2. Clinique différentielle__________________________________________________________86
2.2. Quelques rencontres et lectures cliniques 98
2.2.7. Manu ou l'a-subjectivation du temps
Comme tout autiste, Manu est à la recherche de solutions pour parer à l'envahissement de l'angoisse et il est au travail. La clinique de l'autisme enseigne que le rapport au temps et à l'espace, au corps et à l'autre est problématique. Et on va voir que pour Manu l'imprévisibilité et l'impossibilité de maîtriser le temporel, le climatique et surtout, dans une autre dimension, l'autre, l'être humain, quel qu'il soit et quoiqu'il y puisse, sont à l'origine de ses angoisses typiques. Elles se traduisent par des phénomènes de répétitions, de stéréotypies (désir de sameness et d'aloneness...), soit tout ce qui peut assurer et rassurer.
Il semble que les solutions trouvées par Manu sont, par ailleurs comme pour beaucoup d'autres, recherchées par l'intermédiaire d'un autre, qui s'il veut bien, lui prête son système de pensée et favorise le développement de sa pensée personnelle et surtout émotionnelle. Il se pose des questions sur les émotions, qui se dérèglent souvent et ne se subjectivent pas, à défaut de ce lien nécessaire du corps et du langage. Manu enseigne combien il est toujours au travail d'une recherche de réponses sur le fait de vivre, et d'une recherche d'un support à son être. A défaut de s'être construit une image du corps, via l'image de l'autre (i(a)), le double ne s'est jamais construit dans l'autisme. Et un alter ego doit de fait être recherché, créé, construit pour venir signifier ce qui fait souffrir le sujet, le laisse désemparé, mais aussi pour venir insuffler une dynamique libidinale, essayer de comprendre et se situer dans la vie.
► Comment est né ce sujet ? Quelle est son histoire?
Je reçois Manu depuis presque trois ans en libéral. Il a 36 ans, est né en Corée du Sud, de parents inconnus. Il a été apparemment retrouvé abandonné dans une rue, puis porté, selon lui par un monsieur à l'orphelinat, et ses parents adoptifs l'ont accueilli à ses deux ans en France. Il est très attaché à ses parents adoptifs, qui lui donnent des repères, des règles, des interdits, des savoirs faire et dire, dont il se sert tout le temps pour appréhender ses relations aux autres et ordonner son monde.
Il parle parfois de sa mère coréenne, et peut faire le lien lors d'un décès d'une femme par exemple, avec cette mère dont il dit ne rien se souvenir, mais qui souvent revient quand il craque ou
« pète les plombs » comme il dit (il pleure alors).
Il est arrivé de Corée en France à l'âge de 2 ans, au printemps 1974. Ses parents me disent qu'à son arrivée, Manu était un enfant extrêmement silencieux, calme. Il n'a commencé à parler
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qu'audelà de trois ans: « oui, non, papa, maman ». Il était très sensible aux sons et paniquait quand un avion long courrier vrombissait audessus du village. Quand il entendait un tracteur ou une moto, il mettait ses mains sur ses oreilles. Ses colères sont alors soudaines et fréquentes. Il me dit qu'il se souvient de noël 1975 chez son grandpère maternel. Il se dit heureux de cette époque. Ces deux dates sont importantes pour lui.
Un mois après son arrivée, il souffre beaucoup de terreurs nocturnes et de cauchemars, qui ont longtemps troublé son sommeil. Il se réveille en hurlant et en se giflant, répètant alors le mot Oma, oma, terrorisé. Ces terreurs se terminent après une cure thermale qu'il suit pendant trois ans. Il ne répétera alors plus ce mot « oma, oma ». L'aprèsmidi, alors qu'il est tenu de faire la sieste et que cela n'a jamais été possible, sa mère le garde au calme. C'est à ce momentlà qu'il commence à découper les pages du journal grand ouvert, en spirale, en escargot, la longue bande obtenue en forme de serpentin étant alors à son tour dédoublée. Il fait pareil pour toutes les pages, et une grosse colère éclate si la bande se casse. Il rassemble tout en un tas conique, et ainsi de suite, jusqu'à ce que toutes les pages du journal soient découpées. Il passe beaucoup de temps sur cette activité.
Entre deux et six ans, son grand plaisir est de se lover dans le panier à linge et de passer d'un carton dans l'autre. C'est une période où il écoute toujours le même disque Pierre et le loup . Sur l'autre face, L'apprenti sorcier l'angoisse (la voix de Mickey est très nasillarde me font remarquer ses parents).
