• Aucun résultat trouvé

4. RECITS NARRATIFS DES ENTRETIENS

5.5 L'IDENTITE HOMOSEXUELLE

Stéphane et Martine font partie des cinq enseignants que nous avons interviewés pour ce travail de recherche et partagent cette même caractéristique : ils sont homosexuels. Même "s’il ne s’agit nullement de considérer que l’orientation sexuelle puisse constituer la substance d’une identité" (Borillo, 2000, 21), nous sommes en droit de penser qu'il s'agit d'une composante importante de leur identité. D'ailleurs, ces deux individus ont été confrontés à une même expérience, à savoir celle du coming out. De ce fait, il nous a paru pertinent d’analyser les parcours de vie de ces deux personnes autour cette problématique.

Martine, au sujet de son coming out auprès de ses collègues : "Mes collègues sont aujourd’hui tous au courant de cette facette de ma personnalité donc voilà".

Stéphane, au sujet de son coming out auprès de ses collègues : "Non alors ça n’a clairement jamais été une contrainte. Hmm… Moi, je dirais que cela s’est fait de manière très naturelle. Il n’y a pas eu de pression euh… Je ne sais pas….

Bon cela ne s’est pas su tout de suite, euh… Je dirais après une année ou quelque chose comme cela. Donc je me doutais bien que certaines de mes collègues se posaient de grandes questions là-dessus mais bon, moi je n’étais pas du tout pressé forcément de le dire et puis pfff… Cela s’est fait aussi par le biais de rencontres où tout à coup je me suis retrouvé avec F en ville nez à nez avec des collègues et puis bon là je n’ai pas cherché à cacher quoi que ce soit.

Mais bon, si tu veux, cela s’est fait petit à petit, je veux dire qu’il n’y a pas eu d’annonce, de révélation ou de choses comme cela".

Nous comprenons au travers de ces témoignages, que les deux enseignants ont décidé d’opérer un coming out au sein de leur sphère professionnelle et plus précisément auprès de leurs collègues ainsi que de leur hiérarchie directe. Ce

sont certainement les conditions très favorables existantes dans la relation entre les enseignants en question et leurs collègues (cf. point 5.2.2) qui leur ont permis d’acquérir une confiance suffisante pour effectuer cette grande confidence. Nos deux interlocuteurs sont donc parvenus au moins une fois à "sortir du placard" et donc à s’assumer. Nous ne connaissons malheureusement pas les détails de cette révélation pour le cas de Martine. En revanche, pour Stéphane, il est intéressant de noter qu’il n’est pas passé par un coming out traditionnel, c’est-à-dire verbal du type confidence ou révélation. Alors que, comme le précise Dayer (2005), de nombreux homosexuels adoptent des répertoires de comportements divers selon les espaces de vie primaires et secondaires, Stéphane n'a, quant à lui, adopté qu’un seul et unique comportement quelque soit son espace de vie.

Cette stratégie a ainsi permis, au travers de diverses activités extra professionnelles telles que weekends, ballades en ville, etc., de rendre visible sa relation conjugale (et donc son orientation sexuelle) aux yeux d’un public relativement large dont faisaient partie ses collègues.

Comme nous l’avons également vu dans le cadre théorique, toute personne homosexuelle est sans cesse confrontée au processus du coming out. En effet, le seuil du placard n’est jamais franchi une fois pour toutes, la clé n’est jamais mise définitivement sous le paillasson. Ce n’est donc pas parce que la personne homosexuelle a effectué une fois un coming out au sein d‘un certain cercle (familial, amical, etc.), qu’elle n’y sera plus confrontée toute au long de sa vie.

Martine : "Bon, chaque fois que je dis "ma copine" c’est toujours un peu heu…

Voilà quoi mais je pourrais dire cela oui".

Eribon (1999) précise à ce sujet que le coming out peut être opéré dans certaines sphères et pas dans d’autres. Une nouvelle rencontre, un nouvel emploi oblige donc le sujet à réévaluer de manière personnelle les conditions favorables ou non à une nouvelle affirmation de soi. Martine et Stéphane ne font pas exception à la règle car, après avoir effectué leur coming out auprès de leurs collègues, ils se retrouvent confrontés au choix difficile de le dire ou non à leurs élèves (et indirectement aux parents d’élèves).

Stéphane : "A ce sujet, j’ai eu une fois une mère d’une de mes élèves qui était une amie à moi. Elle était au courant de ma vie, de mon homosexualité et cela n’a causé aucun problème et puis cela ne m’étonnerait pas que cette information

ait circulé dans le cercle des mamans. Il y a un cercle de langues de vipère parmi les mères d’élèves assez incroyable. Non mais je veux dire que les gens savent que je ne suis pas marié donc j’entends… Voilà, si les gens sont un tant soit peu malins, ils doivent le savoir. Cependant, cela n’est jamais venu à mes oreilles ouvertement".

