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4. RECITS NARRATIFS DES ENTRETIENS

4.2 RECIT NARRATIF DE L’ENTRETIEN AVEC AUDE

Aude a quarante sept ans. Elle enseigne depuis dix-sept ans. Elle est titulaire d'une classe de 6P, dans une école de campagne plutôt favorisée. Elle est mariée et mère de deux enfants de neuf et onze ans. Au début de sa carrière, elle était déjà mariée, mais n'avait pas encore ses enfants. Elle habite dans la commune dans laquelle elle enseigne. Nous l'avons connue lors d'un stage effectué dans sa classe. L'entretien s'est déroulé à son domicile.

Nous avons débuté l’entretien avec cette enseignante par la question suivante :

"A ton avis, y a-t-il une barrière entre ta vie professionnelle et ta vie personnelle"? Dès lors, elle nous a répondu par l’affirmative en ajoutant que cela était indispensable. Elle a alors précisé que l’enseignement étant un métier de l’affectif, et qu’on était obligé de se sentir impliqué dans la vie des élèves et spécifiquement de ceux qui avaient des problèmes d’ordre personnel : "Quand t'as des enfants qui ne vont pas bien dans leur famille on peut pas s'empêcher d'y penser après, mais on doit quand même réussir à couper quand même un peu les ponts quand on rentre à la maison même s'il y a beaucoup de choses qui nous font gamberger et auxquelles on est obligé d'y réfléchir plus tard".

Toutefois, elle nous a expliqué que l’inverse était plus facile. En effet : "Si on a des problèmes personnels, on se doit en tant que professionnel de les oublier et d’être là pour nos élèves".

Nous lui avons alors demandé comment cette identité personnelle influençait son vécu professionnel et vice-versa. A cette question, Aude a notamment évoqué le fait de problèmes personnels qui pourraient "troubler ta vie professionnelle". Et à l’inverse, si une personne n’éprouve pas de problèmes personnels, elle sera en meilleure condition dans le professionnel : "C'est sûr que si t'as pas de problèmes personnels, tu vas arriver plus gaie à l'école, plus disposée dès le départ, ça c'est sûr. Mais je pense que ça c'est comme dans tout métier.

Maintenant si c'est vraiment une mauvaise période, heu moi pour l'avoir vécue, je dirais plutôt que le fait d'arriver à l'école t'aide plutôt à passer une bonne journée et t'aide à vider ta tête par rapport à ces problèmes personnels que tu peux avoir". Elle a alors poursuivi avec un exemple de sa propre expérience où ayant vécu une situation personnelle problématique, elle a plutôt utilisé l’école pour décompresser : "Pour moi l'école à toujours plutôt été une soupape quand j'ai eu des soucis que une surcharge supplémentaire. Mais tout dépend bien sûr des

problèmes qu'on peut avoir… Mais moi mes élèves m'ont toujours aidé à surmonter mes difficultés… Inconsciemment… Mais parce que j'étais bien dans mon travail". En effet, arriver à l’école et voir ses élèves lui faisait passer une bonne journée et ces derniers l'ont, selon elle, aidée à surmonter, de manière inconsciente, ses soucis personnels.

Pour aller plus loin, nous avons cherché à comprendre si Aude pensait que ces identités se construisaient conjointement, et si oui, de quelle manière. De manière hésitante, elle nous a tout d’abord répondu qu’elle pensait que cela se construisait, mais a ensuite ajouté qu’il fallait savoir faire la part des choses : "On ne peut pas être dans notre métier tout ce qu'on est dans la vie". En tout cas on ne peut pas amener tous nos problèmes. En tout cas je pense qu'il y a une partie qui se construit, mais ça c'est plutôt de l'inconscient". Nous avons alors voulu savoir si cette vision des choses avait changé au fil de la carrière de cette enseignante. Elle nous a alors fait part qu’au début de sa carrière elle voyait les choses de manière à ce que sa vie professionnelle passait avant le reste : "Au début tu veux tellement que les choses soient parfaites que tu mises tout la dessus, et puis, au fur et à mesure que tu as des enfants et autre, heu… Ta vie privée prend quand même heu (…) Prend quand même une importance autre que celle de tes premiers pas dans l'enseignement". Puis, elle a ajouté que le fait d’avoir eu des enfants a changé également sa vision de sa vie professionnelle dans le sens où, ayant des enfants du même âge que ses élèves, elle pouvait se baser sur eux pour effectuer des choix professionnels avec ces derniers : "Par exemple de ce que je pouvais exiger des élèves… Enfin tu te rends compte par moment… Je me disais purée j'ai quand même demandé des choses un peu hardos à mes élèves au début… Maintenant je me rends compte, j'ai des enfants de neuf et onze ans". Cette enseignante a alors ajouté qu’au fil du temps, il était bien de remettre en question sa vie professionnelle et ce, grâce à sa vie personnelle.