Il me raconte qu'à la maternelle, il a de bons copains avec lesquels il joue au ballon, et des maîtresses extraordinaires, qui l'ont beaucoup aidé. Il entre au CP dans un autre village, où ses parents ont déménagé. L'apprentissage de la lecture s'effectue sans problème. Il lit avec intonation, mais sans comprendre le sens. Manu dit qu'au CP ça allait à peu près, mais en 1980, il dit avoir commencé à devenir malheureux. Les choses sont devenues douloureuses et le CE1 a été catastrophique. L'apprentissage par cœur était difficile. Il a toujours eu un attrait pour les images, plus tard aussi pour la chose écrite. Il regarde beaucoup les bandes dessinées, dont une plus particulièrement, qu'il ouvre toujours à la même page car un dessin le fait rire. Quand il regarde la télévision, enfant, il peut dire les situations de ridicules ou d'exagération et en rire, comme dans les scènes de bagarres. En CM1 et CM2, ça allait mieux selon lui, mais la 6ième a été comme le CE1.
les mauvaises notes ont alors sur lui un effet désastreux. Il va à l'école ordinaire jusqu'à 9 ans, puis intègre ensuite un hôpital de jour.
Ses parents m'expliquent qu'on ne peut pas dire que Manu jouait dans son enfance : legos, cubes, puzzles, playmobils le laissent indifférent : il refait une fois ce qu'on lui montre, et puis c'est fini. Il dessine des maisons avec de grands toits pointus coloré vif, sans bonhomme, sans animaux, sans vie. Les arbres sont très phallique avec un tronc énorme, comme de grandes morilles. Il est très adroit de ses mains, lorsqu'il réalise ses stéréotypies avec un jeu de cartes ou des pièces de puzzle. Il ne joue pas avec les autres, observe sans participer : cela suffit à dire qu'il a de bons copains. Quand il voit des gens ou animaux se bagarrer, il se tord de rire par rapport à la forme des corps, et non par rapport au sens de la bagarre, ou à la violence dégagée. Dans la cour d'école, son grand frère a un souvenir: Manu fait le parfait « malade » et reste sans bouger, allongé pendant que les autres jouent au docteur.
Au delà de ses bandes de journaux, il aime laisser filer de l'eau, un fin filet d'eau entre ses mains. Il fait aussi un peu la même chose avec du sable, du gravier : assis par terre, jambes écartées il fait passer l'écoulement de gauche à droite, puis inversement. Il dresse alors des monticules de sable, d'un côté puis de l'autre, et transvase. Des stéréotypies signifiant l'écoulement surviennent dans des moments où il recherche l'apaisement. Il peut produire cet écoulement ou battement plusieurs heures de suite. Il se retire alors dans sa chambre. Il a appris à jouer au jacquet, aux échecs, aux dames, à la belote et au loto, mais ses parents pensent qu'il joue pour faire plaisir aux autres, pas par envie ou intérêt. S'il perd, il ne se vexe pas, ne se met pas en colère, semble indifférent.
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A la maison, il a très vite appris à faire du tricycle, puis du vélo. Vers 89 ans, il part tout seul à vélo, avec pour consigne de dire où il va, d'avoir 1 franc pour téléphoner, de l'eau et un fruit.
Il montre alors sur une carte son trajet, ce qui lui permet alors de matérialiser à minima le temps. Il a toujours témoigné d'un sens aigu de l'orientation, et arrive toujours exactement à l'heure voulue, ou bien très à l'avance comme pour nos rendezvous. Il a des sens innés, comme celui de l'heure ou de l'orientation spatiale, mais aussi détecter ce qui ne se dit pas.
Devenu jeune adulte, Manu a perdu un certain sens de l'humour : il est rarement gai, se pose beaucoup de questions sur son avenir, son devenir. Il veut être comme tout le monde, sans problème. La seule chose qui le motive est la marche. Marcher l'apaise beaucoup. Il réalise beaucoup de circuits en ville ou à la campagne, seul ou accompagné de loin. Il aime aussi nager de
« longues longueurs » comme il dit.
Manu est extrêmement sensible, toujours soucieux de bien faire. Il est aussi très affectueux, enlace les gens qu'il aime. Il dit à sa mère en demandant un câlin « Je suis très sensible pour toi, je suis très fragile pour toi, je t'aime très fort ». Il se demande pourquoi il est violent avec les autres, alors qu'il ne l'est pas. Il a tout au plus donné une tape sur le bras de quelqu'un. Il aime l'ordre, et les relations aux autres quand il y concède, le chamboulent. Il se lie souvent fortement à quelqu'un, mais est toujours déçu à un moment donné de ne pas avoir une relation continue, épistolaire ou par téléphone qui lui conviendrait. Il se retrouve souvent face à une nonréponse, un rejet ou une impossibilité.