Martine : "J’étais vague ; je disais : "Non non, j’ai personne" Euh… Je trouvais un moyen d’esquiver. Mais je sentais que ce n'était pas honnête et que cela faisait perdurer un tabou qui pour moi devait sauter".

Alors que Martine ressent le fait d’effectuer son coming out auprès de ses élèves comme un véritable besoin et décide de "faire le grand saut", Stéphane, lui, n’y voit aucune obligation ni même aucun intérêt. Il s’agit ici de la principale différence qui caractérise le parcours de ces deux enseignants. Ceci étant, il nous est possible cette fois d’effectuer une comparaison entre les différentes stratégies opérées par les deux enseignants en question :

De son côté, Stéphane semble encore une fois effectuer son coming out de manière indirecte, sans avoir à utiliser la parole. Il n’a, à première vue, pas à modifier son comportement quelque soit la situation dans laquelle il se trouve. Il aborde une certaine sérénité quant à ce sujet. Il est possible de faire l’hypothèse que Stéphane trouve un équilibre ainsi qu’un certain confort dans le jeu qu’il pratique avec les différentes sources d’informations qu’il offre aux bénéficiaires de l’instruction publique : il avoue ne pas nier les soupçons que certaines personnes nourrissent au sujet de son orientation sexuelle (tout en donnant l’impression d’assumer entièrement cette facette de son identité), et d’un autre côté, il semble apprécier la sécurité et la protection que lui procure l’armure du placard qu’il cultive face à ses élèves :

Stéphane : "Oui une fois on m’a demandé si j’avais une copine. Qu’est-ce que j’ai répondu ?… En tout cas je n’ai jamais menti ! Je ne me suis jamais inventé de copine. Cela c’est quelque chose à laquelle je me refuse. Je pense que ma réponse a dû être soit "non", soit qu’il s’agissait de ma vie privée et que cela ne la concernait pas. C’était soit l’un ou l’autre".

"Bon, une autre raison c’est peut-être que les gens s’en doutent beaucoup plus que ce que j’imagine et que même les élèves le savent et qu’ils ne veulent pas en parler. C’est également une autre possibilité à laquelle j’ai pensé plusieurs

fois déjà. Mais bon tu vois, je ne vais pas non plus me poser dix mille questions ; les choses se passent bien comme cela donc voilà".

Même si l’enseignant s’est imposé comme principe moral de ne jamais mentir, il ne s’est jamais affirmé en tant qu’homosexuel. Il profite ainsi de l’incertitude publique qui règne autour de son orientation sexuelle car, en adoptant cette stratégie, Stéphane évite ainsi toute situation qui pourrait l’exposer à une quelconque forme de discrimination.

Le choix de passer d‘un statut de discréditable à celui de discrédité, dilemme qui concerne toute personne homosexuelle, comporte un coût humain important pour la personne et son entourage. C’est pourquoi le placard, dans lequel Stéphane se confine partiellement par rapport aux élèves et aux parents d’élèves, peut, à première vue, séduire de par la sécurité qu’il procure. Pourtant, de ce placard, Martine n’en a plus voulu :

Martine : "J’estime que le fait d’avoir un copain n’est pas forcément quelque chose que l’on doit cacher. Je veux dire que les femmes qui sont mariées disent :

"J’ai un mari, j’ai des enfants etc.". Tous les enseignants disent cela. Pour moi, ce n’est donc pas quelque chose de la vie privée au sens strict du terme, dans le sens où ce serait quelque chose à protéger. Donc je leur disais simplement que

"non, je n’ai pas de copain". Mais par la suite, je me suis rendu compte que ce n’était pas quelque chose que je voulais continuer à faire".

Cette décision de s’assumer, une sorte de proclamation de sa fierté, semble avoir été vécu par Martine comme un véritable saut dans le vide. En effet, cet acte investit le passé et engage l’avenir de toute la personne, c’est pourquoi il convient au sujet de calculer le risque humain qu’il va accepter de prendre en passant à l’acte en dévoilant ainsi son stigmate.

Martine : "Alors moi j’ai d’abord mené ces réflexions dans ma tête pendant longtemps car tu dois tourner cela plein de fois dans ta tête pour savoir comment faire car le but n’est pas de choquer les enfants et d’avoir un tollé dans les familles. Tu peux te projeter plein de choses quand tu t’imagines dire ou faire une chose pareille, parce que je ne crois pas qu’il y a eu beaucoup de personnes qui l’ont déjà fait dans l’institution, en tout cas moi j’en connais pas".

