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un genre à fonctions didactique et éducative pour imiter et inventer

7.1. Choisir un genre

7.1.2. Robinson ou la naissance du roman

Si Robinson aborde son « ile du Désespoir » en 1659, c’est-à-dire un an avant la naissance même de l’auteur, c’est pour signifier une renaissance. À l’époque, Defoe est persécuté par des créanciers et se sent menacé par un nouvel emprisonnement. Plongé dans ses activités de jardinage, il choisit de s’isoler comme d’isoler son marin sur une ile, prenant l’étymologie du mot

isola « au pied de la lettre pour transformer le voyage maritime en expérience initiatique et

statique » (Naugrette, 2003 : 10). Certains ont d’ailleurs vu derrière les cannibales l’image déformée des créanciers prêts à dévorer Defoe. La naissance est donc conçue sur le mode du naufrage, naissance d’une nouvelle identité qui se fait dans la douleur (Naugrette, 2003 : 11).

Robinson Crusoé symbolise la volonté de renaissance d’un homme, et fait entrer son auteur dans

l’art du roman. Le genre est en effet à ses débuts en Angleterre. Les histoires inventées sont souvent la transposition d’histoires vécues. Si bien que l’éditeur affirme dans la préface de l’œuvre, qu’il s’agit d’une histoire (history) et non d’un récit fictif (story). Si Montabeltti (2001 : 15) indique qu’un énoncé fictif est distinct du mensonge, force est de constater que Robinson

Crusoé est à son origine un mensonge assumé : celui d’un récit autobiographique présenté comme

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Ce récit issu d’un péché originel crée le roman. Car Defoe s’inspire du réel, mais invente : « Premier auteur anglais à écrire sans imiter ou adapter des œuvres étrangères, à créer sans modèles littéraires, à forger par lui-même une forme artistique sans précédent »(Naugrette, 2003 : 15). Il est ainsi considéré comme le premier grand romancier anglais moderne3. Ce roman s’inscrit en outre dans la tradition puritaine de l’autobiographie spirituelle, genre apprécié en Angleterre. Pour Engélibert, « l’histoire de Robinson [...] ne ferait que transposer l’autobiographie spirituelle dans le domaine de la fiction en imitant sa structure narrative » (1997 : 56). Pour les générations des Lumières, avides de connaissances scientifiques, géographiques et même ethnographiques, admiratives d’un homme nouveau, Daniel Defoe ouvre la voie du roman d’aventures à caractère réaliste, rompant ainsi avec la tradition des récits de voyages imaginaires, merveilleux, utopiques ou allégoriques du XVIIIe siècle (Dubois, 1992).

7.1.3. Du Robinson à la robinsonnade • Succès d’un roman « vertueux »

Defoe n’anticipe pas l’effet produit par son roman paru en avril 1719 qui en août en est déjà à sa quatrième édition, après s’être vendu à quatre-vingt mille exemplaires, un record pour l’époque. Il faut dire, avec James Joyce, que « l’esprit anglo-saxon tout entier anime Crusoé » (Andries, 1996). Un homme moyen, simple fils du marchand, auquel le public peut facilement s’identifier, s’embarque pour faire fortune. Robinson subit des épreuves mais en sort enrichi tant sur le plan moral que sur le plan économique. L’aventurier est un négociant qui fait fructifier l’investissement de sa plantation. Robinson est l’homme prééconomique qui retrouve les vertus du travail, des dépenses adaptées aux seuls besoins vitaux. Il est aussi le conquérant d’une ile dans laquelle il répartit ses résidences, et en devient le maitre : « L’ile du Désespoir devient une ‘colonie’, un avant-poste de la puissance maritime anglaise » (Naugrette, 2003 : 27). C’est une conception expansionniste qui considère la terre vierge comme un espace à conquérir pour y reproduire une société bourgeoise et européenne.Avec lui se profile une Angleterre puissante et colonisatrice. Ce n’est pas un hasard si Karl Marx dans Critique de l’économie politique (1859) revient sur les robinsonnades liées aux illusions insipides du XVIIIe siècle basée sur l’égalité entre l’objet produit et la quantité de travail investie et qui masqueraient la réalité des échanges. Les valeurs véhiculées dans Robinson Crusoé sont donc d’abord sociales, politiques et même éthiques. L’expérience sur l’ile est destinée à rassurer la bourgeoisie qui prend le pouvoir économique en Angleterre et convoite le pouvoir politique. Y sont développés la libre entreprise (Green, 1991), le colonialisme, l’esclavage justifié par l’apport des techniques dont Robinson est détenteur, le nationalisme (traits illustrant « l’anglicité » de Robinson « prototype du colon

