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Louis et le réel de la présence

Dans le document tel-00730760, version 1 - 11 Sep 2012 (Page 141-144)

2. Clinique différentielle__________________________________________________________86

2.2. Quelques rencontres et lectures cliniques 98

2.2.4. Louis et le réel de la présence

Ne disposant que trop peu d'éléments de l'histoire de vie de Louis, je ne ferai part que de  quelque bouts de rencontres se situant au départ de ma pratique, riches d'enseignement. Louis, 12  ans environ, se présente à moi en se bouchant les oreilles et en s'ouvrant grand la bouche avec les  doigts. Il vient se coller à moi et approche son visage du mien en cherchant mon regard. Je lui  demande son prénom, veille à ne pas le regarder, mais il me pousse de ses bras. Je croise alors son 

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regard et il se met à hurler, agrippe le col de mon cardigan en tirant dessus. Il monte tellement en  température que je lui propose un torchon mouillé en lui pressant ses mains dans ce torchon. Calme,  je peux alors me présenter à lui. 

A la rentrée des vacances, Louis tout en se bouchant les oreilles fait longuement les cent pas,  en suivant les grilles d'évacuation. Il marche, réalise des circuits en chantonnant. Parfois, il s'arrête  et parle à ses mains en bougeant les doigts. Parler en chantonnant le protège : il parle beaucoup à  ses mains, chaque doigt semblant être un personnage. Il a tout un langage à lui, incompréhensible,  hormis quelques mots parfois repérables. Ses journées se rythment par ses va et vient. Les moments  de repas sont impossibles à envisager pour lui. Il ne se nourrit seulement de ce que contient son sac,  gâteaux, chips, compotes ou yaourts. Il se saisit de ma présence dans le collage ou alors il me remet  son sac, que je dois parfois ouvrir. A partir du moment où je lui ai dit alors que l'annonce du repas  commençait à le mettre à mal: « ne t'inquiètes pas on ne te demandera rien » il ne m'a plus été  possible de prendre mon repas : il se jette sur moi, m'empêche de manger en mettant ses doigts dans  ma bouche. Si j'arrête de manger, il s'agrippe à moi et hurle. J'enserre alors ses mains du torchon  mouillé tout en chantonnant un des airs qu'il chantonne souvent. Il s'apaise net. Quelques semaines  plus tard, il accepte que je mange, seulement si c'est lui qui me donne à manger, d'une façon très  rapide et ritualisée. C'est très pénible, mais je m'y plie.

A l'atelier terre où l'on va parfois, il ne se bouche jamais les oreilles. Je lui parle alors en  m'adressant à moi­même, de ces mots et ces paroles si difficiles à entendre parfois. J'explique alors  combien prendre la parole et dire est difficile, et beaucoup de ceux qui parlent n'entendent pas  vraiment ce qu'ils disent, que les grands disent aussi beaucoup de bêtises... Il me regarde beaucoup,  supporte mon regard furtif, puis fait en sorte que je colle ma bouche sur son cou, puis sur sa joue. Il  ré initie cela plusieurs fois. Louis me sollicite de plus en plus. Maintenant, il me fait manger une  pomme : alors que je croque un petit bout, il hume au niveau de l'empreinte du morceau de pomme  que j'ai croqué, se la passe sur les lèvres. Deux trois morceaux plus tard, il lèche à l’endroit où j’ai  croqué et, peu à peu, vient très précautionneusement manger des petits bouts seulement sur l’endroit  que je viens de toucher avec ma bouche. Lorsque je pars le soir, je signifie où je vais, et il me  regarde fixement, assez perplexe. 

Louis porte encore des couches et sollicite l'autre pour aller le changer. J'encourage les  éducateurs   à   les   lui   enlever   puisqu'il   demande   les   toilettes   !  Chaque   fois   que   je   viens,   je   le  raccompagne à son taxi. Il se retourne alors et me regarde jusqu'à ce que l'on ne puisse plus se voir. 

Le regard est moins dangereux derrière la vitre. Quand il arrive le matin et que sa maman annonce  que la journée a mal commencé et qu'elle va mal se passer, elle se passe effectivement très mal. 

Louis est alors dans un collage insupportable à l'autre. Il agrippe beaucoup n'arrivant pas à trouver  la bonne distance, pleure beaucoup et lance des regards désespérés. 

Un jour, je propose à Louis de prendre le repas avec lui à l'intérieur de la pièce, isolés des  autres. Il accepte de rentrer, mais là, il me fait asseoir et manger pendant tout le repas et insiste pour  que ce soit seulement lui qui me donne à manger. Il est presque violent et me gave, ne me laisse pas  le temps d'avaler. Puis, s'installe un jeu de coucou avec le torchon, que j'initie pour me laisser le  temps d'avaler quand je suis cachée. Dans son jargon, je reconnais certains mots comme « caché ». 

Puis il clôture le jeu en me voilant la tête avec le torchon que je dois porter alors sur la tête. 

Plusieurs fois la situation se reproduit.

