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E. L’identité professionnelle et l’identité personnelle face aux enfants et en classe

8.4 RETRANSCRIPTION DE L'ENTRETIEN AVEC MARTINE

Personne interviewée : Martine, 7 ans d'enseignement

Degré : 3 P

Contexte : zone urbaine plutôt défavorisée

C : étudiant-chercheur M : Martine

C : Pour commencer, nous aimerions savoir ce que signifie pour toi la notion d’identité de manière générale ?

M : Ben… Je ne sais pas… C’est ce qui fait que tu es toi. Disons que l’identité a à voir avec l’individu maintenant le professionnel concerne moins l’individu à mon avis.

C : Tu fais donc la différence entre une identité personnelle qui se rapporte à l’individu en tant que tel et une identité professionnelle…

M : Disons que pour moi l’identité professionnelle n’est pas très claire. Je ne saurais pas comment la définir mais disons qu’en tant qu’individu, on a plein de facettes différentes et dans notre travail d’enseignante, puisque je suis enseignante, on ne montrera pas toutes les facettes de notre identité. On en montrera un certain nombre. Et je pense qu’on fait un choix plus ou moins réfléchi par rapport à ce qui est pertinent de montrer aux enfants par rapport aux nombreux buts de l’enseignement que sont la transmission de savoirs mais également tous les autres buts éducatifs etc. Je dirais donc qu’il faut faire un choix dans tout ce qu’on est par rapport à ce qu’on peut et veut montrer aux enfants pour atteindre un certain nombre de buts.

C : Il existe donc une interaction entre ces deux types d’identité.

M : Oui tout à fait. De toute manière pour moi, un bon enseignant doit pouvoir donner beaucoup de soi pour pouvoir transmettre ce qu’il a envie de transmettre.

Le côté éducatif est important et il fait partie de tes missions et donc ça tu le fais avec ta personnalité. Bon, je ne suis pas sociologue, mais je pense que la personnalité fait partie intégrante de l’identité.

C : Est-ce qu’il s’agit d’un travail de tous les jours pour toi ? Je veux dire est-ce cela fait partie de ton travail quotidien de jongler entre…

M : Mais je ne crois pas que tu dois jongler justement car quand tu enseignes, tu enseignes comme tu es, avec ton être et ta personnalité. Tu dois être à l’écoute

des enfants et utiliser tes propres traits de caractère pour faire en sorte de les comprendre. Par exemple certains enseignants sont beaucoup dans l’humour avec leurs élèves et cela fait partie de la personnalité.

C : Tu disais au début que tu as dû faire des choix entre ce que tu voulais montrer et ce que tu ne voulais pas montrer. Est-ce que cela s’est construit petit à petit ? Y-a-t-il eu une évolution ou est-ce que cela a toujours été clair pour toi depuis le début ?

M : Au départ, je réfléchissais beaucoup par rapport à ma fonction. Je veux dire, voilà je suis une enseignante et je dois… Comment dire… Je n’utilisais pas beaucoup ma personnalité parce que… Je ne sais pas comment expliquer… Tu arrives, tu es complètement stressée, tu ne sais pas très bien ce que tu fais, tu ne sais pas vraiment où tu vas donc tu es beaucoup plus strict avec toi-même et beaucoup plus procédurier par rapport au programme etc. Mais cette posture a des limites car pour moi, il faut pouvoir entrer dans une relation personnelle avec les enfants afin qu’ils puissent avoir confiance et avoir envie d’apprendre.

C : D’où la nécessité de faire transparaître le côté humain.

M : Il faut, il faut, bien sûr. Il faut être humain car si tu n’es pas humain, l’enfant n’aura pas envie de te suivre et d’apprendre ce que tu as envie de lui faire apprendre. Cela fait sept ans que je travaille en tant qu’enseignante et pour moi, les enfants apprennent car ils ont envie que tu sois fier d’eux donc c’est à toi de trouver la manière d’y arriver. Il faut en fait leur montrer que tu crois en eux. Si tu montres que tu n'en as rien à faire d’eux et bien il n’y a rien qui se passe au niveau humain.

C : Y-a-t-il eu un événement dans ta vie qui t’a amené à penser ainsi ? Qu’est-ce qui a fait que, dans ton parcours, tu sois amenée aujourd’hui à considérer plus l’enseignant personne que tout autre aspect ?

M : C’est-à-dire qu’au bout d’un moment tu réalises que la dimension humaine devient un outil de travail. Donc tu vois que si tu as une discussion avec l’enfant, ou que tu t’asseyes à côté de lui pour lui parler, ou que tu l’écoutes, hé bien, tu utilises d’autres capacités que tu as en toi et tu te rends compte plus tard que ces moments portent leurs fruits et que ça marche. Pour moi, le métier d’enseignant est un métier humain car il faut apporter notre personnalité, c’est-à-dire ce qu’on a au plus profond de nous.

