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4. RECITS NARRATIFS DES ENTRETIENS

4.3 RECIT NARRATIF DE L’ENTRETIEN AVEC MARTINE

Martine a trente-neuf ans. Elle enseigne depuis sept ans. Elle est titulaire d'une classe de 3P, dans une école de zone urbaine plutôt défavorisée. Elle est célibataire et n'a pas d'enfant. Elle n'habite pas dans la même localité que celle dans laquelle se trouve l'école où elle enseigne. Nous l'avons connue à travers une autre enseignante de l'école. L'entretien s'est déroulé à son domicile.

L’entretien a tout d’abord débuté sur une petite série de questions autour de la notion de l’identité durant laquelle l’interviewée marque une distinction entre identité personnelle et identité professionnelle. Même si elle ne parvient pas à décrire précisément l’identité professionnelle, elle précisa cependant : "Je ne saurais pas comment la définir mais disons qu’en tant qu’individu, on a plein de facettes différentes et dans notre travail d’enseignante, puisque je suis enseignante, on ne montrera pas toutes les facettes de notre identité. On en montrera un certain nombre". D’après Martine, ce choix s’effectue selon leur pertinence en fonction des finalités éducatives de son métier. Elle insista également sur le fait que l’identité personnelle, c’est-à-dire la personnalité, est une composante essentielle du métier d’enseignant et qu’il est nécessaire

d’utiliser ses traits de caractère pour pouvoir transmettre des savoirs : "Mais je ne crois pas que tu dois jongler justement car quand tu enseignes, tu enseignes comme tu es, avec ton être et ta personnalité. Tu dois être à l’écoute des enfants et utiliser tes propres traits de caractère pour faire en sorte de les comprendre.

Par exemple certains enseignants sont beaucoup dans l’humour avec leurs élèves et cela fait partie de la personnalité". Nous lui avons ensuite demandé si elle concevait qu’une évolution soit possible dans ce choix de "facettes" de la personnalité à montrer. A ce sujet, Martine nous a répondu par l’affirmative en expliquant que les incertitudes du début de carrière l’avaient poussée à rester très procédurière par rapport au programme et que cela l’avait empêché d’entrer dans une véritable relation de confiance avec les élèves. Cette relation de confiance semble primordiale dans sa propre conception de l’apprentissage car, selon elle, il faut pouvoir donner envie à l’enfant d’apprendre et que ce dernier n’apprendra que par soucis d’être considéré et reconnu par l’enseignant : "C’est-à-dire qu’au bout d’un moment tu réalises que la dimension humaine devient un outil de travail. Donc tu vois que si tu as une discussion avec l’enfant, ou que tu t'asseyes à côté de lui pour lui parler, ou que tu l’écoutes, hé bien, tu utilises d’autres capacités que tu as en toi et tu te rends compte plus tard que ces moments portent leurs fruits et que ça marche. Pour moi, le métier d’enseignant est un métier humain car il faut apporter notre personnalité, c’est-à-dire ce qu’on a au plus profond de nous". Puis, c’est à ce moment que notre interlocutrice s’est inquiétée du caractère trop général de notre questionnaire car elle ne parvenait pas à donner des exemples concrets. Nous l’avons donc immédiatement rassurée en lui promettant d’entrer de suite dans le vif du sujet.

Nous avons donc poursuivi notre entretien en lui demandant si, selon elle, l’institution scolaire constituait un reflet de notre société actuelle. Question par laquelle Martine a répondu par l’affirmative. Cependant, elle s’est empressée de nuancer sa réponse en précisant : "Alors moi je crois que l’institution est en partie un reflet de la société mais qu’en tant qu’institution, elle est un peu en arrière de cette société et elle me semble plus conservatrice sur certains points. Parce qu’elle est sensée toucher un maximum de personnes et ne pas choquer les sensibilités extrêmes etc. Donc je pense, oui, qu’elle est un reflet de la société mais qu’en même temps elle constitue l’un des derniers bastions des conservateurs par rapport à certains domaines. Je pense notamment à certains domaines comme la sexualité ou les croyances religieuses". A propos de ces thématiques, l’enseignante juge l’institution encore très rigide et normative et,

