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S’approprier la relation pour pouvoir la contrôler

De la transformation digitale du client à sa relation avec l'entreprise

Section 1 : La transformation digitale du client

1. Identification de la transformation digitale des clients

2.1. Un client avec une certaine aisance digitale

2.3.1. S’approprier la relation pour pouvoir la contrôler

Le client a besoin de s’approprier l’environnement (Bonnin, 2002 ; Filser, 2002) afin de percevoir un contrôle sur l’environnement (Cottet et Vibert, 2003). D’après Lunardo (2007), le client s’approprie l’environnement en ayant le libre choix d’y circuler selon le parcours qu’il désire ou bien en ayant le libre choix d’être contacté ou de contacter l’entreprise comme il l’entend. L’appropriation de la relation représente donc avant tout l’appropriation d’un espace (abstrait) et d’outils (terminaux) permettant les prises de contact. L’appropriation semble représenter un mécanisme fondamental permettant aux clients de mieux contrôler la relation.

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Les processus d’appropriation ont déjà été observés et appliqués dans diverses recherches : en psychologie générale (Serfaty-Garzon, 2003), en psychologie environnementale (Fischer, 1981, 1983, 1992), en sociologie (Desjeux et al., 1998) ou encore en marketing à travers l’appropriation d’un espace marchand (Aubert-Gamet, 1996 et 1997 ; Bonnin, 2002), d’une marque (McAlexander et al., 2002), d’une expérience de consommation (Cova et Cova, 2001, Ladwein, 2004, Caru et Cova, 2003 ; Brunel et al., 2009) ou d’un service (Mifsud, Cases, N’Goala, 2015). Si le concept d’appropriation a grandement été étudié dans le contexte du magasinage et des expériences d’achat (Aubert-Gamet, 1996 ; Bonnin, 2002), l’appropriation de la relation entreprise-client n’a pas fait l’objet d’une attention particulière dans la littérature. Ainsi, les travaux réalisés sur l’appropriation de l’espace permettent de mieux spécifier le concept d’appropriation de la relation.

L’appropriation de l’espace transposée à l’appropriation et au contrôle de la relation

Le monde de l’omni-canal nous invite à nous interroger sur la nécessité de contrôler et donc de s’approprier en premier lieu son expérience ou son parcours. En effet, contrôler son parcours client ou bien sa relation avec l’entreprise correspond avant tout à s’approprier des outils et des moyens de communication. La psychologie de l’environnement apporte des éléments indispensables afin de mieux comprendre le concept d’appropriation. Par exemple, Ittelson (1978) a analysé des processus d’interaction homme-espace en montrant à la fois comment l’homme s’adapte au milieu ou le refuse par des conduites actives ou passives. Pour Fischer (1992), l’appropriation est « un comportement particulier de relation à l’espace qui

consiste à exercer une emprise, un contrôle physique ou une maîtrise cognitive sur un territoire donné ». Cette définition rejoint celle proposée par les chercheurs en psychologie

environnementale et en marketing, pour qui l’appropriation se manifeste comme « l’exercice

d’une autorité, d’un contrôle, d’un pouvoir sur un lieu » (Carù et Cova, 2003). Le mécanisme

d’appropriation est ainsi sous-tendu par deux dimensions : « d’un côté l’exercice d’un contrôle

sur l’espace, d’une emprise mentale et/ou physique sur les lieux et de l’autre, la marge de manœuvre offerte par le cadre et l’organisation d’un espace qui correspond à un système de contrainte » (Fischer, 2015). Un parallèle peut alors être réalisé entre ces espaces

aménagés/contraints par les entreprises et la relation digitale où la prise de contact est contrainte par l’utilisation de canaux précis en fonction des préférences des entreprises (obligation d’écrire à l’entreprise via un formulaire pour une première prise de contact par exemple).

