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Cette étude prend en compte deux générations d’écritures du roman africain francophone où le thème de l’immigration ou celui du voyage en France occupe une place majeure des intrigues romanesques.

La première période s’étend des années 1930 où paraît le roman Mirages de Paris d’Ousmane Socé, jusqu’au tournant des indépendances africaines. Cette époque marquée par la question du développement de l’Afrique a mis en place un réseau de discours sociaux et des débats que la littérature a pris à son compte. La question notamment du sens à donner au rapport de l’Africain et des savoirs issus de la rencontre avec l’Occident a permis l’émergence d’une écriture de voyage. Cette production fut l’œuvre notamment d’auteurs dont la situation d’appartenance à l’espace littéraire et social, c’est-à-dire la

1 J.-M. Adam et U. Heidmann, « Discursivité et (trans)textualité : la comparaison pour méthode. L’exemple

du conte » dans J.-M. Adam et U. Heidmann (dir.), Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux d’une interdisciplinarité, Genève, Slatkine Érudition, 2005, pp. 29-49.

31 paratopie pour reprendre le concept proposé par Maingueneau, tient à la difficulté de concilier les rôles qui leur étaient échus, à la fois hommes de culture et cicérones de la masse africaine illettrée, mais également principaux interlocuteurs des lettres africaines naissantes dans le champ littéraire de langue française. Nous analyserons ainsi l’énonciation littéraire dans les textes Mirages de Paris (1937) d’Ousmane Socé, Le

Docker noir (1956) de Sembène Ousmane, Un Nègre à Paris (1959) de Bernard Dadié, Chemin d’Europe (1960) de Ferdinand Oyono, Kocoumbo, l’étudiant noir (1960) d’Aké

Loba, L’Aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou Kane et Dramouss (1966) de Camara Laye. Chacun de ces textes aborde dans une énonciation singulière la question du voyage d’un Africain en France. Ainsi, les premiers textes, ceux de Socé, de Sembène Ousmane et de Bernard Dadié évoquent le séjour d’un personnage en France pour des raisons d’aventure ou de simple découverte tandis que les romans publiés au tournant des années 60 mettent en place un personnage d’étudiant en situation d’apprentissage en France.

De façon très résumée, le roman Mirages de Paris relate l’histoire de Fara, un jeune Sénégalais d’une vingtaine d’années, qui part en France pour assister à l’Exposition coloniale de Vincennes. Il tombe amoureux de Jacqueline Bourciez, une fille de bonne famille française, avant d’en être le veuf et de se suicider dans les eaux de la Seine. Le

Docker noir quant à lui, met en scène un jeune Sénégalais, Diaw Falla, qui travaille

comme docker au port de Marseille et réserve ses nuits à l’écriture. Il vient de mettre la dernière main à un manuscrit qu’il peine à faire publier et se confie à une dame de lettres, Ginette Tontisane. Mais celle-ci subtilise le manuscrit et signe le livre de son nom. Elle est rudoyée à mort par le jeune Africain qui est à son tour condamné à la prison après un procès inéquitable. Bernard Dadié, dans son roman Un Nègre à Paris, adopte plutôt le registre épistolaire. Son roman évoque le témoignage sous forme de compte rendu de voyage d’un narrateur autodiégétique, Tanhoé Bertin, qui écrit une lettre à un destinataire anonyme resté en Afrique pour lui raconter son séjour de deux semaines à Paris ; séjour qui coïncide avec la date commémorative du 14 juillet. Les autres romans de cette première écriture de voyage s’attachent à la relation de voyage de trois étudiants Kocoumbo, Samba Diallo et Fatoman, héros respectifs des romans d’Aké Loba, de Cheikh Hamidou Kane et de Camara Laye, dont le séjour en France s’apparente à une

32 initiation à la vie adulte. Le roman Chemin d’Europe par contre mérite d’être lu, non comme un roman de voyage, mais plutôt comme le roman d’une aspiration au voyage en France, puisque le héros mis en scène, Aki Barnabas, ne réussit pas à réaliser son rêve de voyage tout au long de l’intrigue.