britannique » selon Andries 1996 : 12) et enfin l’impérialisme rampant avec l’installation d’une colonie prête à intégrer l’Empire britannique. L’œuvre est une « fable protestante destinée à promouvoir l’homme économique » (Naugrette, 2003 : 22).

Car, Robinson Crusoé est aussi l’œuvre d’un croyant qui veut replonger son héros dans un état de pureté religieuse. La désobéissance au père est sanctionnée tout au long du périple par des mésaventures analysées comme des punitions morales infligées à celui qui s’est laissé entraîner par l’aventure et l’appât du gain. Engélibert voit dans l’histoire de Robinson celle d’ « un jeune homme ayant commis le pêché de quitter le domicile familial contre la volonté paternelle et expiant seul sa faute sur une ile déserte » (1997 : 56). Robinson paie le prix fort de ce pêché puisqu’il ne revient en Angleterre que pour y apprendre la mort du père. Sa rédemption passe par le travail, métaphore du capitalisme moderne. Au moment où il explore l’ile, Robinson évoque d’ailleurs son « pèlerinage ». Le séjour obligé est sans doute une large parabole sur l’inutilité des richesses. Dans le troisième ouvrage, Serious Reflections, Defoe confesse que le nom de son personnage vient de croisade (my crusado). Robinson Crusoé est donc l’histoire d’une construction : du jeune homme insouciant se forge un homme d’âge mûr qui au terme d’un chemin spirituel accepte son destin. Les valeurs religieuses sont fortement présentes dans l’œuvre originelle. Le personnage incarne donc le bourgeois anglais, nouveau capitaliste, oscillant entre affliction morale et religieuse et recherche du profit.

Robinson Crusoé va surtout se révéler être un formidable levier éducatif. C’est que

l’ouvrage rassemblerait à lui seul plusieurs stades de développement de l’enfant. L’histoire débute avec la rupture familiale imposée par l’adolescence. L’ouvrage participe à l’émancipation de l’enfant. Ainsi Marthe Robert dans Roman des origines, origines du roman y lit un désir de transgresser la filiation naturelle (cité par Dubois, 1992), thèse reprise par De Certeau (1980) pour lequel Robinson est « le rêve des enfants désireux de créer un univers sans père ». Le naufrage sur l’ile est conçu comme une nouvelle naissance suivie d’une période de régression où Robinson réapprend à s’adapter à son environnement. L’ile devient un lieu de survie, de vie, une nouvelle aire de jeu dont les règles sont imposées par le sort. L’aventure exotique permet de dispenser plusieurs valeurs : celles du travail, de la constance, de la patience. L’ouvrage a une fonction de formation car Robinson Crusoé comporte tous les ingrédients d’un projet éducatif : grandir en s’affranchissant peu à peu des siens, affronter ses peurs, agir en développant son expertise. Les valeurs du roman sont donc également pragmatiques avec le savoir-faire du personnage « le travail, la ténacité, l’esprit d’économie, l’ingéniosité technique » (Leclaire-Halté, 2000 : 42). Le roman fournit l’expérience par procuration de la survie, du désir industrieux, de la conscience morale (Dubois-Marcoin, 2016). Il répond au mieux au désir d’amusement et d’instruction de l’Émile de Rousseau. Robinson Crusoé est en effet le premier et le seul livre, une fois « débarrassé de tout son fatras » (l’avant et l’après aventure insulaire) qui soit autorisé au jeune Émile (1762)