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L’appropriation de la relation et la possibilité de contrôle du client suppose que les outils et les canaux de prise de contact ne soient pas strictement définis (Michaud-Trévinal, 2011). Il doit exister une « flexibilité interprétative » (Orlikowski, 1992) pour qu’il y ait appropriation. Ainsi, des opportunités doivent être laissées par l’environnement aux clients pour qu’ils puissent exercer un contrôle. Cette flexibilité interprétative est définie plus précisément par Gumuchian (1991), qui reprend la littérature sur la norme spatiale et qui identifie trois catégories d’espaces plus ou moins contraints laissant ainsi plus ou moins de contrôle aus clients :

(1) Le premier est l’espace suggestion qui propose au client une pluralité de possibilités, un éventail de comportements. Il y a ici de nombreuses potentialités d’appropriation et de contrôle pour le client.

(2) Il existe ensuitel’espace séduction qui influence les pratiques en invitant, conduisant ou dirigeant le client vers certaines pratiques. Il y a ici un niveau moyen de potentialités d’appropriation et de contrôle pour le client.

(3) Enfin, il existe un espace prescription qui oblige et force le client à agir en fonction d’un seul type de comportement planifié par l’entreprise. Dans ce cas-là, il y a un très faible potentiel d’appropriation et de contrôle pour le client.

La conception de ces trois espaces permet de mieux comprendre le type de relation que peut mettre en place une entreprise, en laissant plus ou moins de potentialités d’appropriation et de contrôle aux clients en ce qui concerne la relation (cf. Tableau 44 suivant).

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Tableau 44 : Les niveaux d’ordre spatial de Gumuchian (1991) adaptés à la relation digitale

Type de relation entreprise-client

Niveaux d’appropriation / de contrôle du client sur sa relation avec l’entreprise

Relation « suggestion »

Propose au client une pluralité de possibilités, un éventail de comportements. Possibilité de prendre contact avec l’entreprise de nombreuses façons différentes.

Niveau de contrôle du client sur la relation : fort

Relation « séduction »

Influence les pratiques en invitant, conduisant ou dirigeant le client vers certaines pratiques. Seuls quelques points de contact sont utilisables dans le parcours par le client.

Niveau de contrôle du client sur la relation : moyen

Relation « prescription »

Oblige et force le client à agir en fonction d’un seul type de comportement planifié par l’entreprise (blueprint). Le parcours client est rigide, le client ne peut contacter l’entreprise que par des process définis (pour le SAV seulement le téléphone par exemple)

Niveau de contrôle du client sur la relation : faible

Un client qui désir du contrôle doit pouvoir personnaliser sa relation avec l’entreprise et les canaux utilisés pour la prise de contact. La « relation prescription » comme décrite dans le tableau précédent semble donc à bannir. Un client qui souhaite avoir du contrôle désire que l’entreprise lui donne plus de pouvoir dans la relation. Il est alors question de customer

empowerment. Les notions de pouvoir et de customer empowerment sur lesquelles se fondent

le concept de contrôle sont explicitées dans le paragraphe suivant. 2.3.2. Du pouvoir au « customer empowerment »

a. Le pouvoir, un incontournable de la relation entreprise-client

Le besoin de contrôle dans la relation se fonde originellement sur les travaux concernant le pouvoir et l’influence : « le pouvoir, envisagé comme la capacité d’exercer une influence,

renvoie à l’existence d’une opposition, d’un conflit » (Kahn et al., 1964). Le pouvoir est un

rapport de force dont l’un peut retirer davantage que l’autre mais où l’un n’est jamais totalement démuni face à l’autre d’après Crozier et Friedberg (1977).

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Le pouvoir est une « forme particulière de relations humaines » (Friedrich, 1956) et apparaît comme un processus, une relation d’échange entre les partenaires engagés dans une négociation. Le pouvoir est ainsi fondé sur le mécanisme d’une relation. « Il ne peut se

manifester – et donc devenir contraignant pour l’une des parties en présence – que par sa mise en œuvre dans une relation qui met aux prises deux ou plusieurs acteurs dépendants les uns des autres dans l’accomplissement d’un objectif commun qui conditionne leurs objectifs personnels » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 56). La notion de relation réciproque est présente

dans la définition du pouvoir, toutefois la relation est asymétrique et les termes de l’échange sont plus favorables à l’une des parties.

