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A Du roman d’aventures en métropole

I : La littérature de l’immigration et l’historiographie du champ littéraire africain francophone

II. Les œuvres pionnières des voyages en littérature africaine : périodisation et constances narratives

II. 4. A Du roman d’aventures en métropole

Jean-Yves Tadié définit le roman d’aventures en ces termes :

Un roman d’aventure n’est pas seulement un roman où il y a des aventures ; c’est un récit dont l’objectif premier est de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles. L’aventure est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente, jusqu’au dénouement qui en triomphe – lorsqu’elle ne triomphe pas. Quelque chose arrive à quelqu’un : telle est la nature de l’événement ; raconté, il devient un roman, mais de sorte que quelqu’un dépende de quelque chose, et non l’inverse, qui mène au

1 Ibid., pp.79-80.

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roman psychologique. La structure du roman d’aventures reprend celle du roman de son temps.1

Ce souci d’associer le voyage à l’aventure, au hasard, se ressent des premiers romans de l’immigration africaine en France ; ceux notamment d’Ousmane Socé, de Sembène Ousmane ou de Bernard Dadié pour peu que l’on s’attache au personnage mis en scène ainsi qu’aux motivations qui président à son voyage. Le Docker noir par exemple, nous l’avons noté, rapporte les tribulations d’un jeune Sénégalais qui combine son dilettantisme littéraire avec le métier de docker qu’il exerce à Marseille. Cet apprenti écrivain est notamment confronté à un procès d’intention à la suite d’un meurtre qu’il a accidentellement commis. Un Nègre à Paris, quant à lui s’attache à la relation d’un voyage que Tanoé Bertin effectue de façon inespérée. Cependant, très vite, le ton cède à l’ironie sur le mode de vie des Parisiens et amorce une réflexion philosophique. Dans

Mirages de Paris en revanche, c’est à un récit d’aventures que la narration prédispose le

lecteur. En effet, des dix-sept chapitres qui composent le roman de Socé, seul le premier est consacré à l’enfance du personnage dans son Afrique natale, soit une vingtaine d’années de l’enfance et de l’adolescence du personnage abrégées en moins d’une dizaine de pages. La narration, pour ainsi dire, privilégie le voyage du personnage principal et surtout son séjour en France. C’est ainsi que par un effet d’accélération de la « vitesse du récit »2, dès le deuxième chapitre, le voyage a priori enchanteur de Fara se pose comme

principal sujet. Le deuxième chapitre du roman s’ouvre par ces mots : « Aujourd’hui Fara réaliserait son rêve ; il s’embarquerait, pour la France, dans un de ces steamers qui avaient des exhalaisons de mers lointaines et qui réveilleraient des mirages de pays inconcevables de beauté. »3 Dès cet instant, le récit s’associe à l’évocation des

expériences qui jalonnent le parcours du voyageur.

Cette veine de l’aventure est également celle qui sous-tend la narration du roman

Le Docker noir. C’est d’ailleurs à travers le psycho-récit inscrit à l’ouverture du roman et

1 J. Y. Tadié, Le Roman d’aventures, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, pp.5-6.

2 G. Genette, Figure III, Paris, Le Seuil, 1972, « La vitesse du récit se définira par le rapport entre une

durée, celle de l’histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur : celle du texte, mesurée en lignes et en pages. », p.123.

196 qui rapporte l’affliction dans laquelle est plongée la mère du personnage principal qu’une allusion expéditive est faite sur la dimension aventureuse du voyage de Diaw :

Près de la cinquantaine, le visage calme, bien qu’un drame incompréhensible se jouât en elle, elle accompagnait de ses yeux décolorés « la fumée des eaux qui allait au pays des toubabs. Tout son désir était de rejoindre son fils emprisonné à cet endroit. Elle était mère de cinq enfants ; l’aînée vivait au Cayor avec son mari ; le cadet l’avait un jour quittée pour l’Europe ; elle vivait avec le reste de sa famille à Yoff, où elle avait vu tant de bateaux passer, qu’à la longue, ils ne l’intéressaient plus.1