"Bon, moi j’en ai parlé à mes collègues, enfin, à certains de mes collègues, puis avec mon directeur. C’est donc une chose qui était réfléchie car je ne voulais pas me lancer dans quelque chose qui aurait pu à un moment donné se retourner contre moi et pourrir aussi le climat de la classe. Je ne voulais surtout pas créer un raz-de-marée où tous les enfants auraient été mal là-dedans".

Ces longues phases de réflexions et d’hésitations qui précèdent un coming out et par lesquelles Martine a passé, sont bien connues de la part de nombreux auteurs. Ce travail, intérieur, qui permet de redéfinir le rapport du soi au monde qui nous entoure, engage la personne dans une véritable lutte intérieure vers une acceptation de soi. Dayer (2005) cite d’ailleurs Bersani (1998) qui compare la vie d’homosexuel à "un parcours du combattant". C’est exactement le cas de Martine qui paraît effectivement être partie "en croisade" contre les valeurs normatives existantes au sein de l’institution scolaire. Il est d’ailleurs intéressant de noter ici que le silence de l’institution scolaire vis-à-vis de l’homosexualité de ses enseignants est perçu par Stéphane comme une approbation et une acceptation alors que Martine l’interprète plutôt comme une violence symbolique qui s’apparente à une forme de rejet social :

Martine : "Oui dans le sens où, en tant qu’enseignante, je me dois de ne pas partager ces préjugés et tous ces stéréotypes négatifs. Je me dois également d’être visible en tant qu’adulte homosexuel qui ne se cache pas".

"Là il va y avoir les assises contre l’homophobie, on va donc beaucoup en entendre parler et c’est bien. Si les gens vont passer deux jours à en parler c’est qu’au niveau de l’éducation, il y a véritablement un manque".

A ce stade de notre analyse, il nous est paru pertinent de mieux comprendre les raisons qui sous-tendent la véritable "bataille" qu’a livrée Martine contre ce qu’elle appelle ce "tabou sociétal" par rapport à l’homosexualité. Pour saisir les fondements de cette révolte, nous nous sommes basés sur les travaux de différents auteurs que nous avons présentés dans notre cadre théorique.

Pour pouvoir comprendre la situation de Martine, il faut tout d’abord s’intéresser au cas de Stéphane pour ensuite pouvoir les comparer. Comme le précise Welzer-Lang (1998), Stéphane, en tant qu’homme homosexuel, n’est pas à l’abri d’une discrimination basée sur les rapports sociaux de sexe. En effet, la stricte séparation des genres qui fonde les rapports hommes-femmes dans notre

société et qui définit la masculinité selon des critères dits de "virilité" et qui la hiérarchise, favorise l’existence de l’homophobie. Même si l’enseignant semble être conscient de cet état des choses, il n’a cependant pas l’air d’être véritablement touché par cette domination :

Stéphane : "Au contraire ! Au contraire… Je pense que ce retour au machisme n’est qu’un passage et qu’il s’agit plutôt d’un coup de pub. Je n’éprouve en tout cas aucun complexe d’infériorité. Au contraire, j’ai l’impression que dans l’homme moderne aura disparu ce machisme qui est complètement obsolète et qui est issu du singe ! En tout cas c’est mon opinion. L’homme du futur sera à mon sens un homme pacifique et qui aura apprivoisé ses démons intérieurs. Donc par rapport à cela, j’ai justement l’impression d’être en avance sur lui"!

Tandis que notre interlocuteur ne paraît pas souffrir de cette violence symbolique à un niveau individuel, il nous apparaît dès lors, beaucoup plus sensible à l’homophobie sociale appelé également hétérosexisme. Pour rappel, ce concept a pour principe de proclamer de manière permanente, au travers des institutions et des individus, la supériorité de l’hétérosexualité au détriment de l’homosexualité. Il instaure également une norme pour laquelle tout le monde, sauf avis contraire, est hétérosexuel :

Stéphane, au sujet de son homosexualité : "Maintenant si cela venait à se savoir, je pense l’assumer entièrement parce que je me sens totalement clair. Et ce serait d’ailleurs quelque chose pour laquelle je serais prêt à me battre car j’estime avoir le droit de faire ce métier autant que n’importe quel autre enseignant masculin. Je n’ai jamais eu à le faire mais si cela devait arriver, je serais prêt à monter aux barricades"!

L’hétérosexisme prive également les homosexuels de visibilité publique. C’est ce que Bourdieu (1998) appelle "le déni d’existence publique" (Bourdieu, 1998, 38).

Et c’est justement contre ce manque de visibilité que Martine se révolte :

Martine : "Moi je suis persuadée que les enfants auraient besoin d’un discours beaucoup plus clair, beaucoup plus ouvert par rapport à cela et qu’ils auraient besoin aussi d’avoir quelqu’un à qui s’identifier. (…) Et c’est la même chose avec l’homosexualité, car je suis persuadée qu’il y a des enfants qui sont délaissés par négligence éducative…".

