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I : La littérature de l’immigration et l’historiographie du champ littéraire africain francophone

II. Les œuvres pionnières des voyages en littérature africaine : périodisation et constances narratives

II. 2. B b Hébergement, travail et vie

Les œuvres d’immigration des années 1930-1960 ne diffèrent pas de celles de l’immigration contemporaine sur la situation sociale en termes d’hébergement et de travail du personnage voyageur. De façon constante, les personnages mis en scène habitent des espaces sans confort matériel. L’appartement d’Ambrousse, l’ami qui recueille Fara pendant son veuvage, se limite à un décor sommaire :

Il [Ambrousse] habitait rue Saint-Martin. Le lit occupait la moitié de la pièce. Les meubles comprenaient une table de nuit, une chaise et une table de travail sur laquelle gisaient un paquet de cigarette, une boîte d’allumettes, un porte-feuille et un mouchoir. Pas de livres, pas de journaux, pas une image. On sentait que la pièce n’était pour l’occupant qu’un dortoir.1

Sidia, l’autre ami de Fara, lui également occupe « une chambre d’hôtel près de la Sorbonne, dans la rue des Écoles »2 en raison, sans doute de sa fréquentation de cette

institution universitaire où le personnage fait des études de philosophie. Ainsi, le logement de Sidia est essentiellement rempli de livres. Excepté ces deux personnages, la promiscuité est le lot des autres personnages africains mis en scène dans Mirages de

Paris. Tous sont frappés par ce que le narrateur du roman appelle « la Panamite »3, soit le

mal de Paris. Cette précarité est bien sûr associée à leur exil, mais aussi à un manque de volonté d’accommoder la situation sociale de l’immigré, dans le nouvel espace d’accueil :

En Afrique ils auraient vécu dans des sphères sociales différentes et se seraient hiérarchisés. En Europe, ils vivaient en promiscuité, en un même bloc… Du soir au matin, ils couraient dans l’orbite des joies et des illusions de Paris. Ils aimaient l’été, partir de la place de l’Opéra, traverser la Madeleine, la Concorde et les Champs-

1 Ibid., pp. 170-171. 2 Ibid., p. 144. 3 Ibid., p. 171.

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Élysées, et le soir, s’asseoir sur un banc au clair de lune ; un clair de lune qui passait inaperçu, noyé dans l’auréole de lumières multicolores qui flottaient dans le ciel.1 Cette marginalité est également partagée par les personnages africains mis en scène dans l’espace provincial que construit Sembène Ousmane dans son roman Le

Docker noir. À l’instar de ceux de Paris, la condition du personnage noir de Marseille

n’est pas enviable. Diaw Falla, s’adressant à Catherine, lui parle des immigrants « qui vivent dans des taudis, dans les états les plus lamentables. »2 Lui-même, le personnage

principal habite un immeuble insalubre :

Une chambre d’hôtel, un lit en fer dans le coin au pied duquel se trouvent un bidet et le lavabo ; dans l’autre angle, une armoire où il ne restait plus qu’une moitié de glace. À côté une table entourée d’un rideau rouge ; sur la toile cirée marquée de brûlures, un réchaud à pétrole recouvert de poussière était posé ; vers la porte, une autre table, où des livres étaient entassés, deux chaises en osier : tout cela constituait le mobilier.3

Du point de vue professionnel, les débardeurs mis en scène dans cette œuvre, qui sont au vrai d’anciens marins de guerre, sont en proie à une exploitation éhontée qui profite surtout aux acconiers et à laquelle les députés rencontrés par Diaw n’opposent qu’une froide recommandation ; se faire rapatrier. Cette précarité se double d’une pauvreté matérielle menant nos personnages à se restaurer dans de gargottes leur servant du riz ou du couscouss, mais dans l’insouciance la plus notoire des règles élémentaires d’hygiène. L’espace urbain en lui-même est également emprunt de ségrégation dans la mesure où elle oppose le quartier des Noirs et des Arabes au Prado, « le quartier le plus coté de Marseille. »4 Ousmane Socé quant à lui parle de la « panamite »5 pour évoquer la

misérable condition de vie des Africains que son roman met en scène. Les personnages d’étudiants mis en scène dans les autres romans ici retenus, ne jouissent pas non plus d’un cadre d’hébergement décent ou d’une situation financière favorable à leur

1 Ibid., pp. 116-117.

2 S. Ousmane, Le Docker noir, op. cit., p. 84. 3 Ibid., p. 89.

4 Ibid., p. 109.

177 épanouissement intellectuel. Leurs difficultés sont en outre ponctuées par des retards dans le paiement de leur bourse d’étude, ou par la suppression de celle-ci comme dans