Cette première série de romans d’immigration connaît cependant un fléchissement pendant la première décennie des indépendances africaines. Il a fallu attendre les années quatre-vingts pour que la problématique de voyage domine à nouveau la thématique du roman africain francophone.

La seconde période qui a vu émerger la scène de voyage d’un Africain en France dans le discours littéraire de l’Afrique francophone est celle que l’historiographie considère comme celle des "enfants de la postcolonie" ou celle de "la migritude". C’est de loin la plus prolifique par le nombre d’écrivains et d’œuvres portant sur le voyage en France. Aussi avons-nous limité notre corpus aux œuvres les plus représentatives étant donné l’aura qui entoure leurs auteurs dans le champ littéraire. Entre autres œuvres nous analyserons les romans L’Impasse (1996) et Agonies (1998) de Daniel Biyaoula, Bleu-

Blanc-Rouge (1998) et Verre cassé (2005) d’Alain Mabanckou, Le Ventre de l’Atlantique

(2003) et Ketala (2006) de Fatou Diome, Assèze l’Africaine (1994) ainsi que Les

Honneurs perdus (1996) de Calixthe Beyala.

Les romans de Biyaoula évoquent les expériences traumatiques qui découlent de voyages de personnages congolais en France. Ainsi, dans son premier roman, L’Impasse, publié en 1996 chez Présence Africaine, Daniel Biyaoula met en scène l’expérience bouleversante de Joseph Ĝakatuka. Après un séjour de plus d’une quinzaine d’années en France, cet immigré décide d’aller rendre visite à ses parents à Brazza. Cette entreprise pourtant louable tourne au tragique. Dès son arrivée à destination, son frère aîné, Samuel, reproche à Joseph sa mise débraillée. Tous ses choix sont désavoués. Il lui faut, au nom d’un idéal que revêt le statut de "Parisien" donner le change, revêtir des costumes pour ainsi "honorer" sa famille congolaise. De retour en France, Joseph quitte sa compagne blanche, Sabine, et développe des troubles de personnalité. Il séjourne dans un hôpital psychiatrique. Après cette psychose, le personnage se rétablit mais commence à grossir et à blanchir sa peau comme ses compatriotes ou les Africains qui sont "dans le coup". Cette

33 expérience de l’immigration et des meurtrissures qui en résultent est également la toile de fond du deuxième roman de Biyaoula.

Publié en 1998 chez Présence Africaine, Agonies se construit sur fond d’une vie mouvementée de la banlieue parisienne que le narrateur masque sous le toponyme de Parqueville, un mot-valise qui présente bien la ghettoïsation dans laquelle se trouvent les personnages mis en scène. Dans cet univers excentré, deux couples tissent un amour que leur entourage trouve répréhensible. D’un côté, Maud est amoureuse de Guy Marotin, un garçon blanc de son lycée et de l’autre, Gislaine Youla est amoureuse d’un autre Congolais, mais d’une ethnie différente de la sienne. Ces relations déclenchent confusions et malentendus et finissent par le meurtre de Gislaine et de son ami Nsamu.

Agonies pose un véritable problème de la communauté africaine en France. Il révèle les

différents types d’ostracismes que masque le terme trop accommodant et plutôt trompeur de la communauté africaine.

Dans le même sillage que les romans de Daniel Biyaoula, le premier roman d’Alain Mabanckou se construit aussi sur fond d’un récit d’immigration en France. Publié chez Présence Africaine en 1998, Bleu-Blanc-Rouge relate l’histoire de Massala Massala. Fasciné par l’exubérance de Charles Moki à chacun de ses retours au pays, Massala Massala décide de se rendre en France d’abord pour se faire une place dans le monde, ensuite pour soulager les souffrances de ses parents. Après de nombreuses tractations, il réussit à obtenir un visa de court séjour. À son arrivée en France, le tableau se présente de manière bien triste. Les conditions d’hébergement contrastent avec le luxe insolent de Paris. Pour subsister, il se livre à une activité illicite, la vente de titres de transport. Il est pris par les policiers et renvoyé à la case départ.

