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4. RECITS NARRATIFS DES ENTRETIENS

5.1 LIEN ENTRE L'IDENTITE PERSONNELLE ET L'IDENTITE PROFESSIONNELLE

5.2.1 L’INTIMITE FACE A LA HIERARCHIE

Selon De Gaulejac (1996), tout rapport social est un rapport de domination. Or, les relations hiérarchiques sont des relations sociales dans lesquelles les rapports de domination sont explicitement dévoilés. Ceci étant et à la lumière des récits narratifs, il serait à première vue possible de conclure que la grande majorité des enseignants interviewés semblent réticents à l’idée de dévoiler leur vie intime à leur hiérarchie :

A notre question : "Est-ce que tu penses que ta vie personnelle doit être connue de l'institution"?, Aude nous répondit immédiatement : "Non"! alors que Sabrina rétorqua : "Heu… Non. J'aimerais bien éviter que non…".

Géraldine, en parlant de sa vie privée par rapport à l’institution : "Ouais je trouve que c'est bien qu'elle connaisse un minimum. Mais de là à rentrer dans le détail, je n'aurais pas forcément envie".

Pourtant, en y regardant d’un peu plus près, plusieurs d’entre eux avouent que dans certains cas, il serait fortement appréciable que leur hiérarchie soit au courant de quelques éléments de leur vie privée. Les citations qui suivent révèlent alors que certains enseignants peuvent ressentir, à un moment donné de leur vie, le besoin de partager une partie de leur intimité avec leur hiérarchie dans le but d’obtenir du soutien.

Aude : "A moins que tu aies eu de gros soucis et qu'à un moment donné tu ne peux plus assumer ton travail tel qu'il devrait l'être… Là je pense… Et d'autant plus que là on a des directeurs d'école qui sont plus proches de nous, je pense qu'à un moment donné, si vraiment ça va pas, il va falloir en parler avec la hiérarchie".

Martine : "Je me sens soutenue dans le sens où je ne me sens pas freinée.

Heu… Je dirais, si je dois choisir entre freinée et soutenue, je dirais que je me sens soutenue mais je ne me sens pas par contre encouragée. Je sais exactement ce qui se passerait si je devais avoir de gros problèmes. Je pense que mon directeur a eu une attitude très particulière par rapport à cela et je ne pense pas qu’il existe beaucoup de directeurs qui auraient réagi de manière aussi cool que lui".

Géraldine, au sujet de sa vie privée et de son supérieur hiérarchique direct : "Je pense tout bêtement aux gens qui vivent un décès ; je pense que c'est important qu'il connaisse, maintenant on ne va pas non plus rentrer trop… Enfin tout dépend le lien… Parce que tout lui livrer est-ce bien ou pas… D'emblée je te dirais non… Mais… Je pense que des choses difficiles qui arrivent, je pense que là c'est important qu'il le sache quand même… Son rôle à lui c'est quand même d'être garant de notre personne…".

La seule personne qui émet de sérieuses réserves quant au fait de dévoiler sa vie privée à sa hiérarchie est la jeune enseignante Sabrina : "C'est vrai que Genève c'est tellement petit… Mais j'aimerais bien qu'ils ne soient pas au courant de ma vie privée… Là je parle des parents d'élèves, mais de ma directrice aussi… Ouais elle, je sens qu'il y a vraiment le côté hiérarchique et je n'aurais pas envie". Cette dernière a en effet peur que des éléments de sa vie privée puissent être utilisés en sa défaveur dans le cadre de l’exercice de sa fonction. Celle-ci reconnaît d’ailleurs qu’elle cultive une certaine méfiance face aux réactions possibles que pourrait avoir sa hiérarchie. Notons au passage que cette citation est accompagnée d’un important champ lexical lié à la méfiance.

Cette méfiance dont parle Sabrina, provient à notre avis du fait que, contrairement aux autres enseignants, l’univers professionnel dans lequel la jeune enseignante se trouve est relativement nouveau pour elle. Or, la nouveauté qui comporte une grande part d’inconnu, constitue bien souvent une source de peur chez le sujet. La jeune enseignante semble dès lors avoir peu confiance en elle, en ses capacités et surtout envers les autres qui peuvent potentiellement constituer une menace à son épanouissement professionnel.

Sabrina : "Oui des fois je me retiens comme je l'ai dit en soirée parce que j'ai peur qu'ils mélangent la vie professionnelle et personnelle justement". Nous pensons que cette crainte tournée vers l’extérieur constitue en réalité une difficulté psychologique à travers laquelle la jeune enseignante peine à établir une frontière claire entre son identité privée et son identité sociale. Il nous est donc possible de faire l’hypothèse que ce conflit interne renforce sa position défensive. D’ailleurs, la solution provisoire qu’elle semble avoir trouvée pour l’instant à cette confusion consiste en un détail physique : "Ouais c'est ce que je dis normalement quand je suis à l'école j'ai mes lunettes et en dehors je les enlève, et j'aimerais bien que ça me permette de pas me reconnaître… Que je sois libre de faire ce que j'ai envie…".

Nous pouvons faire ici l’hypothèse qu’avec le temps, il serait tout à fait possible que cette enseignante parvienne à gagner confiance en elle et en les autres, ce qui l’aiderait dès lors à établir une séparation claire entre son identité privée et sociale. Ces progrès pourraient alors à terme lui permettre d’abandonner petit à petit sa position défensive et l’aider ainsi à s’ouvrir davantage aux autres. "C’est quasiment la même chose. L’une est au courant car il s’agit de la meilleure amie de ma sœur…". Cette citation tirée du récit de Stéphane dénote que son cas est un peu particulier : le fait que l’une de ses deux directrices soit la meilleure amie de sa sœur déforme alors les relations professionnelles. En effet, il nous est tout à fait possible d’en conclure que ces deux personnes entretiennent une relation amicale relativement proche. Dès lors, les caractéristiques de leur liaison sont donc bien plus proches des relations entre collègues / amis (développées dans le chapitre suivant) que d’une relation purement hiérarchique impliquant un subordonnant et un subordonné. Alors que Martine semble avoir révélé son homosexualité à sa hiérarchie en espérant d’obtenir, entre autre, de la reconnaissance de la part de celle-ci dans le but d’effectuer un coming out, l’aveu semi-direct de Stéphane au sujet de son homosexualité à sa hiérarchie semble être plus proche d’une confidence entre amis que d’une réelle demande de considération. Il convient donc, à notre avis, de considérer les relations hiérarchiques existantes entre Stéphane et ses directrices comme étant plus proches d’une relation amicale.

De manière générale, il nous est possible de s’entendre sur le fait que de nombreux enseignants sont soucieux de conserver une certaine intimité face à leur hiérarchie afin de préserver leur image au sein de leur univers professionnel et de ce fait, leur identité sociale. Cependant, une grande majorité d'entre eux avoue entretenir de bonnes relations avec leur hiérarchie, ce qui leurs permettent, en cas de besoin, de leur faire part d'un élément de leur intimité. De la grande méfiance qu'éprouve Sabrina envers sa directrice, à la grande amitié qui lie Stéphane à sa supérieure hiérarchique, il semble que c'est bien l'identité personnelle du supérieur qui détermine la nature des relations vécues entre les deux parties.