"Je me dois également d’être visible en tant qu’adulte homosexuel qui ne se cache pas".

"Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme cela. C’est injuste ! C’était vraiment une question d’injustice"!

Dayer (2005), précise que "les gays évoluent en tant que mâles dans une société phallocratique et subissent uniquement les rouages de l’extension de la domination masculine au principe masculin". Cet état de faits pourrait en partie expliquer le différentiel d’intensité utilisé dans cette opposition par les deux enseignants. Car il convient bien ici de d’essayer de comprendre pourquoi Martine s’insurge-t-elle avec autant d’énergie contre cette domination. Alors que Stéphane, homme homosexuel mais d’apparence résolument masculine, ne souffrirait que d’une seule et unique discrimination, Martine, en tant que femme homosexuelle, serait à même de ressentir une double discrimination de la part de la société dans laquelle elle vit, à savoir : une discrimination due à la domination du principe masculin sur le principe féminin (société phallocratique) et une discrimination liée au principe de déviance du fait qu’elle incarne un individu qui bouscule les frontières bien établies entre les genres sexuels. C’est bien cette double violence symbolique vécue par Martine qui la pousserait à tenir de tels propos :

Martine : "C’est pas un besoin pour moi, moi je m’en fou parce que maintenant je suis adulte mais pour moi il s’agit d’une négligence éducative. En tant qu’enseignante, je pense que tu ne peux pas te permettre de faire perdurer ce tabou-là. (…) mais en tant qu’enseignante, j’estime que c’est de mon devoir d’en parler".

"Oui dans le sens où, en tant qu’enseignante, je me dois de ne pas partager ces préjugés et tous ces stéréotypes négatifs".

"Cela prouve qu’en faisant du bon travail, tu peux être sur le même pied d’égalité que les autres même si tu es homo".

La citation suivante prouve encore une fois que l’identité n’est pas donnée une fois pour toute et qu’elle constitue bel et bien un processus évolutif qui se construit et se fortifie petit à petit tout au long de la vie et des diverses expériences que nous traversons.

Stéphane : "Il est vrai que j’ai bossé pendant cinq ans dans une assurance et là, personne n’était au courant. Mais j’étais jeune aussi et tout était nouveau pour moi car j’avais un copain mais c’est vrai que personne ne le savait au travail et je n’avais pas trop envie que cela se sache".

Alors que Stéphane n’a pas effectué de coming out dans son ancien milieu professionnel, il a fait le pas au sein de l’institution scolaire. Comme notre interlocuteur le précise dans son discours, cette évolution serait principalement due à l’augmentation de la confiance en soi au fil des années et du détachement qu’il a pu opérer par rapport au regard des autres. Cependant, l’une de ses interventions nous offre la possibilité d’entrevoir une autre source d’influence à cette évolution :

Stéphane : "Bon, il faut voir que le monde de l’école est un univers à nonante pour cent féminin. C’est donc un monde très particulier. Dans l’école, on est quatre mecs mais quand je suis arrivé, j’étais le seul mec dans ce bâtiment".

L’univers féminin dans lequel a évolué Stéphane a probablement permis de neutraliser en quelque sorte la domination masculine existante dans notre société et qui est donc à priori présente dans un certain nombre d’entreprises privées telles que des assurances. Cet environnement relativement protégé de cette forme de violence symbolique a, à notre sens, favorisé le passage à l’acte de Stéphane.

Il est possible de conclure que ce n’est pas parce que des individus ont un trait commun, en l’occurrence l’homosexualité, qu’ils se perçoivent, perçoivent le monde qui les entoure et agissent de la même manière. Par exemple, le fait d’effectuer un coming out ou non est un choix individuel basé sur le vécu de chacun, ses valeurs, convictions, visions du monde sans oublier l’influence de l’extérieur. Mais le fait de s’être penché sur deux cas particuliers d’enseignants homosexuels genevois nous permet de considérer l’institution scolaire publique genevoise comme un terrain plutôt favorable à la libre expression de son identité.

En effet, les deux professionnels ont pu effectuer leur coming out au sein de leur équipe professionnelle. Bien sûr, l’école ne constitue pas une barrière hermétique quant aux valeurs négatives véhiculées au sein de notre société et il est probable d’y trouver quand même une forme d’homophobie. Cependant, contrairement à d’autres environnements, l’ouverture d’esprit dont font preuve une grande partie des membres de l’instruction publique, permet de limiter la

portée de cette discrimination, minimisant ainsi le coût humain de la décision de s’assumer en tant que tel.

6. CONCLUSION

Comme nous avons pu le constater tout au long de notre recherche, l'identité semble bien constituer un véritable processus qui se construit tout au long de

Comme nous avons pu le constater tout au long de notre recherche, l'identité semble bien constituer un véritable processus qui se construit tout au long de