Cette étape est difficile pour lui.
C'est alors que sa mère, sentant que Milo la tient à distance, lui propose qu'une jeune étudiante (en psychologie) l'accompagne dans ce qu'il voudrait faire. Avec moi, il dresse la liste des activités qui l'intéresseraient : piscine, club vtt, assister à match de rugby, cinéma, cafés, médiathèque, salle de sport (musculation), photographies, pratique internet.... Il tient à ce que je rencontre cette jeune femme et lui explique ce qu'il souhaiterait faire comme activités. Il utilise pour la première fois le train pour venir jusqu'à Toulouse, accompagné par cette étudiante, qui a l'air bien décidée à se laisser enseigner.
Ces enfants, adolescents ou adultes étranges, déroutants et parfois fascinants, mais le plus souvent épuisants, ont des sensibilités insoupçonnées et des capacités intellectuelles et artistiques souvent incroyables. Il est regrettable qu'à partir du moment où l'autiste développe un savoir particulier, on le dise alors sorti du champ de l'autisme. La personne avec autisme n'existe pas parce que l'autisme est un positionnement subjectif, une manière d'être disent certains. L'autisme de haut niveau et le syndrome d'Asperger existent et ne sont pas sans lien avec l'autisme de Kanner.
L'autisme ne peut plus être envisagé du côté déficitaire. Certes, le sujet ne sait souvent pas comment
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s'y prendre, ne connaît pas certains codes. Il doit les apprendre, avec le risque ensuite d'être très rigide, mais témoigne qu'il a des règles de vie, même si elles sont horsnormes.
Si l'autisme renvoie la clinique aux limites de la parole et aux limites de ses effets sur la jouissance, le travail toujours difficile et original certes, reste cependant possible mais, on le voit encore avec Milo, à partir de biais. L'autiste a ses solutions pour vivre mieux. Le problème est sa difficulté à assumer une position subjective, qui donnerait un sens aux choses, mais aussi sa perméabilité à ce qui se passe autour de lui, perméabilité à l'angoisse, à la jouissance, aux bruits, aux cris, aux paroles... ce qui lui rend la vie en société intolérable, induisant des rapports extrêmement réglés aux personnes et aux lieux. Atténuer l'insupportable de ce qui apparaît autrement invivable est une priorité. Et on va voir que l'autiste travaille tous les jours sur ce qui le préoccupe ou l'angoisse le plus pour ensuite trouver une subjectivité de compensation pouvant lui permettre de développer un savoir propre.
Avant de tenter une élaboration théorique de tous ces constats cliniques, je vais successivement évoquer, des cas d'autismes de haut niveau issus de ma pratique : Jules, Manu et Basile. J'espère que le lecteur me pardonnera, comme pour Ilhoa et Sacha, la difficulté d'écrire, d'ordonner et d'analyser de tels accompagnements. Je présenterai aussi, avec les éléments dont je dispose deux cas d'autismes de haut niveau issus de la littérature: G.Bouissac, JiEl (MJ.Sauret).
En dernier lieu je propose une vignette clinique issue d'une rencontre et trois cas de la littérature (G.Tréhin, D.Tammet, A.Einstein) pour illustrer le fonctionnement Asperger et ses inventions sinthomatiques. Avant que d'aborder les rencontres que j'ai pu avoir avec des sujets schizophrènes.