qu’en tant qu’individu, elle est d'avis qu'il est encore très difficile de sortir de la norme. Martine a également avoué pouvoir bien mieux se confier sur ces thématiques avec certaines personnes faisant partie intégrante de notre société qu’auprès de l’institution scolaire. Par ailleurs, elle s’estime partie prenante de cette "lutte" contre la norme au sein de sa profession tout en précisant qu’elle œuvrait toujours en fonction d’un but éducatif utile à ses élèves : "Mais il faut le faire ! Moi je le fais, simplement il faut être attentif avec… Il faut savoir justement quel est le but… Voilà ça me revient maintenant… Moi je crois qu’en tant que professionnel, en tant qu’enseignante, je me positionne toujours par rapport aux enfants car je détermine par moi-même ce qui est utile pour eux. Je ne fais jamais quelque chose par pur égoïsme et par pur égocentrisme. Je ne vais pas faire péter certaines barrières juste parce que j’en ai besoin, non, je me demande toujours si c’est bénéfique ou non pour les enfants, que ce soit au niveau de la sexualité ou des croyances religieuses par exemple. Bien sûr cela vient de moi mais c’est négocié avec les autres acteurs de l’institution". Intrigués par ses dires, nous lui avons demandé si le fait de garder pour elle certains aspects de sa vie personnelle à l’écart de sa profession était vécu comme une contrainte.

Elle a alors répondu que ce qu’elle décidait ou non de dire découlait directement d’un choix mûrement réfléchi.

C’est à ce moment précis que Martine nous a fait une confidence à laquelle nous ne nous attendions pas : "Par exemple moi, récemment, l’année dernière, j’ai dit à mes élèves que j’avais une amoureuse". Elle a alors précisé alors que cet acte avait résulté de nombreuses réflexions, notamment à cause de ce décalage qu’elle ressentait entre notre société progressiste et tolérante, dans laquelle elle ne se gène pas pour prendre la main d’une autre fille, et l’institution scolaire qu’elle juge rigide et où il règne, selon elle, une sorte de "tabou implicite" autour de la question de l’homosexualité. Nous lui avons demandé, alors, si elle avait mené ses réflexions seule ou si elle en avait parlé à des collègues. A ce sujet, notre interlocutrice a commencé à nous narrer ses nombreuses réflexions liées à la problématique de le dire ou non et qui avaient duré de nombreux mois. C’est notamment par manque de repères (il n’existe pas, selon elle, beaucoup d’enseignants à avoir avoué leur homosexualité à leurs élèves) que l’enseignante en question s’était projetée dans de nombreux scénarios tels que des enfants choqués, des tollés dans les familles etc. Ses nombreuses projections l’avaient amenée à une analyse fine des rapports qu’entretenaient les élèves avec l’homosexualité : "Oui par rapport aux enfants. Parce que les enfants te

demandent : "T’as un amoureux"? Et tu réponds toujours : "Non, non". "T’es mariée ? T’as des enfants"? En fait, ils posent toujours des questions très conventionnelles car c’est par rapport à leur vécu. La plupart viennent de familles

"normales" (rires). Et il y a encore un tabou de société par rapport par exemple à l’homosexualité et donc les enfants… Les enfants sentent bien qu’il s’agit de quelque chose que tu ne peux pas parler librement. Ils ricanent encore. Par exemple, s’ils entendent le mot "gay". Martine nous a ensuite expliqué que ce petit état des lieux avait constitué pendant longtemps un mur infranchissable, car il l’avait laissait complètement démunie face à une telle situation. C’est alors que nous lui avons demandé les raisons qui l’avaient poussé à le faire. La principale raison que notre interlocutrice a évoquée pour justifier son choix résidait dans l’ouverture : "Moi je suis persuadée que les enfants auraient besoin d’un discours beaucoup plus clair, beaucoup plus ouvert par rapport à cela et qu’ils auraient besoin aussi d’avoir quelqu’un à qui s’identifier. Mais je tiens d’ailleurs le même discours par rapport à la religion. Mais c’est encore plus délicat encore que la sexualité car il y a le principe de la laïcité et bla bla bla… ". Elle nous a, par la suite, relaté ses expériences avec des élèves musulmans pour lesquelles elle était arrivée à la conclusion que le fait de leur avoir parlé de leur religion leur avait permis de se sentir reconnus dans une partie de leur identité et qu’il lui avait semblé que cette discussion avait allégé certaines tensions. Celle-ci termine en affirmant qu’il en irait de même avec l’homosexualité, ce qui permettrait à certains élèves homosexuels, délaissés par négligence éducative, de se sentir mieux avec eux-mêmes en offrant une part de reconnaissance de leur identité sexuelle.

