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Apprendre à écrire des récits, entre imitation et invention

4.2.4. Le rôle des stéréotypes dans l’apprentissage

Plusieurs didacticiens ont mis en évidence le rôle que jouaient les stéréotypes dans l’apprentissage et plus particulièrement celui de l’écriture (Dufays, 1997, 2010a, 2011 ; Maingain et Dufays, 1999 ; Boré, 2007b ; Dufays et Kervyn, 2004, 2010 ; Kervyn, 2008, 2009 ; Dufays, Gemenne et Ledure, 2005 ; Marin et Crinon 2014) : « enseigner une discipline, un savoir, une culture, c’est toujours à la fois travailler avec les stéréotypes et contre eux » (Dufays, 2010b : 30).

• Une notion pluridisciplinaire, originairement attachée à l’écriture

Le terme a fait son irruption dans le champ du vocabulaire des métiers au XVIIIe siècle et plus précisément dans le domaine de la typographie. Les caractères stéréotypés désignent alors

6 « Le modèle dominant est devenu celui de la séquence didactique (Schneuwly & Dolz, 1997 ; Schneuwly, Rosat, Pasquier & Dolz, 1993) ou du chantier d’écriture (Jolibert, 1988), où l’enseignement des règles régissant un type ou un genre textuel, à partir de l’observation de textes caractéristiques, conduit à la production de textes appartenant à ce genre. » (Crinon, 2006a : 19)

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le support en métal composé de formes gravées ou en relief obtenues par moulage qui a pour fonction d’effectuer des reproductions. Le stéréotype est ce qui est imprimé. Cette fonction de « reduplication, qui concerne la surface du texte préfigure le processus d’imitation » (Marin et Crinon, 2014 : 30) auquel vont participer les caractères stéréotypés.

La problématique du stéréotype est examinée dans les sciences humaines, et le terme est utilisé dans la sphère politique et médiatique et dans le langage courant. En stylistique, il tend à signifier une formulation peu originale, faiblement créative et en linguistique, il renvoie à l’idée de figement. Il est également employé pour renvoyer à un langage convenu, normatif ou scolaire. Ainsi selon Calame-Gippet et Penloup (2003), les élèves de fin d’école primaire, qui composent des écrits extrascolaires, « produisent des textes relativement stéréotypés, très proches de ceux qu’ils produisent en contexte scolaire » (2003 : 66). Malgré ses différentes acceptions, un trait commun se dégage : il n’est pas le fruit d’une production singulière, mais nait d’une communauté de parole ou de pensée par la circulation et la répétition (Amossy et Herschberg-Pierrot, 1997). De cette représentation commune identifiable (selon les socio-psychologues Leyens, Yzerbyt et Schadron, 1996), les didacticiens font un point d’appui pour l’apprentissage.

• Des caractéristiques identifiées

Kervyn (2008) a d’abord dégagé des traits caractéristiques du stéréotype qui mêlent les perspectives de différentes disciplines (sociologie, psychologie et linguistique). Ultérieurement, Dufays et Kervyn (2010) ont retenu, des diverses définitions en circulation dans les sciences humaines, neuf traits fondamentaux :

(1) l’abondance de ses occurrences dans une diversité de contextes (autrement dit sa banalité), (2) la forte solidarité des éléments qui le constituent (autrement dit son caractère semi-figé), (3) le caractère flou et collectif de son origine, (4) sa permanence dans le temps, (5) son inscription dans la mémoire d’une large communauté, (6) son caractère intertextuel, qui est à la fois la source et le résultat de ses nombreuses réitérations, (7) le caractère spontané, « automatique », « évident », non interrogé de la majorité de ses usages, (8) la multiplicité des valeurs qu’on peut lui attribuer : un stéréotype peut être jugé pertinent (ou non) sur le plan de la vérité, de l’éthique et de l’esthétique ; (9) la réversibilité des jugements dont il fait l’objet : instrument privilégié de la justesse, de la pertinence et de l’élégance à certains moments (généralement quand on l’utilise), il apparait à d’autres moments (généralement quand on le repère chez les autres) comme un repoussoir de toutes les valeurs [...]. À cela s’ajoute, dans le cas des stéréotypes d’inventio, un caractère schématisant, synthétique, qui fait du stéréotype l’outil privilégié de toute catégorisation, et partant de toute pensée abstraite. (Dufays et Kervyn 2010 : 53-80).