C : Ton identité personnelle est donc un outil de travail pour toi ?

M : Oui tout à fait. Mais je trouve votre questionnaire très général et il est difficile de cibler et d’être précis…

C : Oui mais ne t’inquiète pas on va y venir. D’accord…

M : Oui et… Heu… Mince, je voulais dire un truc mais ça m’a échappé… Heu…

Bref, cela va me revenir…

C : Ok, alors on va essayer maintenant de rentrer un peu plus dans les détails.

Par rapport à l’institution scolaire et à la société, est-ce que tu penses que l’institution scolaire est un reflet de la société actuelle ?

M : Oui, c’est sûr.

C : D’accord. Et est-ce que tu penses que cette même institution doit être au courant de certains éléments de ta vie personnelle ou au contraire cela ne la regarde pas du tout.

M : Alors moi je crois que l’institution est en partie un reflet de la société mais qu’en tant qu’institution, elle est un peu en arrière de cette société et elle me semble plus conservatrice sur certains points. Parce qu’elle est sensée toucher un maximum de personnes et ne pas choquer les sensibilités extrêmes etc. Donc je pense, oui, qu’elle est un reflet de la société mais qu’en même temps elle constitue l’un des derniers bastions des conservateurs par rapport à certains domaines. Je pense notamment à certains domaines comme la sexualité ou les croyances religieuses. A mon avis, on peut bien mieux partager ce genre de facettes avec certaines personnes qui font partie de notre société, qui est bien plus en avant que l’institution scolaire. Je trouve que l’institution scolaire est encore très rigide. Elle reste très normative et je trouve qu’il est encore très difficile de sortir de de… De la norme, de la norme heu… Que ce soit quantitatif ou au niveau des idées comme la mixité ou des choses comme cela. Enfin, c’est difficile de jongler avec cela. Mais il faut le faire ! Moi je le fais, simplement il faut être attentif avec… Il faut savoir justement quel est le but… Voilà ça me revient maintenant… Moi je crois qu’en tant que professionnel, en tant qu’enseignante, je me positionne toujours par rapport aux enfants car je détermine par moi-même ce qui est utile pour eux. Je ne fais jamais quelque chose par pur égoïsme et par pur égocentrisme. Je ne vais pas faire péter certaines barrières juste parce que j’en ai besoin, non, je me demande toujours si c’est bénéfique ou non pour les enfants, que ce soit au niveau de la sexualité ou des croyances religieuses par exemple. Bien sûr, cela vient de moi mais c’est négocié avec les autres acteurs de l’institution.

C : Par rapport à cette rigidité de l’institution dont tu parles, est-ce que le fait de garder pour toi certains aspects de ta vie personnelle est-il plus vécu comme un choix ou plutôt comme une contrainte ?

M : Mais je ne garde justement pas toujours ma vie personnelle à l’écart.

Certaines choses oui et certaines choses non. Cela dépend d’un choix qui est

réfléchi. Par exemple, moi, récemment, l’année dernière, j’ai dit à mes élèves que j’avais une amoureuse. Alors ce n’est évidemment pas un truc que j’ai balancé comme ça sans y avoir réfléchi au préalable. Derrière cela, il y a eu beaucoup de réflexions de ma part car justement, par rapport à ce décalage qu’il y a entre la société progressiste actuelle dans laquelle il n’y pas beaucoup de problèmes à ce que deux filles se tiennent la main, en tout cas moi je me prive pas, et à l’école où il y a ce truc comme quoi heu… Je veux dire ça c’est pas possible. Y a comme un tabou implicite qui n’a jamais été dit car moi on ne m’a jamais dit que je ne pouvais rien dire. D’ailleurs avec les collègues j’ai toujours été ouverte.

C : Alors justement ces réflexions dont tu parlais tout à l’heure, est-ce que tu les as menées toute seule ou est-ce que tu en as parlé à tes collègues ?

M : Alors moi j’ai d’abord mené ces réflexions dans ma tête pendant longtemps car tu dois tourner cela plein de fois dans ta tête pour savoir comment faire car le but n’est pas de choquer les enfants et d’avoir un tollé dans les familles. Tu peux te projeter plein de choses quand tu t’imagines dire ou faire une chose pareille, parce que je ne crois pas qu’il y a eu beaucoup de personnes qui l’ont déjà fait dans l’institution, en tout cas moi j’en connais pas. Donc heu…

C : Par rapport à leur classe donc ?

