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L’acte d’écriture consiste à mobiliser un substrat langagier déjà-là

Ecrire, c’est toujours imiter d’autres écrits

1.2. En quoi peut-on dire que lorsqu’on écrit, on reprend ou imite des textes ou des discours déjà produits ? ou des discours déjà produits ?

1.2.4. L’acte d’écriture consiste à mobiliser un substrat langagier déjà-là

de figement et de défigement, l’assertion par le biais du proverbe13 et son détournement par exemple dans le cadre publicitaire. Gautier et Siouffi (2016) ont ainsi étudié « la diffusion de segments langagiers figés et défigés » à la lumière de la notion de mème en montrant dans le cadre de la communication médiée électronique, comment les objets langagiers circulent : lexèmes, syntagmes, séquences plus longues.

Il y a donc emprunt de mots, de constructions, d’énoncés et de sens dans le discours. La production verbale nait en partie du réagencement et de la transformation de matériaux linguistiques préexistants (Bakhtine, 1984 ; Bronckart & Bota, 2011). Le locuteur-scripteur s’appuie sur le souvenir de discours qu’il a lui-même entendus, lus, écrits ou dits. Meschonnic conclut que « le langage est le premier palimpseste » (Gromer, 1996).

1.2.4. L’acte d’écriture consiste à mobiliser un substrat langagier déjà-là

L’écrivain se nourrit de lectures antérieures pour construire son texte. L’auteur, du latin

auctor (autorité), est celui qui par définition, augmente, enrichit un patrimoine littéraire déjà

existant (Maurel-Indart, 2014). Lorsqu’il n’est pas condamné sous l’angle juridique du plagiat, le phénomène est revendiqué par d’illustres auteurs et théorisé comme relevant de l’innutrition consistant à assimiler des modèles anciens et à s’en ressouvenir (Plane 2004a, 2006b), du stéréotype, notion réhabilitée par Dufays (1997), ou comme nous l’avons vu de l’intertextualité (Genette, 1982). Tout texte s’inscrit dans le déjà-dit ou le déjà-écrit et il serait illusoire de croire qu’on puisse s’affranchir du passé et innover. Depuis longtemps les textes sont examinés dans le champ littéraire sous l’angle de cette tension entre imitation et invention et le déjà-là est invoqué comme relevant à la fois de l’une et l’autre de ces notions. Pour Daunay (2004 : 29) la notion même d'invention, empruntée à la rhétorique, doit être conçue comme inhérente à la reprise d’un texte source14. Petitjean (2000) nous rappelle que l’imitation au sens classique est définie comme un processus d’oscillation spiralé entre répétition et nouveauté et qu’il faut chercher dans cet écart un aspect inventif et créatif, puisque la réécriture assimile l’ancien tout en l’adaptant et le dépassant. La production écrite met en œuvre des matériaux issus de ressources textuelles déjà disponibles chez le scripteur lequel ré-agence des matériaux langagiers issus de productions antérieures ou de souvenirs de productions antérieures, qu’il a ou non lui-même réalisées et qu’il transforme (François 1990 ; Paveau 2006 ; Crinon 2006a et b).

13 Grésillon et Maingueneau considèrent le proverbe comme une « ‘énonciation-écho’ dans la mesure où l’énonciateur du proverbe donne son assertion comme une imitation, l’écho, la reprise d’un nombre illimité d’énonciations antérieures de ce même proverbe. » (Grésillon et Maingueneau, 1984 : 113)

14 L’auteur évoque Barthes (1970 : 198) : « l'invention renvoie moins à une invention (des arguments) qu’à une découverte : tout existe déjà, il faut seulement le retrouver : c'est une notion plus "extractive" que "créative" » et conclut : « Le travail d’invention est le repérage et la manipulation d'un matériau déjà-là. ».