Ce départ, narré dans un récit enchâssé ne semble pas inspiré par un projet mûrement conçu. Cette mention du départ du personnage rattache la scène générique du

Docker noir à celle du roman d’aventures. Il en est de même pour le personnage mis en

scène par Bernard Dadié dans Un Nègre à Paris dont le voyage en France peut se lire comme un fait du hasard. En effet, c’est un ami blanc qui, s’étonnant que Tanhoé Bertin n’ait jamais été en France, lui remet un billet d’avion aller-retour pour Paris2. Bernard Dadié, en revanche pose, dans son texte Un Nègre à Paris (1959), une autre généricité qui modalise le discours littéraire et l’articule sur l’ethnologie ou tout simplement sur l’étude des mœurs. Un Nègre à Paris se construit sur le registre de la lettre. Le roman est en effet une longue lettre teintée d’un ton de journal intime et de carnet de voyage, étant donné « la constance du tempérament et du moi du narrateur »3 pendant le temps qu’a

duré son séjour. Tanhoe Bertin, le narrateur autodiégétique qui prend en charge le discours, entreprend la relation de son séjour d’un peu plus de deux semaines à Paris. Dès les premières pages, le narrateur se donne la mission de scruter la réalité de Paris :

J’aurais bien voulu, si cela était faisable, emporter avec moi, tes yeux pour qu’ils voient ce que je vais voir, car je vais là-bas ouvrir tout grands les miens… je les ouvrirai si grands que les Parisiens en auront peur. Je vais les effrayer. Je tiens à les effrayer par ces yeux grands ouverts, cherchant à tout capter et j’ouvrirai aussi mes pores et tout mon être […] J’irai à l’aventure, et je regarderai […] je regarderai pour

1 S. Ousmane, Le Docker noir, op. cit., p.12. 2 B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., pp.10-11.

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moi, pour toi, pour tous les nôtres. Je vais voir le Paris vivant, celui des hommes, le Paris qui parle, chante, danse, gronde, s’amuse et pense.1

C’est ainsi par une sorte de mission d’observation que le narrateur d’Un Nègre à

Paris inscrit son aventure parisienne. Le roman entérine, de ce point de vue, une tradition

de l’écriture littéraire qui remonte aux Lettres persanes de Montesquieu.2 Il s’inscrit ainsi

dans ce que l’on peut ranger dans la catégorie de la « lettre morale, curieuse et exotique »3, ce dernier terme étant bien sûr à envisager à l’envers ; soit celui du

personnage non-occidental qui observe les mœurs des Occidentaux. Cependant, bien que son énonciation se rattache à cette tradition épistolaire, le roman de Dadié, se dote d’une scénographie qui rejoint de loin la préoccupation des écritures africaines de voyage qui lui sont contemporaines. En effet, dans l’étude qu’il consacre à ce roman de Dadié, Jacques Chevrier montre d’une part le rapport entre l’espace-temps du voyage du narrateur d’Un Nègre à Paris et son articulation dans l’existence tout autant littéraire que politique de Dadié4 :

Partant d’un usage encore très répandu à l’époque de la publication de ce livre, où la curiosité du voyageur européen à l’égard des civilisations non-occidentales s’énonçait volontiers en termes condescendants et distanciés, Bernard Dadié renverse en effet la vapeur et feint de regarder les Parisiens comme une peuplade exotique aux mœurs et coutumes déroutantes.5

1 B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., pp.8-10.

2 J. Dérive, «" Un Nègre à Paris" : contexte littéraire et idéologique », op. cit., pp. 190-194.

3 M.C. Graci, Lire l’épistolaire, Paris, Dunod, 1998, pp.112-116. L’auteur envisage cette catégorie

épistolaire comme celle qui, sous couvert d’amusement, porte sur la découverte des pensées et des mœurs différentes et invite le lecteur à tenir compte de la relativité des choses.