M : Oui par rapport aux enfants. Parce que les enfants te demandent : "T’as un amoureux ?" Et tu réponds toujours : "Non, non". "T’es mariée ? T’as des enfants ?" En fait, ils posent toujours des questions très conventionnelles car c’est par rapport à leur vécu. La plupart viennent de familles "normales" (rires). Et il y a encore un tabou de société par rapport par exemple à l’homosexualité et donc les enfants… Les enfants sentent bien qu’il s’agit de quelque chose que tu ne peux pas parler librement. Ils ricanent encore. Par exemple, s’ils entendent le mot "gay"… Une fois on parlait du guet, de "faire le guet"…

C : Hmm Hmm.

M : J’ai donc écrit au tableau g-u-e-t et il y en a un qui me dit que ce n'est pas comme cela que ça s’écrit. J’ai dit que oui et il me dit mais non et en en réalité il parlait du fait d’être gay et ensuite toute la classe s’est mise à rigoler. Donc c’est toujours très délicat tu vois comme sujet surtout si tu l’es toi-même !

C : Tout à fait.

M : Donc moi ça m’a pris la tête pendant longtemps et pendant longtemps je n’ai pas voulu m’exposer là-dessus car je ne savais pas comment faire en gros tu vois.

C : Est-ce que c’était la peur des réactions des enfants ou plutôt celle des parents qui t’as empêché pendant longtemps d’en parler ?

M : Bon les enfants… Non, parce que les enfants… Moi je suis persuadée que les enfants auraient besoin d’un discours beaucoup plus clair, beaucoup plus ouvert par rapport à cela et qu’ils auraient besoin aussi d’avoir quelqu’un à qui s’identifier. Mais je tiens d’ailleurs le même discours par rapport à la religion.

Mais c’est encore plus délicat encore que la sexualité car il y a le principe de la laïcité et bla bla bla… J’ai d’ailleurs remarqué qu’avec les enfants musulmans, lorsque tu parles de religion, notamment musulmane, cela leur fait un bien fou parce qu’ils se sentent reconnus dans une partie d’eux-mêmes, de leur identité qui est très importante. Du coup, je sens vraiment que cela allège des tensions et des tabous. Et c’est la même chose avec l’homosexualité, car je suis persuadée qu’il y a d’enfants qui sont délaissés par négligence éducative…

C : C’était donc un besoin pour toi de le leur dire ?

M : Ce n'est pas un besoin pour moi, moi je m’en fou parce que maintenant je suis adulte mais pour moi il s’agit d’une négligence éducative. En tant qu’enseignante, je pense que tu ne peux pas te permettre de faire perdurer ce tabou-là. Alors évidemment que cela me concerne plus que quelqu’un d’autre qui n’est pas homo, on est d’accord car moi j’ai un vécu qui fait que si j’avais… Eu quelqu’un de visible à l’âge de six ans ben cela m’aurait fait du bien. Cela m’aurait évité bien d’autres problèmes par la suite (rires). Maintenant, ce n’est pas quelque chose que je vis comme important au niveau personnel mais en tant qu’enseignante, j’estime que c’est de mon devoir d’en parler. Et donc pendant longtemps j’ai vécu assez mal le fait de ne pas en parler mais en même temps, je savais que je n’étais pas prête parce qu’il faut quand même…

C : Donc jusqu’à présent, quand les élèves venaient te questionner, tu étais…

M : J’étais vague ; je disais : "Non non, j’ai personne" Euh… Je trouvais un moyen d’esquiver. Mais je sentais que ce n'était pas honnête et que cela faisait perdurer un tabou qui pour moi devait sauter.

C : Tu sentais que c’était véritablement un tabou ?

M : Ben oui, bien sûr. Mais en même temps quand j’ai lâché le truc, c’était risqué parce que c’est justement encore un tabou et qu’il y aurait très bien pu avoir des réactions négatives. Mais en fait, il n’y en a eu aucune. Cela a bien passé chez les enfants. Il y en a un qui m’a dit "Félicitations !" Et il y en avait quelques-uns qui ne comprenaient pas parce que c’est tellement pas dans leurs idées et ils ont dit : "Mais non, elle s’est trompée, elle voulait dire un amoureux". J’ai alors dit :

"Non, non j’ai bien dit une amoureuse" et ils m’ont alors regardé avec de grands

yeux comme ça (mime + rires). Après par contre je ne suis pas rentrée dans d’autres débats parce que j’estime qu’il n’y avait rien d’autre à ajouter même si c’est une question qui peut, plus tard, revenir sur le tapis etc. Pour moi, c’était aussi important de répondre à une question et non pas d’arriver avec une pancarte et m’afficher parce qu’il faut être là où les enfants t’attendent et pas ailleurs. Donc s’ils me posent une question je réponds, mais je ne suis pas là pour faire de la propagande par rapport à cela. Parce qu’il faut se rendre compte que certains ont une famille dans laquelle c’est quelque chose qui n’est même pas toléré donc il faut en tenir compte et ainsi doser la chose.