Afin de mieux comprendre ses motivations, nous lui avons demandé si cet acte (celui d’affirmer son homosexualité devant ses élèves) avait résulté d’un besoin de sa part. A cette question, Martine a affirmé de manière très énergique : "Ce n'est pas un besoin pour moi, moi je m’en fou parce que maintenant je suis adulte mais pour moi il s’agit d’une négligence éducative. En tant qu’enseignante, je pense que tu ne peux pas te permettre de faire perdurer ce tabou-là. Alors évidemment que cela me concerne plus que quelqu’un d’autre qui n’est pas homo, on est d’accord car moi j’ai un vécu qui fait que si j’avais… Eu quelqu’un de visible à l’âge de six ans ben cela m’aurait fait du bien. Cela m’aurait évité bien d’autres problèmes par la suite (rires)". Et de préciser que maintenant à l’âge adulte, elle n’avait plus de problème avec cela même si son vécu la rendait très concernée par cette thématique. Nous nous sommes alors

intéressés à ce que l’enseignante avait répondu concrètement aux questions de ses élèves du type : "Es-tu mariée"? Elle nous a d'abord livré son malaise quant à vivre quotidiennement dans le silence imposé par ce tabou. Elle a pourtant avoué savoir à l’époque qu’elle n’était pas prête pour le leur dire. Martine nous a ensuite expliqué que face à ce type de questions, elle avait à chaque fois tenté de les esquiver en répondant systématiquement : "Non, je n’ai personne" mais que jamais elle ne les a rabroué en leur répondant : "C’est ma vie privée, cela ne vous regarde pas"! L’interviewée nous a cependant confié à demi-mots être restée longtemps dans le mensonge, et nous a également signalé avoir ressenti à chaque fois un sentiment de malhonnêteté, ainsi qu’une sensation de saturation dû à ce tabou qui grossissait et qui devait, selon elle, sauter. De plus, elle ajoute : "J’estime que le fait d’avoir un copain n’est pas forcément quelque chose que l’on doit cacher. Je veux dire que les femmes qui sont mariées disent :

"J’ai un mari, j’ai des enfants etc.". Tous les enseignants disent cela. Pour moi, ce n’est donc pas quelque chose de la vie privée au sens strict du terme, dans le sens où ce serait quelque chose à protéger", d’où son souhait de pouvoir dire les choses telles qu’elles le sont.

Nous sommes ensuite revenus sur ses nombreuses réflexions qui avaient précédé son acte et avons voulu savoir si elle avait eu peur des réactions négatives de la part des enfants ainsi que des parents. Elle nous a alors révélé n’avoir jamais eu peur des réactions des enfants, mais que ce fut plus problématique pour de ce qui était des parents : "Parce qu’il faut se rendre compte que certains ont une famille dans lesquelles c’est quelque chose qui n’est même pas toléré donc il faut en tenir compte et ainsi doser la chose".

Martine a continué son exposé oral en nous racontant que le poids de plus en plus lourd de ce silence l’avait poussé à en discuter avec certains collègues en qui elle avait confiance ainsi que son directeur. Il s’agissait, selon elle, d’un acte courageux mais longuement réfléchi car elle n'avait pas voulu se lancer dans quelque chose qui aurait pu, un jour ou l’autre, se retourner contre elle. Elle a dès lors avoué s’être sentie soutenue par ses collègues, ainsi que par sa hiérarchie, même si cette dernière l’avait invitée à la prudence. En effet, a-t-elle précisé : "Ni lui ni moi ne voulions que cela brise l’ambiance de classe ou que cela crée un raz-de-marée où les enfants auraient été mal là-dedans". Avant de nuancer son discours : "Je dirais que me suis sentie soutenue dans le sens où je ne me suis pas sentie freinée mais on ne m’a pas non plus encouragée". Cette

enseignante nous a quand même avoué que son directeur a eu une attitude très ouverte et très "cool".

Nous en sommes enfin venus au coming out. Nous lui avons donc demandé de nous raconter comment tout cela s’était-il passé. L’enseignante nous a alors expliqué que, suite à une question posée par une élève sur sa vie privée, elle avait décidé de "lâcher le truc". Elle a ajouté n’avoir eu aucune réaction négative de la part des élèves : "Cela a bien passé chez les enfants. Il y en a un qui m’a dit : "Félicitation"! et il y en avait quelques-uns qui ne comprenaient pas parce que c’est tellement pas dans leurs idées et ils ont dit : "Mais non, elle s’est trompée, elle voulait dire un amoureux". J’ai alors dit : "Non, non j’ai bien dit une amoureuse" et ils m’ont alors regardé avec de grands yeux comme ça (mime + rires)". Martine s’est empressée de rajouter qu’elle n’était pas rentrée dans d’autres débats, qu’elle n’était pas arrivée "avec une pancarte en s’affichant" et qu’elle n’avait pas fait que répondre à une question, même si elle restait consciente que ce sujet aurait pu revenir sur le devant de la scène dans le courant de l’année. Nous avons dès lors réagi en lui demandant si, à son avis, les questions liées à la sexualité ne devraient pas être, dans le cadre de l’école, réservées au cours d’éducation sexuelle. L'enseignante nous a répondu de manière là encore énergique en nous indiquant qu’à aucun moment elle n’avait fait de la propagande ni de cours d’éducation sexuelle. Elle avait juste répondu à une question et leur avait "juste dit qu’elle avait une amoureuse, c’est tout".