Nous avons ensuite abordé le thème de l’institution et avons alors demandé à Aude si elle pensait que sa vie personnelle devait être connue de l’institution.

D’emblée elle nous a répondu que non. Elle conçoit alors que dans le cas où l’on pourrait avoir de gros problèmes personnels qui devraient venir influencer de manière négative le travail, il faudrait en faire part au directeur : "On a des directeurs d'école qui sont plus proches de nous, je pense que à un moment donné, si vraiment ça va pas, il va falloir en parler avec la hiérarchie". Nous lui

avons alors demandé de préciser dans quelle mesure et par quels moyens elle voulait préserver une distinction entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle par rapport à la hiérarchie. Elle nous a répondu qu’il y avait des choses qu’on n’avait pas besoin de dire à sa hiérarchie : "Je veux dire moi quand je suis face à mon directeur, on va parler école, il n'y a pas de raison qu'on rentre dans des…

Maintenant qu'il sache que j'ai deux enfants ça ce n'est pas des choses qui me dérangent, mais je vois pas pourquoi heu… On irait plus loin dans nos relations".

Nous avons ensuite abordé la question des collègues. Nous avons voulu savoir si elle partageait sa vie personnelle avec ses collègues. L'enseignante nous a répondu par l’affirmative en précisant avec certains collègues uniquement : "Je pense que c'est comme dans tous les métiers, il y a des gens avec qui tu as plus d'affinités que d'autres, et puis des gens à qui tu auras envie de te confier, ou des gens avec qui tu travailles depuis longtemps et que tu sais que tu peux avoir entière confiance". Aude a alors continué son discours en évoquant le fait que travaillant dans un métier de l’humain, et donc avec des relations entre les personnes, il lui est arrivé de se confier ou de recevoir des confidences de certains collègues. Elle a également souligné qu’avec certains collègues elle avait des rapports où ils pouvaient se voir hors contexte scolaire : "Il y a des collègues avec qui je vais sortir le soir manger, et d'autres avec qui j'envisagerais même pas ça quoi". Après une petite réflexion, elle a ajouté que ceci était une liberté et non une contrainte. Dès lors, nous avons voulu connaître dans quelle mesure elle s’était sentie libre de parler à ses collègues et quels étaient les rapports à partir du moment où ces derniers pouvaient savoir des choses personnelles sur elle. Elle considère alors qu’elle ne se sentait pas obligée d’en parler mais que parfois cela peut être un besoin : "Moi je me dis que si j'ai envie de dire quelque chose je le dis… Que ce soit dans ma vie privée ou professionnelle". En effet, Aude nous a précisé que ses collègues étaient les personnes qu’elle côtoyait le plus souvent et qu’il était important qu’elle puisse avoir confiance en eux et leur parler : "S'il y a quelque chose qui me déplaît au niveau professionnel bah je me vois l'aborder avec tout le monde, car ça regarde tout le monde. Mais ça, c'est des caractères, il y a des collègues qui ne parleront jamais de leurs problèmes avec leurs élèves, qui préfèrent garder cela pour eux, moi je ne suis pas du tout comme ça. Mais en aucun cas je me suis sentie obligée de quoi que ce soit". Nous lui avons demandé s'il existait certaines facettes de sa vie personnelle qu’elle ne se voyait alors pas aborder avec ses collègues. En riant, Aude nous a répondu qu'il y avait quand même des choses.

Toutefois, elle a souligné la chance qu’elle avait de se trouver dans une petite école où ils s’entendaient tous bien et où ils pouvaient parler d’énormément de choses : "Le fait qu'on soit une petite école, fait qu'on est tous soudés et ça te donne plus envie de te confier" et elle ajouta ensuite : "Et ça peut être pour plein de situations hein… Si je prends l'exemple de quand il y a douze ans, je n'arrivais pas à avoir d'enfants, ben… J'veux dire tes collègues ben c'est quand même les personnes que tu côtoies le plus souvent hein donc si tu peux avoir confiance et pouvoir parler avec c'est important" et même parfois sur le ton de la rigolade nous a-t-elle précisé. L'enseignante a également ajouté que dans une grande école, les choses ne sortiraient pas dans la salle des maîtres comme là, mais seraient plus à l’interne avec certains collègues qu’on irait voir dans sa classe.