On retiendra que le terme recouvre des phénomènes complexes caractérisés par « leur récurrence, leur figement relatif, leur ancrage durable dans la mémoire collective, leur absence d’origine précise, l’automatisme de leur emploi et le caractère problématique de leur valeur. » (Dufays et Kervyn, 2004 : 115).

• Un rôle dans l’exploitation des connaissances et les apprentissages

Le recours aux stéréotypes est justifié par plusieurs cadres théoriques (Dufays et Kervyn, 2004). D’une part, le rôle fondamental du stéréotype est souligné dans la théorie de l’écriture littéraire7, mais aussi sa « bivalence » puisqu’il est à la fois considéré comme nécessaire à l’écrivain, support premier sur lequel s’exerce sa créativité, et objet soumis à la critique comme « le discours de l’autre dont on ne veut pas ». D’autre part, des travaux de Bachelard (1934) qui lient les progrès de la connaissance (et donc l’apprentissage) à des « ruptures épistémologiques » successives, est tirée l’idée que cette rupture entre un schéma de représentation ancien nous servant de modèle pour interpréter le monde à un nouveau schéma est assimilable au passage d’une stéréotypie à une autre (Kervyn, 2008 ; Marin, 2014). Enfin, selon la théorie de l’apprentissage de Vygotski (1934), nos pensées arrivent à la parole via une phase intermédiaire, le « langage intérieur », incompréhensible pour les autres qui doit être transformé profondément pour accéder à la « phase sémantique » à partir de « procédures de séquentialisation » et la « mobilisation de programmes d’énoncés (c’est-à-dire de scripts syntagmatiques) qui stabilisent les significations à un niveau donné ». Or, les procédures et programmes susvisés relèvent de la stéréotypie. L’apprentissage consiste donc à sortir des stéréotypes pour acquérir de nouveaux stéréotypes plus complexes :

Dans cette perspective, il semble permis de considérer la “ zone de développement proche” dont parle Vygotski [...] comme un niveau de connaissance qui se situe juste au-delà de stéréotypes déjà maitrisés par l’apprenant. (Dufays et Kervyn 2004 : 117).

Ce cadre théorique dessine l’intérêt de l’utilisation du stéréotype dans l’apprentissage.

• Le stéréotypage, clé de l’apprentissage

Dans un article ultérieur, Le stéréotypage, clé de la réception et de

l’apprentissage ? Dufays (2010a) avance un autre concept. Tout apprentissage tend vers une

« phase de stéréotypage » consistant à mobiliser des savoirs (déclaratifs et procéduraux, linguistiques et culturels) déjà-là. Le stéréotype a un effet simplificateur : il permet de délimiter les contours du savoir, de s’en construire une représentation simplifiée. Cette connaissance élémentaire est sans doute celle visée par les savoirs scolaires, mécaniques. L’auteur se réfère à Vygotski (1985) :

Vygotski (1985) appelait « pseudo-concepts » ou « concepts quotidiens » ces savoirs simplifiés, issus du stéréotypage, qu’il opposait aux concepts proprement

7 Les auteurs citent notamment Les Fleurs de Tarbes de Paulhan (1941) essai soulignant le caractère inéluctable des clichés et lieux communs et leurs critiques, et Les idées reçues de Amossy (1991) qualifiant les stéréotypes à la fois d’indispensables et d’insupportables. Cette théorie défend en outre l’idée que la perception des effets du stéréotype varie selon le scripteur et le lecteur en fonction de sa culture et du contexte considéré. (Dufays et Kervyn, 2004 : 115-121)

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dits, « scientifiques » et plus solidement établis, mais dont il soulignait l’utilité et l’inéluctabilité dans le processus d’apprentissage. (Dufays, 2010 : 28)

Survient ensuite une phase de suspension pendant laquelle l’apprenant admet son ignorance relative et met en œuvre le « doute méthodique ». Puis intervient une phase de reconstruction. Cette « réouverture » s’inscrit dans un apprentissage réflexif : d’anciens savoirs sont remplacés ou mis en tension avec de nouveaux savoirs, et un « nouveau va-et-vient dialectique s’installe ainsi entre stéréotyper et suspendre/rouvrir. » (Dufays, 2010a : 29).