Le second roman de cet écrivain retenu dans notre corpus, Verre cassé, n’est pas à proprement parler un roman où le thème de l’immigration est placé au premier plan. Toutefois, ce texte, qui est du reste traversé par plusieurs micro-récits dont un récit d’immigration, en raison de son écriture novatrice est d’une grande importance dans l’analyse du positionnement institutionnel de ces écrivains de la nouvelle diaspora africaine. Paru en 2005 aux éditions du Seuil, ce récit éponyme se construit sur fond de mise en abyme ; sur le motif d’un narrateur qui projette d’écrire un livre dont le contenu renvoie au récit dans lequel ce narrateur lui-même est un actant. Verre Cassé est donc ce

34 personnage marginal, puisqu’ivrogne et banni par sa belle-famille ainsi que par son épouse Angélique, qu’il préfère appeler Diabolique. Pourtant ce personnage est très important dans l’espace du bar qui sert de cadre spatial à l’intrigue. En effet, le propriétaire du bar "Le crédit a voyagé" a remis à Verre Cassé un cahier afin qu’il y écrive les moindres faits quotidiens de son établissement et des clients qui le fréquentent. Au nombre de ces récits figure celui de L’Imprimeur, un personnage ayant autrefois émigré en France et renvoyé à son pays après un séjour dans un asile d’aliénés, puis un divorce qu’il n’arrive pas à assumer.

Les écritures de la nouvelle diaspora africaine en France sont également marquées par des voix féminines dont celle de Fatou Diome et de Calixthe Beyala. Ainsi, dans son premier roman Le Ventre de l’Atlantique, Fatou Diome met en scène une relation sur fond de malentendu entre Salie, une femme écrivain installée en France et son demi-frère cadet Madické, passionné de football et fervent supporter de l’équipe italienne AC Milan. Mais la plus profonde aspiration de Madické est de se rendre en France où vraisemblablement ont réussi tous les notables de son pays. Des simples citoyens, comme le propriétaire de la seule télévision du village, aux hauts responsables politiques, tous ceux qui font désormais partie des bienheureux de la fortune, aux yeux de Madické, ont dû séjourner en France. Il compte sur l’aide de sa sœur pour réaliser son rêve. Mais la France, dans sa réalité, est bien différente de la représentation chimérique que Madické s’en fait. En prise directe avec la réalité de la vie en France, Salie s’évertue à faire changer d’avis à son frère cadet.

Dans son deuxième roman, Kétala, paru chez Flammarion, Fatou Diome donne la parole aux objets inanimés. Le roman retrace, par récits interposés, tenus par les meubles de son appartement, l’itinéraire de Mémoria. Partie en France avec son époux Makhou, l’héroïne vit un cauchemar après son divorce. Abandonnée à son triste sort, Mémoria se prostitue et contracte le virus du sida avant de rentrer au Sénégal pour finir ses jours, reniée par ses parents qui l’accusent d’avoir mené une vie dissolue en France.

L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala met également en scène des personnages féminins immigrés. Ainsi, dans Assèze l’Africaine, publié en 1994 chez Albin Michel, Calixthe Beyala retrace l’itinéraire tumultueux d’Assèze, une femme africaine, née au village, très loin de la "civilisation." Progressivement, l’itinéraire de ce personnage va

35 l’amener en ville d’abord, puis en France. Ainsi, Assèze part du village pour Douala, où elle est scolarisée sans succès. Elle vit par ailleurs un voisinage conflictuel avec Sorraya, la fille légitime de son tuteur. Mais l’héroïne ne désarme pas. Le tableau de la ville africaine s’assombrit. Des émeutes éclatent. Awono, son tuteur, meurt. Assèze et Sorraya se retrouvent en France. Sorraya meurt ; Assèze lui survit et se marie avec l’ex-conjoint de Sorraya.