Bien que le pouvoir soit un des fondements de la notion de contrôle, la littérature distingue les deux notions. D’après Anderson et Narus (1990), le contrôle est le résultat du pouvoir. Le contrôle réside dans le fait qu’une entreprise réussit à modifier le comportement du partenaire alors que le pouvoir est la capacité d’une partie à influencer une autre partie (Frazier, 1983). Le contrôle est un processus par lequel un partenaire influence un autre par l’exercice du pouvoir. Plus précisément, Hui et Bateson (1991) définissent le contrôle dans le domaine des services comme un continuum allant du contrôle du client au contrôle par le prestataire. Plus de contrôle pour l’un signifie donc moins de liberté pour l’autre partie dans l’échange.

Avec l’évolution de notre société vers des technologies accessibles à tous, la participation active des clients est centrale dans la littérature marketing. Cette participation active existe en partie dans l’objectif des clients de reprendre le contrôle de sa relation avec les entreprises. Selon les stratégies de pouvoir du client sur le web développé par Denegri-Knott et al., (2006), le contrôle sur la relation peut par exemple être le fait de choisir d’être retiré d’une liste de diffusion afin d’éviter les prises de contact. Ces stratégies de pouvoir du client sont d’ailleurs intimement liées à l’empowerment du client.

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b. Customer Empowerment : une redistribution du contrôle

Le verbe to empower signifie, dans sa forme transitive, « accorder du pouvoir aux autres », et, dans sa forme intransitive, « gagner ou assumer du pouvoir ». L’empowerment est donc intimement lié au pouvoir.

En psychologie, l’empowerment fait référence au fait « de mettre en évidence les possibilités

qu'ont les personnes de maîtriser leur propre vie » (Rappaport, 1981). C’est la maîtrise et le

contrôle qui sont ici assimilés à l’empowerment. Dans le domaine de la politique, la définition de l’empowerment d’Adams (2003, p8) permet également de mieux comprendre la liaison avec la notion contrôle : « les moyens par lesquels les individus, les groupes et / ou

communautés deviennent capables de prendre le contrôle de leur situation et d’atteindre leurs propres objectifs, étant ainsi en mesure de travailler dans le but de s’aider eux-mêmes et les autres en contribuant à optimiser la qualité de leur vie. Par ailleurs, Rowlands a développé un

modèle de l’empowerment (1995) autour de trois dimensions du pouvoir : les capacités personnelles qui traduisent le « pouvoir de » ; les capacités relationnelles qui donnent le « pouvoir sur » ; et les capacités collectives qui permettent le « pouvoir avec ». Dans notre travail, nous considérons l’empowerment comme une capacité relationnelle qui permet d’influencer et de contraindre la nature de la relation mais aussi les prises de contact. Les capacités relationnelles consistent à influencer l’issue d’un échange, d’une négociation ou d’un processus de décision : il s’agit du pouvoir exercé sur quelqu’un et dans notre cas, du pouvoir exercé sur la relation (cf. le modèle de Rowlands expliqué par Morrongiello, 2014). Le customer empowerment se manifeste dans le besoin des clients de contrôler et de pouvoir y jouer un rôle actif. Le customer empowerment est appréhendé non seulement comme un résultat, mais également comme un processus. Il renvoie à l’élaboration de mécanismes par les entreprises permettant aux clients de regagner du contrôle. C’est la capacité des entreprises à réaliser une délégation du pouvoir au client (Wathieu et al., 2002 ; Wright et al., 2006). Ainsi, le customer empowerment s’inscrit dans une démarche de redistribution du contrôle (Shaw et al., 2006). En marketing, Cova et Ezan (2008) présentent le customer empowerment comme « un phénomène actuel de société qui voit les clients

posséder de plus en plus de compétences et de savoir-faire à même de déjouer les stratégies des entreprises et d’orienter les actions de celles-ci dans le sens qu’ils désirent » (Cova et Ezan,

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L’approche que nous retenons afin d’expliquer le besoin de contrôle reconnaît au client cette volonté d’implication et de participation forte afin d’influencer les entreprises dans leur stratégie de prise de contact. Le client démontre alors sa volonté de « pouvoir » dans la relation, il a donc une attitude d’approche envers l’entreprise.

Afin d’appréhender davantage la notion de besoin de contrôle traduite par cette volonté d’obtenir plus de pouvoir et d’autonomie, l’étude des définitions du contrôle perçu et du désir de contrôle, concepts couramment utilisés dans la littérature, est incontournable.