L’interviewée a continué en insistant encore une fois sur le fait qu’elle se devait de ne plus partager les préjugés et stéréotypes négatifs qui existaient au sujet de l’homosexualité et qu’elle se devait d’être visible en tant qu’homosexuelle adulte qui ne se cachait pas. Selon ses dires, cet acte avait également prouvé aux élèves "qu’en faisant du bon travail, tu peux être sur le même pied d’égalité que les autres même si tu es homo".

L’entretien a continué sur les réactions des parents. Nous lui avons alors demandé quelles avaient été les réactions des parents à la suite de cette annonce. Martine nous a alors répondu par la négative en précisant que jusqu’à ce jour, elle n’avait encore reçu aucun commentaire. Elle a pourtant précisé :

"Mais si je devais aujourd’hui recevoir des réactions négatives, je me sens capable de leur dire que je leur dois le respect et qu’ils me doivent le respect et ça s’arrête là point. Je n’ai plus cette peur que j’avais avant de : "Mon Dieu, que va-t-il se passer si… Avant, j’avais cette peur". Nous l'avons alors questionné sur

les raisons de cette évolution en faisant l’hypothèse que c’était grâce au fait de s’être sentie soutenue par ses collègues et sa hiérarchie qu’elle n’avait plus peur aujourd’hui d’affronter les parents. Notre interlocutrice a alors réfuté alors notre argumentation en invoquant un travail personnel et intérieur effectué en réaction à un énorme sentiment d’injustice envers les enfants et la société en général. Il s’agissait donc d’un combat intérieur et une lutte extérieure qu’elle a résumé par cette affirmation : "Dans trente ans, je n’ai pas envie de regarder en arrière et me dire que je me suis comportée comme une lâche"! Martine conclue en nous déclarant qu’elle n’a pas vécu ce coming out effectué auprès de ses élèves comme une liberté mais plutôt comme une contrainte qu’elle se serait imposée dans le sens "je ne peux pas ne pas le faire" au niveau moral.

Nous avons alors remarqué à ce moment une éventuelle contradiction dans son discours et nous lui en avons fait part de cette manière : "Tu disais au début que tu considérais l'institution scolaire comme bien plus rigide que la société en général. En même temps, tu viens de donner un exemple de coming out où tout s'est bien passé, alors que tu aurais pu te confronter à des réactions homophobes comme on en trouve dans la société". A ce sujet, l'enseignante interviewée se considère comme l'exception qui confirme la règle : "Mais ça s’est bien passé parce que j’ai fait un sacré travail sur moi-même et j’ai eu le grand courage de le faire quand même. Parce que ce n'est vraiment pas quelque chose que les gens font. Ils ne le font vraiment pas facilement. Donc ça veut quand même dire qu’il y a un truc implicite qui rend la démarche très difficile à mettre en œuvre". Martine nous conte également une discussion qu'elle avait eue avec une employée du SSJ qui lui avait raconté que l'insertion de la problématique de l'homosexualité dans les cours d'éducation sexuelle avait soulevé de nombreuses protestations émanant de la part des parents d'élèves. Notre interlocutrice a donc utilisé cet exemple pour nous démontrer qu'il existait bel et bien un véritable tabou dans l'univers scolaire genevois et que de nombreux implicites rendaient les coming out très difficiles à réaliser. A l'heure actuelle, Martine ne savait toujours pas si les élèves l'ont véritablement dit à leurs parents et elle s'attend encore à recevoir des réactions plus ou moins bonnes. Mais, selon ses dires, elle se sentait tout à fait prête à les affronter.

Nous avons également voulu aborder le thème des collègues. C’est pourquoi nous lui avons demandé comment se passaient ses relations avec ses collègues.

Elle nous a répondu que comme tout le monde, elle s’entendait mieux avec

certains que d’autres mais que cela est normal. Martine a ajouté que l’ensemble de ses collègues étaient au courant de son orientation sexuelle. Cependant, elle a avoué se sentir souvent mal à l’aise lorsque le sujet de l’homosexualité était abordé en salle des maîtres. Ce mal-être, nous a-t-elle expliqué, provient du fait que "tu sens que dans l’esprit de certains, c’est encore quelque chose de mal".

Afin de mieux comprendre les limites que notre interlocutrice applique entre sa vie privée et sa vie professionnelle, nous lui avons posé une série de questions mettant en scène des élèves curieux de connaître sa vie privée. L’enseignante

Afin de mieux comprendre les limites que notre interlocutrice applique entre sa vie privée et sa vie professionnelle, nous lui avons posé une série de questions mettant en scène des élèves curieux de connaître sa vie privée. L’enseignante