Nous en sommes alors arrivés à aborder la question des parents d’élèves. Nous avons alors questionné cette enseignante sur le fait qu’elle concevait que certains parents d’élèves connaissent sa vie personnelle. L’enseignante nous a alors expliqué qu’elle habitait dans la commune où elle enseignait, et de ce fait, que certains parents savaient où elle habitait, qu’elle avait des enfants et qui connaissaient également son mari. Nous avons alors voulu savoir si cela représentait plutôt une contrainte ou une liberté. Elle nous a signalé que pour elle c’était un choix qu’elle avait fait de venir habiter dans la commune et donc que cela n’avait jamais été une contrainte : "Pour moi ça n'a jamais été une contrainte parce que c'est un choix que j'ai fait dès le départ". Elle a alors poursuivit : "J'ai vécu dans la commune avant d'y travailler, et l'opportunité de travailler ici elle s'est trouvée après que j'ai emménagé dans la commune". Aude a ajouté qu’elle avait toujours su faire la part des choses et que de ce fait, mettre des barrières avec les parents d’élèves. Elle a continué en expliquant qu’avec les parents d’élèves, elle fixait les limites dans le sens où, lors d’entretiens, ils parlaient de choses concernant l’école et que lorsqu’elle les recroisait en dehors, elle n’en reparlait plus : "Il y a des parents d'élèves que je tutoyais avant d'avoir leurs enfants… Et ça n'a jamais été un problème pour nous parce que moi j'ai toujours su mettre les barrières en me disant, ok, là on est en entretien là à l'école et les choses qui sont là sont du ressort de mon travail. Donc il était clair que si on se croisait dans la rue on n'allait pas reparler de tout ca, pis les parents ont bien compris". Dès lors, cela ne lui a jamais posé de problèmes nous a-t-elle souligné.

Nous avons alors voulu savoir s’il lui arrivait d’aborder certains aspects de sa vie personnelle avec ces parents. Aude nous a répondu par la négative en

soulignant que les entretiens étaient faits pour parler des enfants qui étaient ses élèves et que cela ne devait pas aller plus loin : "Voilà dès que tu sais mettre des barrières et que les parents savent où sont les limites, pour moi ça ne m'a jamais posé de problèmes". Toutefois, il lui est arrivé de tutoyer des parents d’élèves qui étaient devenus des amis nous a-t-elle précisé. En continuant, elle nous a expliqué qu’avec ces parents d’élèves devenus amis, il lui est arrivé de se mettre à parler de choses autre que de l’élève, mais ceci uniquement lorsque l’entretien était terminé : "Donc par exemple si l'entretien est terminé on va parler de deux trois trucs sympas etc., mais là on sait que l'entretien a été bouclé". Oui, c’est vraiment bien séparé nous a-t-elle évoqué.

Nous avons poursuivi l’entretien avec comme sujet ses élèves. Nous avons alors demandé si elle parlait de sa vie personnelle à ses élèves. Aude nous a rapidement répondu par la négative. En revanche, il pouvait lui arriver d’évoquer des exemples personnels d’expériences lui étant arrivées petite : "Ca m'est arrivée de dire par exemple quand moi j'étais petite ça m'est arrivée de faire ça…

Mais voilà ça s'arrête là, fini terminé". Nous avons cherché à comprendre ce qui la retenait d’en parler. L'enseignante nous a répondu qu’elle ne voyait pas ce que cela pouvait apporter aux élèves de parler de sa vie personnelle. Elle a alors ajouté que le fait que ses propres enfants étaient également dans l’école et cela mélangerait vraiment trop choses de parler de sa vie personnelle à ses élèves.

Nous avons voulu savoir comment elle se comportait face à des élèves désireux de savoir des choses personnelles. Aude a répondu que tout dépendait de ce que les élèves voulaient savoir : "Tout dépend de ce qu'ils me demandent. Il y a des choses pour lesquelles je leur dirais écoute là je ne rentre même pas en matière (…) parce que ça c'est ma vie…". Ceci dit, elle a ajouté qu'elle avait déjà consolé un élève en lui faisant part de certaines choses qui avaient pu également lui arriver à elle et ce afin de l’aider : "Il m'est arrivé de leur dire tu sais moi quand j'étais petite il m'est arrivée la même chose etc. Pis des fois ça peut leur faire du bien. Mais je ne vais pas exposer ma vie privée devant vingt-cinq élèves".