• Le stéréotype, objet d’enseignement

Le rôle des stéréotypes dans l’apprentissage de la lecture littéraire n’est plus à démontrer (Dufays, 2011). Beucher (2010) a répertorié les stéréotypes du genre fantastique les plus souvent activés à l’intérieur des œuvres proposées dans les listes officielles des programmes français de l’école primaire et convoqués par les élèves lors de l’écriture. On connait l’emploi des stéréotypes d’elocutio, c’est-à-dire de mise en texte avec les clichés et lieux communs dont Horace disait qu’ils « sont le pain et le sel des Lettres » (Darrieussecq, 2010 : 174). Ils sont jugés comme un terreau utile aux écrivains pour exercer leur sensibilité et leur créativité mais ils sont aussi soumis au risque de la banalité : « En chaque signe dort ce monstre, un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traine dans la langue » (Barthes, 1978 : 15cité par Amossy, 1989 : 37). Ce phénomène « prévisible, rebattu, usé » (Dufays, 2010 : 23) est souvent pointé dans le cadre scolaire. Cependant, les stéréotypes constituent aussi des outils efficaces pour l’écriture, comme le stéréotype linguistique « il était une fois » qui amorce pour l’apprenant un cadre de fiction. C’est pourquoi l’usage paradoxal du terme est dénoncé par Dufays et Kervyn (2004) :

Quand des signes, des schèmes ou des codes sont proscrits ou mal considérés, on les nomme « stéréotypes », mais quand ils sont prescrits, on les nomme « codes », « schèmes », ou « signes pertinents ». Or, ce sont bien les mêmes codes. (Dufays et Kervyn, 2004 : 115).

Les stéréotypes de dispositio, ou agencement des composantes, sont les règles et les conventions propres aux différents genres discursifs et littéraires (Dufays et Kervyn, 2010 : 53-80). Quant aux stéréotypes d’inventio qui sont un ensemble de « vérités », « valeurs » et « savoirs » à transmettre à propos de la langue et de la littérature (ibid.), ils comprennent le genre.

Plusieurs auteurs associent ainsi stéréotype et genre dans une relation de proximité. Pour Adam, le scripteur doit maitriser les genres de discours en tant que des « catégories prototypiques-stéréotypiques » (Adam, 1999 : 93-94 cité par Beacco, 2004 : 114). De même, pour Marin et Crinon (2014), les deux concepts sont unis par leur référence à des contenus stables :

Si un genre de discours peut se définir comme « un type relativement stable d’énoncés » (du point de vue à la fois des contenus, du style et de la construction du texte) (Bakhtine, 1984, p. 265), le stéréotype introduit la stabilité d’un système de contraintes constitutive du genre, stabilité à partir de laquelle des variations permettront de dépasser le stéréotype pour faire œuvre originale. Le stéréotype force le genre à se dévoiler [...]. (Marin et Crinon, 2014 : 41).

• Du rôle des stéréotypes dans l’écriture et la construction du genre

Comment ces stéréotypes peuvent-ils aider à constituer un genre et plus largement à écrire ? Les stéréotypes sont potentiellement générateurs de ressources parce qu’ils sont convoqués spontanément par l’apprenant (Marin et Crinon, 2014). Deux séries de travaux au moins méritent d’être signalés pour l’écriture en fin d’école primaire ; d’une part, ceux de Kervyn (2008)8 et de Dufays et Kervyn (2010) en poésie, d’autre part ceux de Marin et Crinon (2014) à propos de textes narratifs.

L’objectif des premières recherches est de parvenir à une transformation des pratiques scripturales en faisant émerger les visions stéréotypées d’un genre. Les stéréotypies sont défigées et traitées (abandon, détournement, remplacement, distanciation ). Le travail sur ces phénomènes permet de faire ressortir les traits caractéristiques du genre convoqué. On prend aussi appui sur ces stéréotypes appartenant au déjà-là des élèves pour les sensibiliser à la variation et les faire entrer dans une posture d’écriture littéraire :

L’apprentissage de l’écriture littéraire ne doit pas être conçue comme la maitrise successive de stéréotypes de plus en plus complexes mais comme la mise en œuvre de traitements textuels divers des stéréotypes (renversement, alternance, interférence, allusions négatives) et de mouvement de fictionnalisation marqués par des rapports multiples entre le vécu du scripteur et l’imaginaire collectif stéréotypé plus ou moins incorporé. (Dufays et Kervyn, 2010 : 53-81).