La notion de déjà-là dans l’écriture a ainsi été développée par Plane et Rondelli dans un numéro de Pratiques (2017) qui d’une part s’intéresse à la transformation opérée par le scripteur lorsqu’il mobilise un substrat langagier pour produire son propre discours, d’autre part s’interroge sur la manière dont ce substrat est mis à disposition du scripteur. Cette (ré)-appropriation s’observe tant chez les scripteurs experts que chez les apprenants. Pour les didacticiens, écrire une fiction appelle à se souvenir de « sédiments (stéréotypes, scripts, scènes, motifs, personnages, bribes de phrases) laissés par des histoires entendues, lues, déjà imaginées » (Tauveron & Sève, 2005). Il s’agit donc d’encourager les élèves à intégrer leurs expériences et leur mémoire de lecture à la pâte de leurs textes, à réemployer telle formule rencontrée. Dufays et Kervyn (2004) en tirent les conséquences : il faut « dire clairement que ce qu’on attend (des élèves), c’est moins un travail d’invention au sens moderne du terme qu’un travail d’inventio, c’est-à-dire d’exploitation et de modalisation de ressources langagières déjà-là, qui relèvent largement de la stéréotypie ». Ces points de vue bouleversent en partie les conceptions scolaires classiques de la production. En effet, Dormoy fait remarquer que si toute écriture est un réarrangement, alors toute invitation scolaire à l'écriture devrait s’accompagner de la mise à disposition d'un corpus textuel dans lequel les élèves vont pouvoir se nourrir. C’est d’ailleurs un « travail de cut-up et de réassemblage » plus difficile qu’il n’y parait, car il conduit « à se poser des questions sur la succession des éléments et surtout sur l'essentiel travail de choix parmi de nombreux possibles » (Dormoy, 2004 : 58).

C’est cette activité de réécriture-réorganisation de textes là qui nous intéresse,

déjà-là que nous définirons en substrat présent lors de l’activité d’écriture dans ses aspects

linguistiques et diégétiques qui se glissent dans la plume de l’élève lorsqu’il écrit ou réécrit.

1.3. En quoi peut-on dire que lorsqu’on écrit, on s’appuie sur les textes et

discours qu’on a déjà soi-même produits ?

En cours d’écriture, le scripteur mobilise non seulement des savoirs sur les textes, des souvenirs de textes lus, des formules, des fragments, des mots issus d’un substrat langagier déjà-là, mais également des éléments qui proviennent de ses propres productions. En quelque sorte, il emprunte aussi à lui-même.

Ce retour sur soi peut prendre plusieurs formes. D’abord, certains auteurs réécrivent, complètent, modifient des textes considérés comme terminés. Ensuite, des auteurs se découvrent sous d’autres identités et d’autres formes d’écrits. Enfin, le processus même d’écriture comporte un retour permanent sur ce qui a déjà été écrit par soi-même.

Toute écriture porte la marque d’une histoire et d’une culture personnelles. Dans L’envers

et l’endroit, publié en 1937, Camus affirme qu’« une œuvre n'est rien d'autre qu'un long

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sur lesquelles le cœur une première fois s'est ouvert ». L’œuvre ne serait qu’une réécriture de soi-même. On peut voir dans Rousseau juge de Jean-Jacques une réécriture des Confessions, dont les lectures publiques qui venaient de s’achever avaient été mal accueillies, et dans Candide de Voltaire publié en 1759 celle des Voyages de Scarmentado qu’il avait écrit six ans plus tôt. Parfois, l’œuvre se répète sous une autre forme : Baudelaire écrit deux poèmes sur un même thème, l'un en vers, La Chevelure, l'autre en prose, Un hémisphère dans une chevelure. L’écriture peut tendre à parfaire un texte ou procéder à des retouches imposées par le temps. Ainsi, Hergé a modifié, pour diverses raisons qui tiennent à l’évolution des mœurs et des mentalités, certains détails textuels (et de dessin) dans quelques albums de Tintin.15

De nombreux écrivains projettent une part d’eux-mêmes sous un (autre) pseudonyme, pour révéler grâce à ce masque une autre part de leurs pensées. Faire œuvre originale s’entend alors comme se projeter dans un autre soi, comme ce fut le cas de Romain Gary qui se dédoubla notamment en Émile Ajar. Ici « le génie, c’est l’imitation de soi-même comme un autre »

(Constantinesco, 2012).L’écrivain s’appuie ainsi sur lui-même et sur les textes qu’il a déjà écrits

pour se représenter le monde et se découvrir.

