• Aucun résultat trouvé

I : La littérature de l’immigration et l’historiographie du champ littéraire africain francophone

II. Les œuvres pionnières des voyages en littérature africaine : périodisation et constances narratives

II. 3. A Le registre de langue

Au nombre des caractéristiques de la "sous-culture coloniale", Bernard Mouralis cite la propension du colonisateur à douter de la capacité du colonisé à maîtriser les codes gramaticaux de la langue française. Dans une telle perspective, la prise de parole de l’écrivain indigène s’adosse de façon plus ou moins évidente à ce présupposé.

La correction syntaxique dont font preuve les écrivains pionniers de la littérature africaine, du moins jusqu’à Kourouma, se conçoit comme un acte de défi aussi bien dans la mise en scène de personnages lettrés que dans la recherche stylistique de l’écrivain. Dans les œuvres pionnières de l’immigration africaine en France, les personnages mis en scène cultivent une ardente passion pour la culture française et principalement sa littérature. Cet amour des belles lettres se révèle à l’élocution du personnage voyageur. En effet, dans les scènes romanesques de rencontre entre l’autochtone français et le voyageur africain, le degré de considération accordée à ce dernier est à l’aune de la perfection de sa performance en langue française. Dans Mirages de Paris, par exemple, les compagnons de route de Fara, les commerçants occidentaux, qui lors de la traversée n’avaient daigné lui adresser la parole, se ravisent et s’improvisent guides du voyageur à son arrivée à Bordeaux, simplement parce qu’ils ont entendu ce dernier exprimer avec correction ses impressions sur la beauté de la ville. De même, lorsque le jeune Sénégalais est invité chez les Bourciez, Jacqueline, comme ses parents, remarquent avec étonnement la perfection avec laquelle Fara s’exprime en français. Madame Bourciez, lors du repas, ne peut réprimer son admiration. Dans une sorte de monologue intérieur, la maîtresse de

189 maison avoue : « il parle bien […] dommage qu’il soit nègre »1 Jacqueline, elle-même,

dans le taxi qui les ramenait du Coliseum, le soir de leur premier rendez-vous, ne s’empêche pas de faire remarquer à son soupirant qu’elle-même appelle son « amoureux poète »2, que c’est « curieux » que celui-ci parle « très bien le français»3. On évoquera,

dans la même perspective, Kocoumbo, le personnage du roman éponyme d’Aké Loba. Celui-ci, de même, se remarque par une grande prédilection pour les lettres françaises. Il raffole principalement des lectures de Victor Hugo ou Corneille et rêve d’exercer le métier d’avocat pour avoir vu, un avocat dicter en même temps deux lettres à deux secrétaires, un jour qu’il était en compagnie de son père. Dans L’Aventure ambiguë de même, Samba Diallo, inscrit en licence de philosophie à la Sorbonne, prépare un exposé sur le Phédon.4 L’éloquence du personnage est par ailleurs mise en évidence dans les

différents débats qu’il tient avec son père notamment sur l’existence d’une compatibilité entre l’acte de prier et celui de travailler où sont évoqués la vie et l’œuvre de Pascal et de Nietzsche5 ; comme avec ses hôtes parisiens, principalement les Martial,6 les parents de

Lucienne, camarade d’étude de Samba Diallo, ainsi que les Pierre-Louis.7

Cependant, le niveau d’expressivité peut aussi couver un mimétisme aliénant et servir des menées sournoises ou déloyales, comme en témoigne Durandeau, dans le roman Kocoumbo, l’étudiant noir. Celui-ci en effet mobilise ses beaux discours pour abuser ses bienfaiteurs.

Dans ces œuvres pionnières, le personnage mis en scène, qu’il soit étudiant, docker ou simple aventurier, est d’abord et avant tout un personnage instruit. La preuve en est fournie par la profonde connaissance que celui-ci témoigne des belles-lettres et de la langue française. Ainsi, dans Mirages de Paris, le niveau de connaissances livresques de Fara et la perfection de son expression orale et écrite ; ce que le narrateur décrit comme « sa large compréhension des humanités »8 sont autant de prestations qui lui

1 O. Socé, Mirages de Paris, op. cit.,p.91. 2 Ibid, p.72.

3 Ibid, p.46.

4 C. H. Kane, L’Aventure ambiguë, op. cit., p. 121. 5 Ibid., pp. 106-114.

6 Ibid., pp. 121-129. 7 Ibid., pp. 158-170.

190 valent l’estime des autochtones et principalement de sa belle famille. Toujours dans

Mirages de Paris, un autre personnage du voisinage de Fara mérite d’être pris au sérieux

par rapport à la question de l’instruction. C’est Sidia, cet ami de Fara, sérieux étudiant en philosophie dont la bibliothèque recèle de nombreux ouvrages qui soulignent l’intérêt du personnage pour la culture littéraire et philosophique.

La connaissance linguistique des personnages reflète la correction syntaxique des romanciers qui, dans l’évocation des spécificités africaines recourent à la traduction, avec références en bas de pages. Ainsi, dans Un Nègre à Paris, Bernard Dadié insère dans le texte un proverbe de sa culture locale et le traduit en français dans une note infrapaginale.1 En outre, la recherche stylistique dont procède cette œuvre se révèle dans l’usage d’une syntaxe châtiée avec, à la base, un motif de phrase exploitant les ressources de l’accumulation pour mieux saisir toutes les facettes de l’objet de sa description comme en témoigne cette description de l’embarras des Parisiennes se sentant dévisagées :

Dès que le regard se fixe sur elles, aussitôt elles tirent sur leur robe, serrent leur sac, passent la main sur les cheveux, baissent les paupières, détournent la tête et vous regardent ensuite du coin de l’œil, comme pour dire : « mais d’où sort cet impoli. »2

En ce qui concerne le protagoniste de Mirages de Paris, celui-ci en effet, s’est attaché à la langue française dès ses années d’école. C’est dès ces années d’enfance, à l’école française, cette « maison où une femme aux oreilles rouges faisait répéter à de petits noirs, des mots absolument vides de sens »3 où l’amène son père un matin que Fara

fait ses premières armes en langue française. Il se révèle excellent en écriture, puisque contrairement à ses camarades de classe dont l’étourderie le surprend, Fara parvient à découvrir que « O était un cerceau et A un cerceau flanqué du crochet de fer à l’aide de quoi on le conduisait »4, stratagème efficace, puisqu’en récompense à sa lucidité, « La

dame aux oreilles rouges donna à Fara deux mandarines et une tape amicale sur la

1 B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 157. 2 Ibid., p. 51.

3 O. Socé, Mirages de Paris, op.cit., p.12. 4 Ibid., p. 13.

191 joue. »1 Cette connaissance du français ne se présente pourtant pas comme une

acculturation du personnage.

II. 3. B. Langue et stratégies de distanciation