Maintenant, il ne se bouche pratiquement plus les oreilles. Louis témoigne de plus en plus de  ses rituels : pour monter les escaliers, il me donne la main et monte marche par marche rapidement  en les comptant de façon soutenue : 1­2­3... Progressivement, il s'autorise à compter, chantonner,  dire quelques mots à haute voix. Je fais alors comme si de rien n'était, car si on relève certains mots,  il se ferme immédiatement. Louis se voue à borner, cadrer l'espace par des circuits où il dénombre  ses pas ou chantonne. Un jour, il y situe des objets contenants (bouteille d'incendie, machine...) et  trouve une machine réglée, tel le distributeur de boissons chaudes. Ceci lui permet alors un travail 

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sur la jouissance orale : donner un objet à l'autre, nourrir l'autre mais aussi ordonner les étapes pour  avoir l'objet café, pouvoir prédire et vérifier que l'on obtient ce désiré, et agir en me nourrissant à la  cuillère. Ceci s'installe en rituel. Il éprouve cette nécessité tous les matins de m'amener à la machine  à   café   de   l'institution   :   il   met   une   pièce,   prépare   un   café,   met   le   sucre   et   me   le   fait   boire,  rapidement, à la petite cuillère. Un jour, je lui ai dit qu'il allait « trop vite » ce qui a déclenché une  terrible crise. Je repère deux autres signifiants qui déclenchent des crises « tout seul » et « chaud ». 

Ses crises se gèrent par l'introduction d'objets qui font limite entre lui et l'autre auquel il vient se  coller: un torchon mouillé, un verre d'eau, un manteau... Je m'enfouis parfois sous un manteau  quand il fait une crise : surpris, il arrête de crier.

Je commence alors à m'interroger sur son histoire. Son grand­père, qui s'en occupe beaucoup  me dit qu'il a une relation très fusionnelle avec sa mère. Effet de l'autisme ? Ou relation étrange? Je  la rencontre : elle m'explique qu'il a en ce moment une obsession sur un jeu de game­boy, mais il ne  supporte pas de perdre, car cela le confronte à sa propre mort. Aussi, il a trouvé la solution d'obliger  son frère à y jouer à sa place, mais celui­ci en a assez. Encore une fois, on repère ce traitement  imaginaire de la perte et de la mort. Louis n'en dort plus la nuit : il veut toujours y jouer, et que son  frère ne s'occupe que de cela. En même temps que sa maman me raconte cela, nous nous observons  avec Louis. Je reprendrai cela avec lui plus tard. 

Louis n'écrit pas et n'aime pas faire des tracés, seul. Cependant, il aime mettre sa main sur la  mienne qui tient un pinceau par exemple, et la dirige tout doucement afin de réaliser des peintures. 

Dans les jeux auxquels il participe peu  à peu, il choisit souvent la pâte à modeler.  Il la sent  beaucoup,   cela   semble   lui   rappeler   des   souvenirs   et   il   fait   des   petits   bouts.   Je   fabrique   un  bonhomme avec des boutons de veste : il les enlève et les replace obsessionnellement, dans un va et  vient infini. Je lui propose alors un jeu avec une petite boule de pâte que l'on pourrait s'envoyer. Il  me montre qu'il ne peut pas jeter, et me la pose dans les mains. Je la lui renvoie, il me la repose. Je  lui explique alors comment jeter, se séparer de, en lui disant que ce n'est pas si fragile, que même si  on ne l'attrape pas, on pourra la réutiliser et recommencer. Il s'autorise alors à la lancer vers moi et  s'avère très adroit, la rattrapant d'une main et la lançant avec style. Ce jeu dure alors une dizaine de  minutes. Il y trouve beaucoup de plaisir, mais paraît inquiet lorsqu'il rate son but. 

Un travail d'images à coller sur un album commence alors à se dessiner. En effet, dans son  sac, il a un livre Pokémon, qu'il aime feuilleter. Il me demande de le lui lire en guidant mon doigt,  me montrant qu'il sait lire. Il semble avoir mis un personnage en place de double, parlant en  s'adressant alors à ses doigts. Il a un rapport particulier avec son sac : il fait attention de l'avoir  toujours sur lui, ou me demande de le porter à sa place, en me le mettant dans les mains. C'est dans  ce   sac   que   va   être   permise   une   circulation   d'objet   :   des   objets   de   chez   lui   à   l'institution,   de  l'institution à chez lui (dvd, cassettes vidéos, livres.... Il se met très en colère si sa maman refuse  qu'il emmène certains objets de sa maison ou s'il ne peut prendre un objet de l'institution chez lui. 