4 J. Chevrier, « Lecture d’Un Nègre à Paris : où il est prouvé qu’on peut être Parisien et raisonner comme

un Agni… » dans Le Lecteur d’Afriques, Paris, Honoré Champion, 2005, pp. 171-182.

5 Ibid, p.173. Selon Jacques Chevrier, l’écriture d’Un Nègre à Paris se singularise à deux niveaux. D’une

part, Bernard Dadié ne se contente pas d’inscrire son texte dans la filiation générique ci-dessus mise en évidence. Sur le plan de la construction de l’intrigue par exemple, Dadié écarte la structure romanesque dans ses péripéties rocambolesques pour ne retenir que la relation, sous forme de compte rendu d’une découverte à tâtons. D’autre part, en adoptant ce genre d’écriture, Bernard Dadié, échappe, selon Chevrier, au genre de l’autobiographie, très prisé dans les écritures africaines de voyages de cette époque au nombre desquels le critique cite, entre autres : L’Aventure ambiguë, Kokoumbo, l’étudiant noir et Chemin d’Europe. En outre, sur le plan du vécu de Bernard Dadié, l’article de Jacques Chevrier démontre que la situation que scénarise le texte d’Un Nègre à Paris reflète la situation de Bernard Dadié lui-même, qui en tant qu’écrivain de renom et fondateur de la troupe théâtrale de la Côte d’Ivoire, arrive à Paris pour la première fois en 1956, âgé de quarante ans. Il reçut son billet d’avion des mains du Haut-Commissaire de la République française en AOF, Bernard Cornut-Gentille, de sorte que l’écrivain ivoirien prépare l’arrivée de

198 Ce contexte social qui coïncide avec la scène d’énonciation que construit le roman de Dadié articule le roman sur son référent historique et inscrit le texte dans la filiation des écritures de soi mis en place dès 1953, dans les romans commede L’Enfant noir de Camara Laye ou Climbié de Bernad Dadié.1 Aussi n’est-il pas étonnant que le roman se

reconnaisse des « lieux de sincérités », qu’au fil de ses déambulations parisiennes, Tanhoé Bertin, le narrateur épistolier se dédouble et exprime toutes les interrogations que l’on peut attribuer à Dadié en tant qu’écrivain et homme de culture africain qui observe avec lucidité les points de rencontre et de rupture entre le Parisien et l’Africain. Ainsi, dans Un Nègre à Paris, comme dans les textes que nous avons précédemment évoqués, les mêmes lieux communs du voyageur ou ce que Christiane Albert considère comme des

topoi du personnage de l’immigré, frappent le personnage mis en scène par Bernard

Dadié et principalement la solitude et l’anonymat dans lesquels Tanhoé Bertin est rivé dans l’espace parisien. La solitude ou du moins le sentiment d’être ignoré revient comme un leitmotiv dans les énoncés que profère Tanhoé Bertin. Aussi se sent-il seul dans l’avion2. Quelquefois, la solitude ressemble à une indifférence de l’hôte, à sa volonté de

refuser le dialogue avec le voyageur, ainsi, dans un restaurant, Tanhoé Bertin, qui aspire pourtant à parler de sa culture à une voisine, est frappé par la sourde oreille que celle-ci lui oppose. Aussi en conclut-il : « Ce qu’il faut admirer chez ce peuple, c’est le souci de ne déranger personne, de donner à chacun sa place. Aussi suis-je seul à ma table »3. Cette

mise à l’index du personnage de couleur permet au narrateur d’Un Nègre à Paris d’ironiser sur certains préjugés qui prennent appui sur la race. Sur la question de la cosmologie, par exemple : Tanhoé Bertin oppose les deux thèses antagonistes de l’origine de l’humanité ; la thèse chrétienne inspirée de la Genèse et la thèse évolutionniste. Il en ressort une ambiguïté que le narrateur présente en ces termes :

sa troupe théâtrale à Paris, peu avant la première rencontre des écrivains et artistes noirs tenu à la Sorbonne en automne 1956 et à laquelle l’écrivain d’Un Nègre à Paris prendra part.