Les secondes recherches s’appuient cette fois sur les stéréotypes pour construire les traits prototypiques du genre. Il s’agit de jouer avec les stéréotypes (via des « mots-clés » qui donnent accès à des banques de textes), y compris ceux des écrivains, concevoir que le texte s’inscrit dans un réseau dialogique d’interactions avec les textes d’auteurs et des pairs, pour parvenir à une écriture personnelle. Marin dégage le concept de stéréotypèmes :

Certains des traits prototypiques du récit de bagarre émergeant des textes d’auteur dessinent des éléments de stéréotype, que nous nommerons par commodité des « stéréotypèmes ». À partir de leur récurrence, l’élève lecteur de textes d’experts correspondant à sa requête critériée perçoit et s’approprie une à une certaines des contraintes génériques et rhétoriques dominantes dans les écrits sources. (Marin, 2014 : 25).

Pour Marin et Crinon, l’entrée dans l’écrit par les stéréotypes est non seulement facilitée mais de surcroit une façon de répondre à l’hétérogénéité des élèves en mettant en lien connaissances déjà-là et connaissances nouvelles :

Il ne nous semble donc pas pertinent de mettre au premier plan chez les novices des objectifs d’originalité et de créativité. C’est plutôt à développer une écriture

8 Maingain et Dufays (1999) avaient également eu recours à « l’initiation à la maitrise et à la manipulation " lucides " des stéréotypes » (Lafourcade, 2008 : 357). Ils proposent de partir de textes à lire pour imiter et s’imprégner de modèles, puis pour les dépasser en grossissant l’usage qui est fait des stéréotypes, en les inversant, en en substituant les uns aux autres, en en supprimant, en en ajoutant ou en les prenant au sens littéral.

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« personnelle » que peut viser la didactique de la production écrite : une écriture loin de toute imitation ou reprise mécanique de règles et de consignes, mais qui met les connaissances acquises (et assises sur des stéréotypes, aussi bien de traits formels que de contenus thématiques) au service d’intentions d’auteur assumées. La maitrise des stéréotypes des genres constitue ainsi un socle qui, s’il est installé à l’école primaire, permettra éventuellement ensuite de jouer avec les stéréotypes. (Marin et Crinon 2014 : 39-56).

Les stéréotypes permettent in fine de se détacher de l’imitation mimétique des textes et favorisent l’invention. Nos travaux portent sur l’écriture d’une robinsonnade et nous verrons que cette dernière se construit sur de nombreux motifs thématico-narratifs récurrents liés au genre qui véhiculent aussi des stéréotypes (Leclaire-Halté, 2007).

Ce que pointent aussi ces travaux, c’est le rôle de l’articulation entre le lire et l’écrire à travers la mise à disposition de textes-ressources.

4.2.5. Le rôle des écrits de référence dans les dispositifs d’écriture

L’articulation entre lecture et écriture a été au fondement de l’apprentissage de l’écrit pendant des décennies en référence à une tradition rhétorique. Des didacticiens ont critiqué cette proximité trop grande entre le « lire » et « l’écrire » conduisant à un apprentissage par une imitation mécanique.

Reuter (1995) a interrogé cette relation insuffisamment pensée soulignant que rien n’a été « réellement précisé sur les modalités » de l’interaction lecture-écriture. Il invite à réfléchir à des Articulateurs Privilégiés de la Lecture-Écriture (APLE), catégories qui leur sont communes : genre, type de texte, personnage, scène, etc. et à mettre en place des expérimentations qui accentueraient fortement à partir d’un APLE le pôle lecture ou le pôle écriture, afin d’évaluer les effets de ce travail sur l’autre pôle. L’hypothèse avancée sur le plan didactique reste, à notre connaissance, à mettre à l’épreuve.

L’articulation entre le lire et l’écrire continue d’être envisagée comme une réponse aux besoins d’apprentissage. En effet, plusieurs chercheurs (Crinon, 2006b ; Corblin, 2006) ont fait le constat que les récits de fiction des rédacteurs novices ressemblent plus à des scripts qu’à des récits tant leurs textes sont courts et manquent d’épaisseur (Bucheton, 1996). Pour beaucoup d’enseignants faire produire un récit de fiction est appréhendé comme un risque de se heurter au manque d’imagination (Tauveron, 2009). Des auteurs se retrouvent sur l’attente d’originalité que le professeur formule parfois de façon explicite dans les critères d’évaluation, qu’ils analysent comme un malentendu (Tauveron 1996 ; Crinon 2006b).

L’injonction d’originalité incite en effet à s’écarter de ce que les élèves connaissent alors qu’au contraire, ils ont besoin d’imiter des modèles pour apprendre à écrire, et de créer des textes à partir des écrits d’autrui. L’insertion de ces références intertextuelles fait d’un texte d’élève un

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