Peu à peu, les moments de repas on été moins difficiles pour lui. Il peut s'asseoir, à condition  de tourner le dos aux autres et manger ce qu'il a dans son sac. Mais il peut aussi, par l'intermédiaire  d'un semblable, accepter que l'autre veuille qu'il se nourrisse : ceci semble moins menaçant. Il  retourne alors la cuillère vers la bouche de l'autre. Un jour, il se décide à manger quelque chose qui  vient   de   l'institution,   mais   ne   parvient   pas   à   y  goûter.   Il   est   calme,   face   au   yaourt,   et   hésite  visiblement à s'autoriser à manger. Au bout d'un moment, il m'installe à sa place et commence à me  le faire manger. Je lui renvoie que son corps à lui a aussi besoin d'être nourri comme le mien. Il est  dans un collage de plus en plus prononcé avec moi, vient coller sa bouche sur mes yeux, mes joues,  ma bouche, mes oreilles. Et il instaure une drôle de façon de me dire au revoir : il me bouche les  oreilles et colle sa joue contre ma bouche. Peu à peu, il accepte de se mettre à table avec les autres  et peut aussi manger des yaourts de l'institution, à son rythme. Un jour, il me demande du sucre  pour son yaourt, et semble vouloir me montrer qu'il peut enfin manger. Un autre jour, alors que, très  en retard, je me sauve au moment où il se met à manger son yaourt, il semble très surpris que je 

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parte, que je m'absente à ce moment­là. Le lendemain, à son arrivée, il s'installe à la table et me  montre qu'il mange un yaourt, ce qu'il a reproduit alors chaque matin. Sa mère n'en donne donc  plus, puisqu'il accepte de manger ceux de l'institution. Il me demande parfois de le faire manger, ce  que je fais sauf que c'est lui qui vient chercher la cuillère. Moi, je ne bouge pas et ne parle pas, ne  marque pour le moment aucun affect et il semble apprécier. Ainsi, il finit son pot sans aucun  encombrement.

Préparant mon départ prochain, je commence à m'absenter en le prévenant à l'avance. Sur  l'institution, je n'ai travaillé que quelques mois avec Louis, puisqu'il est arrivé pendant ma dernière  année de stage. A l'heure où l'on devait se voir parfois, je lui téléphone, puisqu'il signifie être  heureux de recevoir un appel téléphonique. Il me fait savoir qu'il est  à l'écoute. Quand je lui  demande de me faire signe par exemple, afin que je sache s'il est là, s'il écoute, il respire alors très  fortement ou chantonne et me répond ainsi. Mais la situation du téléphone est compliquée pour moi,  je ne sais souvent que lui dire. Un jour, alors que je l'appelle pour lui dire que je ne pourrai pas  venir exceptionnellement, il n'est pas bien du tout, gémit et crie, et je lui explique les raisons de  mon absence. Ce jour là, les éducateurs me disent qu'il a poursuivi ces rituels le long du canal  d'évacuation en chantonnant : « besoin d'amour – pas assez d'amour » inlassablement. Lorsque je  lui annonce que je termine mon stage prochainement, il fait une très grosse crise. Il se tape les  fesses sur un banc et pleure. Il me fait beaucoup de peine, je le rassure et lui parle. Je suis mal à  l'aise de l'abandonner, alors que quelque chose s'était enclenché. Mais cela lui a permis d'être  devenu un peu plus présent au monde, avec moins d'obligations de se protéger. Il ne se bouche plus  les oreilles, ne s'agrippe plus à l'autre et demande des massages de contention ou des chatouilles  dans le dos. Il aime de plus en plus les jeux de sensations et y participe avec ses semblables (se  mettre sur un gros ballon rouge...).

Trois ans après notre rencontre, quand son institutrice et un éducateur organisent un travail  de correspondance avec moi, il s'installe aussitôt à l'ordinateur et écrit: «  Bonjour Marielle, C'est  Louis qui t'écrit. Marie nous a parlé de toi ». Je reçois ensuite quelques mails écrits avec l'aide de  son institutrice. Il est regrettable que ce travail n'ait pu se poursuivre.  Louis est devenu un imposant  et paisible jeune homme, très bien adapté au fonctionnement institutionnel et travaillant le bois.

Ainsi, après s'être constitué un corps doté d'orifices, et non plus seulement de surface ou de  trous, après s'être doté d'une source libidinale par l'objet autistique ou le double réel, après avoir  trouvé un réglage au fonctionnement pulsionnel, des solutions aux objets pulsionnels, et découvert  un double imaginaire sur lequel s'appuyer pour soutenir une dynamique et une image du corps,  d'autres temps subjectifs peuvent s'opérer, permettant à l'autiste d'évoluer vers l'articulation à un  Autre de synthèse, qui rassemble des signes. C'est ce que je vais tâcher de montrer maintenant avec  Milo. Même si la condition de l'autiste paraît stable, elle apparaît plus changeante et constructive  qu'il n'y paraît. Il est un sujet au travail, quand il trouve quelqu'un sur qui s'appuyer, et n'est pas  dans la rupture du lien comme le schizophrène. Par contre, on verra que pour le schizophrène,  d'avoir rapport au signifiant, il se doit de produire un travail d'articulation et bute toujours sur  l'impossible lien à opérer entre ces quatre modalités:  signifiant, savoir, jouissance  et  sujet, qui  produisent ces effets particuliers sur le corps.  

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