Dans Les Honneurs perdus, Calixthe Beyala, comme dans le précédent roman, met en scène deux protagonistes. D’un côté Saïda Bénérafa, de l’autre Ngaremba, la « Négresse-princesse-et-dignitaire » de Belleville. Après une enfance camerounaise marquée par la misère, la haine paternelle et les faits divers du voisinage qui tournent presque toujours au spectacle, Saïda se rend en France. Deux ans après son arrivée, elle est mise à la porte par son hôtesse, la cousine Aziza. Dans la rue, elle rencontre Marcel Pignon Marcel, un ancien travailleur dans une fabrique de lunettes et de montres devenu clochard à la suite d’un divorce. Grâce à Marcel Pignon Marcel et à ses relations, Saïda se fait embaucher chez Ngaremba, une Sénégalaise qui après de brillantes études secondaires « s’était installée comme écrivain public au service de la communauté immigrée de Belleville ». Engagée pour faire les travaux ménagers et assurer la garde de Loulouze, la fille métisse de Ngaremba, Saïda, devient le témoin de premier plan de la déchéance de sa consœur et employeuse jusqu’au suicide de celle-ci.

Le corpus ainsi mis en place, bien que très étendu, est loin d’être représentatif de toute la production littéraire francophone relative à l’immigration. À ces textes il faudra ajouter les œuvres aussi remarquables que celles de Nathalie Etoké, Marie Ndiaye, Léonora Miano, Bessora, Sami Tchak, Kossi Efoui, Jean-Roger Essomba et d’autres textes encore auxquels nous nous référerons occasionnellement. Le recours à des œuvres des deux périodes s’explique par des raisons de visibilité du discours africain de voyage, auquel l’historiographie ne semble pas encore s’intéresser dans la description du corpus littéraire africain francophone. Ainsi, à travers la première génération de romans d’immigration, nous esquissons le rappel d’un corpus souvent délaissé par la critique, quand il n’est pas assimilé à des œuvres du conflit entre la tradition africaine et la civilisation occidentale, alors que la question du voyage qui pourtant constitue le moteur de la narration est tout simplement minorée.

36 Il sera question, dans un premier moment, d’analyser le processus de mise en place d’une littérature africaine de voyage contemporaine, de l’émergence d’un discours critique sur le roman africain de l’immigration-émigration d’expression française. Après un rappel des principales spécificités que la critique inscrit à l’origine de l’émergence de cette écriture nouvelle, notre analyse s’attachera ensuite à mettre en lumière des œuvres pionnières issues des années où la littérature africaine était encore un espace embryonnaire ainsi que les scènes d’énonciation que ces œuvres ont déployées. Cette littérature pionnière a contribué à articuler le discours littéraire africain sur les discours constituants majeurs de cette époque, qu’il s’agisse du discours littéraire bienveillant ou réducteur véhiculé par le roman colonial français ou encore des discours scientifiques, philosophiques et religieux sur l’être du Noir en contexte colonial. Dans un deuxième volet, notre étude visera une analyse détaillée des catégories textuelles sur lesquelles les textes de la nouvelle génération des écritures de l’immigration se démarquent des premières énonciations. Entre autres, nous nous intéresserons au personnage et à ses rapports avec l’espace de la terre d’accueil comme à sa terre d’origine, mais aussi à son rapport à la langue française.

Enfin, il sera question d’envisager une analyse comparée des contextes d’énonciation dans lesquels émergent les œuvres d’une génération à l’autre à partir du concept de "migritude".

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PREMIER CHAPITRE : Littérature