Pour aller plus loin dans l’entretien, et toujours en rapport à la construction des identités personnelles et professionnelles, nous avons demandé à Aude comment elle se comportait hors de l’école. Elle nous a alors évoqués le fait que lorsqu'elle retrouvait ses enfants et son mari, et se devait d’avoir un secret professionnel qui faisait qu’elle ne pouvait pas complètement parler de l’école à la maison. Elle a poursuivi en ajoutant qu’il pouvait lui arriver en revanche, de

conter de petites anecdotes arrivées lors de la journée mais toujours en faisant attention que cela ne puisse pas porter préjudice aux élèves, précisant à nouveau, que ses enfants se trouvaient également dans l’école : "Quand je rentre et que je suis avec mes enfants… Heu… Toute façon t'as un secret professionnel y a des choses que tu ne pourras pas dire, maintenant c'est vrai qu'au souper il peut m'arriver de raconter des petites situations qui se sont passées, qui sont rigolotes et qui ne vont pas nuire aux élèves…". Aude a continué en expliquant que parfois elle repensait à certaines situations difficiles qu’elle avait pu vivre à l’école en n’arrivant pas à se dire je laisse cela à l’école :

"Maintenant oui il y a des situations d'élèves qui ne sont pas faciles et qui vont me prendre la tête ça c'est clair…". Elle a alors précisé : "C'est des choses soit j'en parle pas et pis j'vais pas en dormir de la nuit parce que j'vais gamberger…".

Dès lors, a-t-elle poursuivi, il va lui arriver d’en faire part à son mari tout en restant secrète dans les noms et informations données, afin que celui-ci puisse l’aider à gérer la situation. Mais, a-t-elle ajouté, elle va essayer de garder beaucoup de choses pour elle pour justement essayer de ne pas tout mélanger :

"Mais il y a beaucoup de choses que je garde pour moi… J'veux dire, à un moment donné, il faut réussir à faire la part des choses…".

Après un court temps de réflexion, Aude a repris en ajoutant : "Mais c'est ça je trouve qui est difficile avec notre métier où c'est un métier de l'humain et où je ne vais pas réussir le soir à dire voilà je ferme la porte de ma classe et pis je vais voilà… De me dire j'oublie tout jusqu'au lendemain ce n'est pas possible". Elle fit une courte pause, et repris son discours en ajoutant que selon elle, cela valait pour les femmes surtout. En effet, elle expliqua son raisonnement à la vue de ses collègues masculin qui, lui semblait-il, arrivaient plus facilement à faire la part des choses : "Je pense qu'il serait intéressant d'interroger des collègues hommes sur le sujet, je pense qu'eux arrivent beaucoup mieux à faire la part des choses".

Elle a, par la suite, évoqué qu’une année scolaire entière était longue, et que ce n’était peut-être qu’à la fin de l’année lors des vacances scolaires de fin d’année, que l’on pouvait réellement se sortir de la tête tous ce qui était en lien avec la classe. Dès lors, ces vacances d’été sont très importantes pour cette enseignante qui les voit comme une soupape pour décompresser avant que cela ne recommence à nouveau à la rentrée. Elle ajouta également que justement si cette pause n’existait pas, la vie professionnelle influencerait beaucoup trop la vie personnelle : "Parce que moi il y a des soirs où je rentre à la maison fâchée ou triste à cause de l'école et que heureusement qu'on a cette soupape, l'été,

pour mettre un peu tout ça de côté si non je pense qu'on ne tiendrait pas…". Elle rajouta : "Oui, il y a trop de choses autre que l'enseignement en lui-même qui interfèreraient et qui justement interféreraient beaucoup trop sur notre personnel si on n’avait pas cette pause".

Nous avons conclut l’entretien sur un dernier ajout de la part de cette enseignante. Celui-ci concernait le fait que ses propres enfants se trouvaient dans l’école où elle travaillait. Dès lors, nous avons voulu savoir comment elle gérait cela. Elle nous a alors fait part que ce n’était pas une situation problème :

"Là bon je crois les choses se sont faites de manière tacite… Mais eux ils savent que je suis là et ça s'arrête là, même quand on se croise dans les couloirs ou que je surveille la récré ça va être comme avec tous les autres" dès lors, elle se comportera de la même façon avec ses enfants qu’avec les autres élèves de l’école. Elle ajouta que les choses se sont construites de manière intelligente où elle a son chemin d’enseignante et le reste à côté. Notre entretien s’est ainsi terminé.