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Littératures de l’immigration et omissions herméneutiques

I : La littérature de l’immigration et l’historiographie du champ littéraire africain francophone

I. 6. Littératures de l’immigration et omissions herméneutiques

L’analyse des travaux consacrés au corpus des écritures de l’immigration africaine en France montre que l’intérêt de la critique pour cette thématique ainsi que pour les constructions formelles que celle-ci induit est récent. Cependant, le nombre croissant d’études témoigne de la vitalité d’un espace littéraire en floraison, ouvert sur les préoccupations sociologiques et esthétiques actuelles. Des espaces littéraires institutionnalisés dans le cadre de la francophonie se retrouvent dans les mêmes figurations de l’immigration. Ainsi, les travaux critiques établissent des rapprochements, par rapport à la mise en scènes des migrants entre les littératures subsahariennes, maghrébines, québécoises et la littérature française institutionnalisée, puisque des écrivains de tous ces espaces littéraires racontent des parcours similaires de migrants dans

99 leurs œuvres. Sur le plan des constructions formelles, les textes exploitent la porosité générique du roman pour construire des univers fictionnels en étroite correspondance avec la contemporanéité des espaces d’émergence de ces œuvres. C’est en outre une littérature qui déstabilise, dans l’espace littéraire francophone, les modes classiques d’accès à la légitimité institutionnelle. Pour l’écrivain africain par exemple, il ne s’agit plus simplement d’écrire sur l’Afrique et ses problèmes sociaux, mais de mettre en scène des Africains dans un espace globalisé.

Dans une telle perspective l’hypothèse de l’émergence d’une nouvelle génération ou du moins de nouvelles configurations littéraires sur le plan formel et idéologique qui s’empare du thème de l’exil pour la réécrire dans le roman africain est plausible. Aussi Jacques Chevrier, dans un passage qui définit les lignes de force de cette nouvelle configuration littéraire sur le plan de l’institution, ainsi que le corpus qui le compose, écrit : « Les écrivains de la migritude tendent en effet, aujourd’hui, à devenir des nomades évoluant entre plusieurs pays, plusieurs langues et plusieurs cultures, et c’est sans complexe qu’ils s’installent dans l’hybride naguère vilipendé par l’auteur de

L’Aventure ambiguë. » 1 Selon Chevrier, la littérature de la "migritude" constitue ainsi un

nouvel horizon du discours littéraire du roman africain, une distanciation idéologique par rapport à l’Afrique représentée dans les œuvres de littérature africaine antérieures. La mobilité d’un écrivain comme Alain Mabanckou ainsi que les prises de position de cet auteur notamment dans ses essais, s’inscrivent dans l’exhortation des Africains à prendre en main leur destin plutôt que de continuer à récriminer contre les torts endurés dans le passé.2

Les travaux critiques analysés ouvrent certes de nombreuses pistes de recherche sur les nouvelles écritures de la diaspora africaine en France. Toutefois, il demeure quelques ambiguïtés qui tiennent à la périodisation des fictions des immigrations africaines en France, ensuite à une tendance à détacher ce corpus de l’historiographie de la littérature africaine, enfin à la volonté d’étudier cette littérature autrement qu’une écriture du voyage. Ainsi, bien de travaux présentent les écrivains africains voyageurs à l’instar d’une génération spontanée, ayant renouvelé la thématique de la littérature

1 J. Chevrier, Littérature francophone d’Afrique noire, op. cit., p.172

100 africaine francophone à partir des années quatre-vingts. C’est entre autres la thèse qui transparaît des ouvrages d’Odile Cazenave et de Carmen Husti-Laboye. D’autres études, comme celle de Christiane Albert et de Christophe Désiré Atangana-Kouna, évoquent certes un corpus d’immigration africaine pendant la période coloniale, mais limitent celui-ci à quelques textes par ailleurs délaissés par l’analyse dont principalement

L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane ainsi que Mirages de Paris d’Ousmane

Socé. Cette dernière œuvre est, dans les deux travaux critiques, décontextualisée, puisque Albert, comme Atangana-Kouna, situent la parution du roman d’Ousmane Socé en 1964 plutôt que 1937 ; ce qui, bien sûr, déplace la scénographie d’une immigration en période coloniale pour l’inscrire dans la post-colonie, alors même que le roman, par le fait qu’il inscrive l’Exposition coloniale de 1931 au cœur de son intrigue, souligne son rapport avec les discours sociaux qui traversent l’espace social dont il émerge. Ainsi, en inscrivant l’origine des récits de voyage aux années 1960, certains travaux critiques font l’impasse sur une grande production littéraire prélude à la négritude qui avait déjà mis l’accent sur ce type de récit. Le premier roman de la littérature africaine, Force-Bonté (1926) de Bakary Diallo, dont l’intrigue se construit sur le séjour en France d’un tirailleur africain intègre déjà cette préoccupation, longtemps avant le récit de 1960. Le récit de Diallo est relayé par des romans comme Mirages de Paris (1937) d’Ousmane Socé, Le

Docker noir de Sembène Ousmane en 1956, puis Un Nègre à Paris (1959) de Bernard

Dadié. Ces œuvres sur lesquelles nous reviendrons de façon plus détaillée dans la suite de notre étude mettent déjà en place la scène du "roman africain de voyage", bien que le terme ne soit pas encore entré dans l’histoire littéraire.

D’autre part, limiter l’écriture africaine du voyage à la ville de Paris au nom d’un certain « parisianisme » comme le présentent certains travaux critiques, principalement l’ouvrage de Cazenave, plutôt que de l’étendre à toute la France semble réducteur, puisque des intrigues se déroulent aussi bien à Paris qu’à l’intérieur de l’Hexagone. Les œuvres de Fatou Diome par exemple se situent à Strasbourg. Certains personnages, avant d’arriver à Paris, transitent par d’autres villes. Assèze, le personnage du roman éponyme de Calixthe Beyala, passe par Marseille, bien que sa vie dans cette ville ne soit pas mise en scène dans le roman. C’est aussi en province que les personnages de Bleu-Blanc-

101 titres de transport. De même, de nombreuses œuvres qui ne font pas partie de notre corpus mais qui évoquent des parcours de migrants africains se situent en province comme chez Nathalie Etoké et chez Tierno Monenembo. Quoique Paris soit institutionnellement le centre des lettres francophones, il est cependant possible que le cadre spatial des œuvres se situe dans une autre ville française sans que les préoccupations ne se différencient de celles d’une intrigue se déroulant à Paris. Il nous semble de ce point de vue, nécessaire, ainsi que l’entreprend l’ouvrage de Dominic Thomas, de replacer ces écritures d’immigration dans la longue durée et de les analyser aussi en province, les « relocaliser » et les « décentraliser », selon les termes employés par cet auteur. Cette perspective permet de prendre la ville de Paris comme une représentation symbolique de la France et de rendre plus visible la présence africaine en province où d’autres villes, comme Marseille ou Bordeaux, ont joué un rôle non négligeable dans la suture des rapports postcoloniaux. Claude Liauzu a mis en évidence l’importance économique et démographique de la ville de Marseille à l’époque de l’empire français dans sa relation avec l’outre-mer.1 En outre, le retour à l’historiographie

permet de mieux saisir les influences, dans le cas de l’intertextualité, entre les différentes représentations de voyageurs africains en France.

I. 6. A. Littérature de l’immigration et la question