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B a Déplacement, modalité et rites de passage

I : La littérature de l’immigration et l’historiographie du champ littéraire africain francophone

II. Les œuvres pionnières des voyages en littérature africaine : périodisation et constances narratives

II. 2. B a Déplacement, modalité et rites de passage

Dans la production littéraire d’auteurs africains d’avant les années trente- cinquante, le voyage du personnage se fait le plus souvent par voie maritime. C’est ainsi, par le bateau, que Fara ou Kocoumbo, héros respectifs des romans Mirages de Paris et

Kocoumbo, l’étudiant noir, arrivent en métropole. La « modalité du déplacement »1

également empruntée par Diaw Falla, le personnage principal du roman Le Docker noir, est sans doute le bateau. C’est du moins ce que sous-entend la scène qui ouvre ce roman de Sembène Ousmane ; celle relative à la triste contemplation des paquebots en partance pour l’Europe, par Yaye Salimata, la mère du personnage. Cependant, le voyage en avion n’est pas absent. Nous en trouvons une occurrence chez Camara Laye, d’abord dans

L’Enfant noir (1953) où le récit se referme par une scène d’embarquement à bord d’un

vol pour Dakar, puis d’une correspondance pour Orly.2 Cette arrivée est ensuite reprise

dans le roman Dramouss (1966) :

Enfin le grand oiseau métallique avait atterri ; ensuite il avait roulé assez vite vers un horizon barré de hautes maisons ; puis perdant de la vitesse, il avait tourné, avait suivi une piste faisant un coude à droite, un autre à gauche, et s’était immobilisé devant l’immense aérogare d’Orly.3

Tanoé Bertin, le narrateur du roman Un Nègre à Paris, effectue également son voyage à bord d’un avion. Ainsi, bien que l’avion fasse abstraction d’une condition mémorielle associée au voyage du Nègre, celle notamment de l’esclavage, il n’en demeure pas que l’espace de la traversée éveille le sentiment d’isolement du personnage, la prise de conscience de la question raciale comme point de différence. Tanoé Bertin, dans le roman de Dadié, évoque par exemple l’hésitation des autres passagers du vol de se mettre à ses côtés :

1 O. Gannier, La Littérature de voyage, op.cit., p.104. 2 C. Laye, L’Enfant noir, op. cit., p. 255.

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Personne ne veut s’asseoir près de moi. Tous les voyageurs passent en regardant le siège vide près du mien. Par affinité, ils vont s’asseoir près des autres passagers, afin qu’il y ait ton sur ton. Et je les comprends, je fais ainsi souvent, mais, ce soir je me rends compte jusqu’à quel point les couleurs divisent les hommes.1

Pour le personnage mis en scène dans Mirages de Paris, l’espace du bateau est également celui où se constate la question de l’altérité entre les différents personnages. En effet, à l’heure du repas, Fara s’aperçoit que dans la salle à manger où il se rend, il n’y a que trois Sénégalais. « Le maître d’hôtel pour éviter une promiscuité peut-être déplaisante, les avait séparés des blancs et leur avait réservé les tables de coin, à droite du navire. »2 Ces Africains, ayant mangé de façon expéditive, abandonnent ce lieu. C’est aussi à l’occasion de cette traversée que notre personnage perçoit les bribes de la conversation entre M. Dupont et deux commerçants sur les aptitudes intellectuelles des Noirs. Dans le roman Kocoumbo, l’étudiant noir, l’espace du paquebot est de même associé à des questions d’altérité. Celle-ci est vécue par notre personnage à travers le repas qui lui est servi et au sujet duquel le narrateur rapporte la surprise de Kocoumbo :

Alors, c’est ainsi que les Européens avalent des tomates crues, se nourrissent de viande imbibée de sang ? Ils mangent chaque plat séparément : des tomates, puis la viande, ensuite quelques tubercules roux, coupés en rondelles. Ah ! chez lui, il y avait de tout pour tout le monde. Jamais il n’avait connu la faim.3

L’instant de la traversée est aussi marqué par les imprévus au nombre desquels il faut évoquer les formes de mobilité qui annoncent ce que la terminologie officielle actuelle en matière d’immigration considère comme illégales ou clandestines. En effet, loin de constituer une exclusivité des œuvres post-coloniales de l’immigration, la resquille en immigration est un topique mis en place déjà dans Mirages de Paris d’Ousmane Socé, puis réitéré dans Kocoumbo, l’étudiant noir. Dans le roman de Socé, le narrateur rapporte à ce sujet :

1 B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 21. 2 Ibid., p.20.

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La seule nouveauté de la vie à "bord" fut la découverte, au large de Casablanca, de trois "resquilleurs" noirs qui s’étaient embarqués clandestinement à Dakar ; ils s’étaient cachés dans les soutes et avaient vécu, cinq jours durant, d’on ne savait quelles ressources.1