Manu est quelqu'un de profondément sincère et de fondamentalement gentil qui peut aborder n'importe qui et lui poser des questions juste pour savoir de quoi est fait sa vie, comment vitil?
► Symptomatologie développée
Enfant, Manu a une sensibilité extrême, d'abord aux bruits qui renseignent sur son rapport à l'espace, l'ici et l'ailleurs semblant équivalents. Il semble travailler la différenciation interneexterne par le découpage de ses bandes de journaux, que l'on pourrait analyser donc du côté de la topologie, comme s'il atteignait la possibilité d'accéder à un espace interne, mais cependant se confondant très vite à l'espace externe puisque de structure moëbique. Les limites de son soi ont du mal à se définir.
Très vite, en grandissant, et de plus en plus, il ne supporte pas de ne pas être à l'heure, de faire des erreurs, de se tromper, d'échouer, de mal faire. Les notes à l'école semblent le définir. Il a peur de se faire gronder, et craint les gens qui ont une grosse voix ou font la grosse voix. Suite aux difficultés rencontrées avec les autres (agacé par les autres ou l'attachement à l'autre est peu supportable pour ce dernier...) ,mais aussi dans son rapport au savoir, il a besoin d'un milieu qui le protège. Il lui arrive encore adulte de se gifler ou de se frapper. Il se cogne parfois la tête contre le mur, pleure alors, triste, parlant de se supprimer, de ne servir à rien. Il se demande pourquoi il agit comme cela, pourquoi il pense à telle chose, comment faire pour ne plus y penser... Tout ce qui constitue l'essentiel du fonctionnement humain, c'est à dire tout ce qui a rapport avec la question du vivant le préoccupe, le contrarie.
Manu fait depuis longtemps beaucoup de colères, très subites et difficiles à gérer. Ses parents ont souffert de ne pas avoir été aidés et conseillés avant ses neuf ans. On leur parle alors de troubles affectifs, de schizophrénie, et plus tard d'autisme (seulement à 27 ans). Le travail avec un médecinpsychiatre l'a beaucoup aidé, et a permis l'atténuation de ses colères. Il est encouragé à verbaliser.
Manu a un rapport très angoissé à l'autre, mais aussi au temps. Il est obsédé par les années et pense toujours aux années passées ou aux années futures, avec des dates précises pour le passé, mais rien qui ne l'arrête du côté de l'avenir. Temps réel, temps éternel, on verra combien le temps ne se matérialise pas. Et cela l'angoisse. Pendant longtemps, il parle de sa peur de la mort, car il ne veut pas être un squelette. Il voudrait plutôt « être une statue pour garder une forme de lien avec les autres » me ditil. Il trouve de l'apaisement dans ses marches qu'il réalise seul, et dans ses moments
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de repli où il joue au puzzle ditil. Ses parents, intuitifs, l'encouragent alors à écrire et raconter ses journées. Cela semble lui faire du bien, enrichit et entretient son vocabulaire, son expression, son ressenti, et surtout l'aide à faire avec la question du temps. Car Manu est pris dans des obsessions de pensées qui l'amènent à répéter verbalement, demander, insister toujours sur les mêmes choses, ce qui peut avoir l'effet de lasser l'autre.
Je vais maintenant essayer de cerner la construction temporelle et psychique, qui semble s'être opérée au fil des années à partir de ses écrits, et à partir du travail qu'il réalise avec moi.
► Déroulement du traitement, visée du travail clinique et lien transférentiel
La première fois que je rencontre Manu, âgé de 35 ans, en février 2008, dans le cadre de mon activité libérale, il se plaint de son établissement. Il ne veut plus participer aux activités parce que les éducateurs lui demandent trop de choses. Puis, il me donne des éléments de son histoire liés à des ruptures, des changements d'institution. Je lui demande si je peux écrire, il acquiesce, et m'indique ce que je peux écrire et ce que je ne peux pas.
Après m'avoir signifié sa date de naissance, il témoigne combien tout ce qui concerne sa naissance et ses deux premières années d'existence est entouré d'un nonsavoir, qui bien légitimement le perturbe. Il écrit : « depuis trois jours je ne suis plus inquiet par rapport à ma mère coréenne. C'est un bon point » ou « La matinée s'est bien passée parce que je n'ai pas déliré sur mon passé. La Corée ne me perturbe plus parce que je suis plus dans le présent ».
Après m'avoir exposé son aventure scolaire, où les choses ont été parfois difficiles, il raconte qu'à partir de ses neuf ans il commence à fréquenter un hôpital de jour, car à l'école il ne supporte pas les mauvaises notes et les critiques d'un maître très rigide. La vie commence alors à devenir de plus en plus difficile pour Manu. Il énumère qu'entre 9 ans et 13 ans il a été dans un hôpital de jour.