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lorsqu’il atteint douze ans, l’âge de la préadolescence, « l’âge de la force » âge auquel est consacré le livre III du traité de Rousseau :

Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? Est-Est-ce Pline ? Est-Est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé. Robinson Crusoé dans son ile, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien être, voilà l’objet intéressant pour tout âge, et qu’on a mille moyens de rendre agréable aux enfants. [...] Cet état n’est pas, j’en conviens, celui de l’homme social : vraisemblablement il ne doit pas être celui de l’Émile : mais c’est sur ce même état qu’il doit apprécier tous les autres. Le plus sûr moyen de s’élever au-dessus des préjugés et d’ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d’un homme isolé, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité. Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son ile, et finissant à l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer, sera tout à la fois l’amusement et l’instruction d’Émile durant l’époque dont il est question.

C’est à Robinson bon sauvage soustrait à l’influence de la société qu’Émile doit s’identifier4. Pour Naugrette (2003 : 379), Rousseau a profondément contribué au mythe en faisant de « Robinson

Crusoé une sorte de livre-étalon ou d’ouvrage de référence ». Green a aussi montré dans The Robinson Crusoe Story (1991) l’importance de l’Émile dans le développement du genre.

Robinson fait figure d’enfant qui accède à une nouvelle identité : « Robinson est celui qui, entre jeu et réalité, s’invente des identités » (Naugrette 2003 : 25).

Robinson est donc un homme simple mais un personnage complexe qui porte sur ces épaules de nombreuses valeurs : des valeurs politiques, sociales, éthiques et didactiques. C’est pourquoi, il est considéré comme « l’un des derniers mythes inventés par l’occident moderne » (De Certeau, 1980). Ces valeurs infiltrent les actions, les comportements, les sentiments, les réflexions du personnage, et seront largement reprises par les robinsonnades.

• Robinson et la naissance d’un genre porteur de valeurs

À la suite de la publication de l’Émile (1762), les pédagogues voient dans Robinson

Crusoé un excellent moyen « d’apprivoiser le sauvage en puissance chez tout enfant »

(Dubois-Marcoin, 1997 : 5-25). L’œuvre et ses détournements permettent la mise en fiction distrayante de savoirs encyclopédiques et d’idéaux philosophiques, moraux voire politiques (Dubois, 1992).La plupart des robinsonnades vont donc s’adresser aux enfants et à leurs précepteurs et porter cette

4 « Je veux [...] qu’il pense être Robinson lui-même ; qu’il se voie habillé de peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le grotesque équipage de la figure, au parasol près, dont il n’aura pas besoin » (Émile, p 239).

fonction pédagogique : d’une part, mettre en scène la nécessité d’apprendre (les naufragés mettent à profit des connaissances souvent acquises antérieurement pour survivre), d’autre part, compter sur son courage personnel.

• La robinsonnade : définitions

Le terme provient probablement du nom allemand robinsonade issu de la préface de l’œuvre Insel Felsenburg (l’ile de Felsenbourg) de J.-G. Schnabel (1731). Dubois-Marcoin a défini le genre comme :

un roman d’aventure et d’éducation au cours duquel un enfant est amené à faire naufrage, à être confronté aux problèmes de survie et d’isolement dans une ile coupée de la civilisation d’origine et généralement retrouvée à l’issue de ce temps de retraite initiatique. (Dubois-Marcoin, 1997 : 5).

L’auteure (1992) avait inscrit comme critère de genre la mention du texte fondateur, Robinson

Crusoé, dans le roman. Cependant, ses études ont porté essentiellement sur des œuvres du XIXe

dans lesquelles la référence au texte fondateur est quasi systématique. Pour Leclaire-Halté (2000 : 24), la simple mention de l’hypotexte de Defoe ou d’une robinsonnade dans le titre ou le texte lui-même ne suffit pas à l’inscrire dans le genre. L’hypertextualité sera au cours des siècles plus ou moins marquée. Des critères formels et thématiques ont été définis qui constituent des critères internes d’identification du genre. Le genre va proliférer et même si le recensement des robinsonnades reste difficile, il en existerait près de deux-mille (Naugrette, 2003 : 373).

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