L’appui sur les textes déjà écrits s’opère également directement en cours d’écriture. Cette coopération entre le texte et son auteur s’opère selon deux modalités, la révision et la resémantisation, auxquelles s’ajoute a posteriori la réécriture. S’agissant de la révision, les psycholinguistes et les spécialistes de critique génétique ont montré que les scripteurs opéraient par retours constants sur leur texte en cours de production. Ces recherches ont permis de remettre en cause l’idée classique d’une pensée qui parviendrait directement à la formulation sans passer par des essais de production16. Plusieurs procédures ou stratégies sont mobilisées par les scripteurs dans leur dialogue avec le texte qu’ils sont en train de produire. Certaines révèlent une volonté de laisser subsister le matériau langagier initial qui va continuer à travailler leur auteur. Ainsi, « Sartre a tendance à écrire puis à raturer proprement le passage qu’il veut supprimer de façon à le laisser lisible ; de la sorte le texte condamné continue de nourrir le texte à venir » (Plane, 2004a : 61). Les travaux des psycholinguistes décrivent un processus récursif dans lequel la révision intervient comme un contrôle permanent pouvant s’accompagner ou pas d’une modification du texte. Ce phénomène a par ailleurs été mis en évidence par l’observation en temps réel de l’écriture. Les auteurs ont identifié le phénomène de la pause (Matsuhashi, 1981) puis ont pointé des aller-retour de l’œil pendant la scription montrant que la pause n’est pas un indicateur stable et univoque de révision, les contrôles sur le contenu existant pendant toute la linéarisation

15 Ainsi L’ile noire comporte désormais deux versions celle de 1947 et celle de 1966.

16 « D’un cheminement univoque qui fait de l’écriture la réalisation d’un déjà-là, on passe à une conception qui fait de l’écriture la condition et le moment d’organisation, voire de surgissement de la pensée (ou de l’intention) » (Baptiste, 2005 : 114).

(Alamargot et al. 2010 ; Alamargot 2016). Ces contributions croisées concernant le retour du scripteur sur son texte en cours de production convergent vers l’idée d’une activité langagière en quelque sorte « autoalimentée » : le scripteur revient sur son texte au cours de la scription pour le réécrire à partir des matériaux langagiers déjà-là.

Allant plus loin, on considère désormais le texte déjà produit comme une composante de la tâche d’écriture en ce qu’il détermine la suite du texte en cours d’écriture. Les travaux des psycholinguistes ont posé le texte déjà produit comme une des composantes de l’environnement de la tâche. La modélisation de De Beaugrande (1984), parallel stage interaction model of

production, montre que l’évolution de ce texte au cours de sa génération est un paramètre

déterminant de l’activité de production, et sa représentation et celle du texte à venir sont des « inputs » symétriques (Plane, 2006a). Dans sa tâche d’écriture, le scripteur rencontre de nombreux obstacles cognitifs dont la gestion de ce déjà-écrit : il doit se faire une sorte de résumé de ce qu’il a écrit et ajuster ce qu’il va écrire à ce qu’il a déjà écrit (Plane, 2015). Or, l’objet est mouvant puisque le texte se modifie et s’amplifie jusqu’à sa clôture. Le texte déjà produit opère comme une consigne implicite d’écriture constamment réactualisée. Mais ce texte inachevé n’est pas mémorisé tel quel. Il existe une distorsion entre le texte écrit et le texte mémorisé. Plane qualifie de resémantisation le fait pour le scripteur de pouvoir élaborer et enregistrer « une image du contenu sémantique et des propriétés linguistiques du texte », laquelle image, reconstruite, va servir à poursuivre le texte en cours de scription (Plane, 2017). Le texte déjà produit a donc une fonction dynamique : il est un partenaire de l’acte de production (Plane, 2003). Ces résurgence et reconstruction textuelles se manifestent également lors d’une réécriture. Plane, Rondelli et Vénérin (2013) et Plane (2017), à propos d’un protocole impliquant de jeunes scripteurs devant réécrire le plus fidèlement possible un conte entendu, ont confronté les textes produits en rappel immédiat et en rappel différé. Les résultats permettent de penser que le texte déjà produit en première version opère concurremment au texte source et imprègne le texte produit en seconde version.

Tous ces travaux autorisent à conclure que lors de la production écrite, certains éléments de ce que le scripteur a déjà lui-même écrit sont sélectionnés pour nourrir le texte à venir. Autrement dit, lorsqu’on écrit, on s’appuie d’une façon ou d’une autre sur les textes qu’on a déjà écrits soi-même. Les performances langagières s’ancrent dans ce qui est le déjà disponible de soi. C’est un auto-dialogisme à la base de la création verbale.

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