Il me donne chaque fois les dates exactes, son âge d'alors, l'adresse exacte, les noms des personnes référentes : de 14 ans à 18 ans dans un centre psychothérapeutique, de 18 ans à 21 ans ½ dans un centre d'adulte, un foyer de vie (où il travaille l'espace vert), de 21 ans et demi à 25 ans et demi dans un CAT (ateliers espace vert, menuiserie, maçonnerie, mécanique, vélo...) où il a tout fait pour y entrer, et finalement le fuir. Il est alors sous Tercian, le traitement ne lui convient pas. Il a l'allure d'un zombie.
Il me donne quelques détails sur sa vie au CAT « les directeurs du CAT voulaient que je travaille beaucoup, beaucoup trop, ils étaient sévères et en 1998, j'ai craqué, et je suis tombé dans les pommes ». Il me demande alors « Pourquoi on dit « tomber dans les pommes? Ça veut dire quoi tomber dans les pommes? ». Manu fragile, a besoin d'un accompagnement spécifique, encadré et réfléchi, et la notion de rentabilité du CAT ne lui a pas du tout convenu. Il est tombé dans une sorte de marasme. Manu se gère difficilement parce qu'il répond oui à tout ce qu'on lui demande, pensant qu'il n'a pas le choix. Et de fait n'a pas supporté la charge de travail au CAT et s'est littéralement effondré. Il ressasse qu'il n'a pas vu le temps passer, parce que trop occupé à agir. Elaborer psychiquement était devenu difficile, jusqu'à l'épuisement. Il me dit alors que depuis qu'il a 26 ans et demi, il ne crache plus (?). De 25 ans et demi à 26 ans et demi, il déclare avoir passé six mois à la maison. De mars 1999 à décembre 1999, il prend du Motilium, le considèrant alors comme remède miracle, même pris en placebo. Il dit alors qu'il ne va pas bien du tout, est très fatigué et ne veut rien faire à cette époque. Il parle d'un travail sur lui avec une dame à partir de son corps ,et aussi à partir de l'hypnose. Un épisode vécu en Corée lui revient alors : « à un carrefour, il y a un accident, un bébé a atterri dans un arbre et une femme est morte. Un papa s'occupe du bébé ». Il se demande si ce bébé c'est lui.
Depuis janvier 2000, il est dans un Foyer d'Accueil Médicalisé, partant parfois en vacances avec une association. Il me parle de ses voyages et séjours, comme en juillet 1990, à 17 ans et demi
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et où il se souvient de poissons morts et du brouillard. Il ne me parle pas de ce qu'il a ressenti, mais de l'endroit où il était, avec qui, à quel âge, sur quelle période, ce qu'il a fait, vu, et une personne en particulier associée à ce séjour, qu'il choisit.
Longuement, il parle lors des séances qui suivent, des anciens lieux fréquentés. Et il revient, répète, insiste, pose des questions sur des choses ou situations qu'il n'a alors pas comprises. Il me demande pourquoi, avant, il abordait tout le temps les gens, et pourquoi maintenant il ne le fait plus.
C'est quelqu'un de très angoissé, qui se demande pourquoi un jour on est ainsi et pourquoi un autre on est autrement. Il se sert de ma présence pour me poser des questions et se border de mots et de significations, qu'il répète jusqu'à pouvoir l'intérioriser et passer à autre chose. Il dit que je le rassure. Il se trouve des réponses en venant me voir. Je l'aide à signifier les relations, et surtout à dédramatiser. Ainsi se déroulent les entretiens. Il arrive parfois affolé, et parle de ce qui l'angoisse, associe à des éléments anciens ou pas. Ou bien il parle de ce qu'il n'arrive pas à signifier : le temps qui passe, son désir d'être parfait, son rapport aux autres, sa peur de l'agressivité, de la violence, le dérèglement de ses émotions...
Un jour, il me dit : « Pourquoi tu m'as fait réaliser que des gens souffrent ? Ça me fait subir un choc, ça m'a fait réfléchir et penser qu'il y a des gens qui souffrent plus que moi, j'ai beaucoup pleuré pour eux. Cela me fait réaliser de ne pas être égoïste et d'apprécier ce que j'ai ». Je lui demande alors ce qu'il veut dire par souffrir, de quelles souffrances parletil ? Il me répond qu'il y a l'angoisse, la façon de vivre sans amis, sans famille, la souffrance de ne pas avoir à se loger, de quoi se nourrir. Il dit sa chance d'être nourri, logé, et se satisfait de ce qu'il a, que d'autres n 'ont pas, que son problème à lui est sa peur de devenir violent.
► Indices cliniques
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