Dans Kocoumbo, l’étudiant noir, de même, un incident semblable survient au dixième jour de la traversée. Le commissaire du bord accompagné de son auxiliaire, rapporte la présence d’un passager clandestin dans le bateau.2 Celui-ci aurait dévalisé son

patron avant de se sauver en resquillant dans le bateau en partance pour la métropole. Ce personnage de vingt-cinq ans, n’est autre que François Gogodi, qui, une fois à Paris, s’appellera Douk et affichera la plus grande désinvolture dans ses actes et vivra sans papiers quitte à passer pour un Noir Américain à l’occasion des contrôles de police. Kocoumbo se liera d’amitié avec ce voyageur irrégulier. Pendant la traversée, le resquilleur lui-même s’ouvre à Kocoumbo et dément les propos rapportés à son compte. Il soutient avoir volé un patron véreux chez qui il a travaillé pendant une dizaine d’années, en échange d’une maigre rémunération. Autant dire que l’immigration clandestine ou le personnage de l’immigré clandestin a son ancêtre dans les œuvres pionnières de l’immigration africaine en France. Toutefois, ce qui est nouveau dans les textes contemporains, c’est d’un côté la banalisation de ce profil dans la fiction, de l’autre, les mesures répressives qui sanctionnent leur témérité. Ainsi dans les deux cas ici repérés, aucun retour dans le pays d’origine n’est envisagé pour ces voyageurs clandestins. Si Gogodi est revu à Paris où visiblement sa clandestinité n’est plus évoquée, les resquilleurs dont parle le narrateur du roman de Socé quant à eux trouvent grâce et rémission auprès des responsables de l’équipage : « Le Commandant du navire les avait menacés de les jeter à la mer pour leur faire peur et, cet effet atteint, il s’était borné à leur faire laver la vaisselle. »3 Ceci ne sous-entend nullement que le rapatriement est absent

dans les premières œuvres de l’immigration africaine en France. Celui-ci cependant se fait sur la base du volontariat. Aussi, à la situation de précarité financière qui accable les

1 O. Socé, Mirages de Paris, op. cit., p. 23

2 A. Loba, Kocoumbo, l’étudiant noir, op. cit., p. 62. 3 O. Socé, Mirages de Paris, op. cit., p. 24.

174 dockers mis en scène dans le roman de Sembène Ousmane, les députés de l’Outre-mer rencontrés par Diaw Falla à Paris, suggèrent à ce dernier de parler du rapatriement comme alternative à leur chômage et à leur misère : « Ils m’ont parlé d’un éventuel rapatriement, ils m’ont dit que ceux qui veulent rentrer chez eux (en Afrique) recevront une somme d’argent à leur arrivée. »1 Sidia, l’étudiant consciencieux mis en scène dans

Mirages de Paris, opte ainsi pour cette option, qui n’aboutit pas dans le cas de Fara, le

personnage principal du roman de Socé.

L’espace du bateau est en outre celui des interrogations diverses. En effet, dans son ouvrage La Littérature de voyage, Odile Gannier, s’inspirant de Roland Barthes, analyse l’ambivalence symbolique du voyage par voie de navigation. Elle montre en l’occurrence que le bateau en tant que modalité de déplacement du voyageur symbolise tout autant un moyen d’évasion doublé d’un moment de réflexion heureuse qu’un espace de clôture et d’enfermement. Cette ambivalence se vérifie précisément dans le cas du personnage mis en scène dans les œuvres pionnières de l’immigration africaine en France. Ousmane Socé par exemple, à travers les personnages de son roman, présente cet espace non seulement comme le réceptacle de divergences culturelles, mais aussi comme espace de valorisation et de reconnaissance de l’avancée technique de l’Occident sur l’Afrique. C’est notamment ce qui transparaît dans la question que formule Mamadou, un compagnon de voyage de Fara dans Mirages de Paris : « Dis-moi, Fara, comment les toubabs peuvent-ils voyager ainsi pendant une semaine sur l’eau, nuit et jour, sans se perdre alors qu’il n’y a ni village ni route ? »2 Dans Kocoumbo, l’étudiant noir, le bateau

est l’espace où les jeunes voyageurs ébauchent leurs rêves d’avenir, lorsque couronnés de succès et leurs diplômes en poche, ils rentreraient en Afrique pour construire des soucoupes volantes. Le voyage du personnage africain en France, dans ces œuvres pionnières, représente en définitive les défis d’une Afrique en passe de s’ouvrir au monde occidental.

1 S. Ousmane, Le Docker noir, op. cit., p. 103. 2 O. Socé, Mirages de Paris, op.cit. p. 18.

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