1 Bien que le roman autobiographique de Bernard Dadié, Climbié, paraisse en 1956, son écriture remonte

cependant en 1953, comme en témoigne la clôture de l’intrigue avec notamment la datation de la lettre que Climbié reçoit de M. Targe et qui signe « Abidjan, le 18 avril 1953 ». Voir également à ce sujet, J. Riesz, « Bernard Binlin Dadié. Ecriture autobiographique, documentaire et historique » dans Astres et Désastres, op. cit., pp. 233-250.

2 B. Dadié, Un Nègre à Paris, op.cit., p. 21. 3 Ibid., p.76.

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Pour battre en brèche cette affirmation de l’Église, les adversaires disent que l’évolution partant du singe aboutirait à l’ange. Les anges seraient des êtres intermédiaires entre Dieu et l’homme pourvus de grandes ailes et habillés de robes blanches […] Comme nous, les anges sont divisés ; il y a les bons et les mauvais. Les bons sont blancs et les mauvais, noirs comme nous. On les appelle les démons. Et je me demande si le Parisien est un ange, et moi un démon. Je pense à une classification un peu sommaire qui ne cesse d’influencer les jugements des hommes. J’effraie, je sais. D’aucuns, en me voyant, se demandent s’ils ne viennent pas de rencontrer le diable en personne. On n’a pas idée d’être si Noir [c’est le narrateur qui souligne] tout de même ! J’en conviens. C’est vraiment manquer de goût. Mais des couleurs et des goûts en discute-t-on ?1

Cependant, l’aventure n’est pas qu’une occasion d’expérimenter son altérité. Tanhoé Bertin, se laisse de même fasciner par l’espace parisien qu’il décrit et principalement par le métro qu’il évoque comme la preuve de la suprématie technique du Parisien2. En définitive, la démarche du narrateur d’Un Nègre à Paris se détache d’un

simple témoignage plus ou moins ironisé sur l’altérité qui le frappe en milieu parisien pour poser un problème d’ouverture interculturelle, puisqu’un dialogisme s’installe entre un « je » énonçant, un « tu » censé être un lecteur africain resté sur le continent et un « il », le Parisien. Le narrateur, porte-voix de l’écrivain, devient ainsi un passeur.3 Ce

personnage qui est en prise directe avec l’espace parisien localise, au fil de son discours, des traits axiologiques qui portent essentiellement sur le signifié de Paris ou du Parisien, ici objet de description, d’évaluation, donc de cristallisation axiologique. En réalité, se trouvant dans la deixis qu’implique sa présence à Paris, dans le moi-ici-maintenant de l’énonciation, Tanhoé Bertin n’envisage pas seulement de garantir son lecteur africain de la sincérité de son discours, puisqu’il se charge d’être l’émissaire d’une collectivité à laquelle il devra rendre compte : « j’irai à l’aventure, et je regarderai…je regarderai pour moi, pour toi, pour tous les nôtres. Je vais voir le Paris vivant, celui des hommes, le Paris

1 Ibid., pp. 64-65. 2 Ibid., pp. 83-84.

3 C. Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980, pp.

70-71. soutient en effet que : « Lorsqu’un sujet d’énonciation se trouve confronté au problème de verbalisation d’un objet référentiel, réel ou imaginaire, et que pour ce faire il doit sélectionner certaines unités dans le stock lexical et syntaxique que lui propose le code, il a en gros le choix entre deux types de formulation : le discours objectif qui s’efforce de gommer toute trace de l’existence d’un énonciateur individuel ; le discours subjectif dans lequel l’énonciateur s’avoue explicitement ou se pose implicitement comme la source évaluative de l’assertion. »