Dramouss ou dans Kocoumbo, l’étudiant noir. Cette peinture de la condition sociale de

personnages pose l’espace français comme un espace d’enfermement et de solitude, une sorte d’espace carcéral d’autant plus que dans ces romans de la première génération d’immigrés, aucun personnage mis en scène, excepté Kocoumbo et Fatoman qui sont aidés par des adjuvants occidentaux, ne réussit à sortir véritablement de son enlisement et à retourner en Afrique. L’abandon auquel se livrent certains personnages les incline à des comportements déviants. Diaw Falla par exemple est le spectateur d’une scène d’ivrognerie qui l’amène à parler de ses compagnons noirs de Marseille comme des « naufragés que l’océan du temps emporte. »1 Lui-même, le personnage principal, excédé

par les difficultés, se bagarre à deux reprises, d’abord avec Ngor, son chef d’équipe ; ce qui lui vaut un licenciement, puis avec l’amant de Juliette, la propriétaire de la chambre d’hôtel qu’il loue. Ainsi, sur le plan des activités professionnelles exercées par les immigrés africains, une constante se dessine. Qu’ils soient étudiants ou aventuriers, les espaces récurrents sont ceux des usines, des dancings, des milieux du stupre ou d’autres activités interlopes. De ce point de vue, les écritures de l’immigration post-coloniale entérinent une tradition antérieure. Si les personnages principaux des œuvres premières exercent des activités moins avilissantes, leurs compagnons en revanche plongent dans des pratiques déshonnêtes et préfigurent en cela, ce que la critique des écritures de l’immigration post-coloniale définit comme un « anti-héros »2. On peut donc remonter le

déséquilibre moral qui s’attache au personnage immigré aux œuvres fondatrices. Dans

Mirages de Paris, le narrateur remarque cette déchéance des personnages mis en scène :

Parmi les frères qui ne voulaient pas rentrer, certains s’étaient improvisés musiciens, plongeurs, danseurs dans les boîtes de nuit. D’autres exerçaient à Montmartre un métier rémunérateur et de tout repos. Ils étaient les associés de pauvres filles acculées à la prostitution […] Comment expliquer que des jeunes gens qui, en Afrique, n’auraient osé s’avilir, en fussent arrivés là ? Il est vrai que là-bas on les prenait au sérieux. L’Europe n’avait pas voulu les prendre au sérieux ; eux aussi ne

la prenaient pas au sérieux. Ils s’adaptaient à leur nouvelle condition comme les

1 S. Ousmane, Le Docker noir, op.cit., p.136.

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animaux et les végétaux s’adaptent au climat où ils sont transplantés en modifiant, ceux-ci, la structure de leurs feuilles et de leurs fruits, ceux-là, leur pelage et leur caractère. L’essentiel était de vivre, de se conserver.1

Cette adaptation de mauvais aloi est nécessaire à la survie. Ainsi, dans Kocoumbo,

l’étudiant noir, les jeunes étudiants recourent à la mendicité, au stupre et à toutes formes

d’expédients pour surmonter l’indigence dont ils sont accablés dans l’espace parisien. Durandeau par exemple soutire de l’argent aux Brigaud à l’insu de Kocoumbo alors même qu’il prétend agir au nom de ce dernier. Douk, de son vrai nom François Gogodi, celui-là même qui avait voyagé clandestinement, ayant rencontré une de ses anciennes connaissances sur le boulevard Saint-Michel, l’invite au restaurant puis prétexte l’urgence de passer un coup de fil pour disparaître et mettre son convive en demeure de payer la consommation.2 Nadan, ayant vu sa bourse d’études suspendue vire dans la prostitution et se fait incarcérer. Kocoumbo lui-même apparaît sur des photographies qui entachent son honneur.

Les textes reviennent ainsi de façon systématique sur la relation de ce que Christiane Albert considère comme le trait caractéristique des écritures de l’immigration, traversant les différentes générations d’écrivains francophones ayant pris en charge l’écriture du voyage, à savoir la marginalité ou l’exclusion sociale qui montre la difficulté liée à l’intégration des immigrés3 à la société et à la culture française.4 L’échec de

l’intégration associé à l’échec professionnel entraîne des fins tragiques dans de nombreux romans fondateurs comme dans les œuvres actuelles. Ainsi, Fara se suicide dans Mirages

de Paris, Diaw Falla du Docker noir finit son séjour en terre française dans un espace

carcéral, après un procès très médiatisé. Samba Diallo est assassiné par un personnage atteint de débilité mentale. Dans la même veine, des personnages comme Ngaremba, Joseph, Massala-Massala et Mémoria, protagonistes respectifs des romans Les Honneurs

perdus, L’Impasse, Bleu-Blanc-Rouge et Kétala, s’inscrivent dans le prolongement de

cette veine. Les seuls personnages qui survivent aux affres du contact avec la culture occidentale dans les œuvres pionnières, Kocoumbo et Fatoman, sont étudiants et ne

1 O. Socé, Mirages de Paris, op. cit., pp. 181-182. Les mots sont soulignés par le narrateur. 2 A. Loba, Kocoumbo, l’étudiant noir, op. cit., p. 175.

3 C. Albert, L’Immigration dans le roman francophone contemporain, op. cit., p. 99

179 doivent leur chance qu’à l’attachement inconditionnel à leur culture et surtout aux tuteurs occidentaux qui les orientent vers des lendemains enchanteurs, une sorte de refus de se déterritorialiser. Le premier en décidant, au terme de ses études, d’aller travailler dans son pays comme juge de paix ; le second en renouant avec ses racines, par le mariage avec Mimie, une femme de chez lui, avec qui il fonde une famille et rentre en Guinée.