C : Ok mais avant lorsque tu esquivais les questions de tes élèves, t’es-t-il arrivé de répondre : "C’est ma vie privée, cela ne vous regarde pas" ou bien tu restais plutôt dans le flou ou dans le mensonge ?

M : J’estime que le fait d’avoir un copain n’est pas forcément quelque chose que l’on doit cacher. Je veux dire que les femmes qui sont mariées disent : "J’ai un mari, j’ai des enfants etc.". Tous les enseignants disent cela. Pour moi, ce n’est donc pas quelque chose de la vie privée au sens strict du terme, dans le sens où ce serait quelque chose à protéger. Donc je leur disais simplement : "Non, je n’ai pas de copain". Mais par la suite, je me suis rendue compte que ce n’était pas quelque chose que je voulais continuer à faire. Bon, moi j’en ai parlé à mes collègues, enfin, à certains de mes collègues, puis avec mon directeur. C’est donc une chose qui était réfléchie car je ne voulais pas me lancer dans quelque chose qui aurait pu à un moment donné se retourner contre moi et pourrir aussi le climat de la classe. Je ne voulais surtout pas créer un raz-de-marée où tous les enfants auraient été mal là-dedans.

C : En-as-tu également parlé à ta hiérarchie ? M : A mon directeur.

C : T’es-tu senti soutenue ? M : Oui.

C : D’accord et…

M : Mais il m’a quand même invitée à la prudence car cela dépend tout de comment tu amènes les choses. Moi-même je ne me voyais pas du tout faire par exemple une leçon sur l’homosexualité ou des choses comme ça…

C : Justement, ne penses-tu pas que toutes les questions liées à l’homosexualité et à la sexualité en général devraient être déléguées à l’éducation sexuelle ?

M : Ben oui, moi je ne rentre pas là-dedans.

C : Mais en le leur disant…

M : Ben non. J’ai juste dit que j’avais une amoureuse.

C : Donc tu penses que tu leur devais la vérité par rapport à ta vie affective ? M : Oui dans le sens où, en tant qu’enseignante, je me dois de ne pas partager ces préjugés et tous ces stéréotypes négatifs. Je me dois également d’être visible en tant qu’adulte homosexuel qui ne se cache pas. J’ai donc dit que j’avais une amoureuse sans faire de grandes théories. Cela prouve qu’en faisant du bon travail, tu peux être sur le même pied d’égalité que les autres même si tu es homo. Ça offre aussi la possibilité aux enfants qui en ont besoin de pouvoir s’identifier à quelqu’un.

C : Hmm hmm. Par rapport aux parents, tu n’as donc eu aucune réaction négative ?

M : Non. Mais si je devais aujourd’hui recevoir des réactions négatives, je me sens capable de leur dire que je leur dois le respect et qu’ils me doivent le respect et ça s’arrête là point. Je n’ai plus cette peur que j’avais avant de : "Mon Dieu, que va-t-il se passer si etc.". Avant, j’avais cette peur.

C : Et qu’est-ce qui a fait que tu n’aies plus peur ? Est-ce le fait de t’être sentie soutenue par ta hiérarchie ?

M : Non, c’est un parcours que j’ai fait à l’intérieur de moi. Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme cela. C’est injuste ! C’était vraiment une question d’injustice !

C : Injustice par rapport à qui ?

M : Par rapport aux enfants et à la société.

C : Donc par rapport à l’institution aussi ?

M : Oui et à la société en général. Dans quel futur est-on en train d’aller ? Moi j’ai envie de construire le futur d’une manière qui me convient parce que dans trente ans, je n’ai pas envie de regarder en arrière et me dire que je me suis comportée comme une lâche !

C : As-tu vécu ton choix comme une liberté ou comme une contrainte ? C’est-à-dire, c’était plus "j’ai envie de le faire" ou "je dois le faire" ?

M : Dans le sens où… Je sais pas… Non, si tu veux, c’est une contrainte que je me suis imposée, pas dans le sens où "je dois" mais plutôt "je ne peux pas ne pas le faire" au niveau moral.

C : Ok, très bien. Il y a donc des collègues à qui tu as décidé de ne pas en parler. Pourquoi ?

M : Parce que je suis tout simplement moins proche avec certains. Je me ballade pas non plus avec une pancarte. Mais tu veux parler du fait de le dire aux

M : Parce que je suis tout simplement moins proche avec certains. Je me ballade pas non plus avec une pancarte. Mais tu veux parler du fait de le dire aux