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4. RECITS NARRATIFS DES ENTRETIENS

4.1 RECIT NARRATIF DE L’ENTRETIEN AVEC STEPHANE

Stéphane a quarante et un ans. Il enseigne depuis six ans. Il est titulaire d'une classe de 6P, dans une école de zone urbaine plutôt favorisée. Il est célibataire et n'a pas d'enfant. Il n'habite pas dans la commune dans laquelle il enseigne.

Nous l'avons connu car il s'agit d'un voisin de l'un d'entre nous. L'entretien s'est déroulé dans sa classe.

Nous avons débuté notre premier entretien en demandant à l’enseignant s’il s’estimait être quelqu’un de différent au travail qu’à son domicile, c’est-à-dire dans sa vie privée. Celui-ci nous a répondu que cela dépendait envers qui :

"Envers mes collègues par exemple, je peux dire que non, je ne suis pas une personne différente parce qu’avec certains on est vraiment devenu amis". Par rapport à ses collègues, l’enseignant ne pense pas du tout être quelqu’un de différent car ils sont plusieurs à être devenus ses amis proches. Il n’estime donc faire aucune différence entre les deux puisque ceux-ci connaissent tout de sa vie. Par contre, sa manière d’être avec les élèves et les parents d’élèves ne ressemble pas à sa personnalité dans sa vie intime : "Maintenant, que ce soit avec les élèves ou les parents, là c’est clair que, je pense que là, il y a vraiment une scission".

Nous avons donc décidé de parler en tout premier lieu de ses collègues. En reprenant ce qu’il venait de dire, nous lui avons demandé si ses collègues étaient vraiment au courant tout même de sa vie sexuelle ? Stéphane a alors rétorqué qu’effectivement ses collègues étaient au courant de tout, même de son homosexualité mais que bien sûr ils n’en connaissaient pas tous les détails. Au sujet de l’homosexualité, nous lui avons demandé si le fait de l’avoir annoncé à ses collègues avait plutôt résulté d’une liberté de choix ou d’une contrainte ?

L’interviewé a alors attesté alors que cela n’avait jamais été le cas : "Ca n’a clairement jamais été une contrainte. Hmm… Moi, je dirais que cela s’est fait de manière très naturelle". Il nous a informé que cela ne s’était évidemment pas fait tout de suite, mais qu’il n’y avait pas eu d’annonce ni de révélation, chose d’ailleurs qu’il se refusait à faire : "Je dirais après une année ou quelque chose comme cela". Ses collègues l’ont croisé quelques fois avec son ami et comme il n’avait jamais rien caché, ils l’ont appris ainsi : "Je me suis retrouvé avec F en ville nez à nez avec des collègues et puis bon là je n’ai pas cherché à cacher quoi que ce soit". Nous lui avons par la suite demandé s'il avait eu peur des réactions négatives ou des conséquences que cette nouvelle aurait pu susciter.

Ce dernier nous a répondu par la négative en insistant sur le fait qu’il se sentait très à l’aise au sein d’une équipe très amicale et chaleureuse : "On est une équipe très chouette, ce sont des gens qui sont vraiment supers donc non je n’ai pas eu peur". Il nous a cependant avoué s’être posé quelques questions quant à leurs possibles réactions : "Evidemment c’est clair que tu te poses quand même des questions, tu te dis tiens qu’est-ce qu’ils vont se dire, comment ils vont réagir etc.". Il a cependant estimé avoir toujours été confiant. Certains d’ailleurs lui en ont parlé ouvertement alors que d’autres ne lui en ont jamais parlé. D'autre part, l’enseignant ne voit aucune raison pour que cette réalité puisse nuire à la bonne entente du groupe : "Pour moi, il n’y a aucune différence avec le fait que je puisse être hétéro. Donc je ne vois pas la nécessité". Nous lui avons fait remarquer qu’il avait attendu de connaître les gens avant de le leur faire savoir et Stéphane a alors validé notre commentaire. Nous l'avons ensuite questionné sur ce sentiment parfois étrange de devoir quelque chose à quelqu’un. Notre interlocuteur nous a assuré alors n’avoir jamais ressenti une telle pression :

"L’idée que j’en retiens par rapport aux collègues c’est que cela s’est fait très naturellement et puis maintenant c’est quelque chose de normal". Même s’il nous a avoué que son caractère ne le poussait pas à raconter sa vie à n’importe qui, il est allé jusqu’à renverser notre idée en nous confiant qu’avec certains de ses collègues, la frontière collègue / ami était dès lors devenue très floue : "Tu as toujours certains collègues avec lesquelles tu tisses plus de liens qu’avec d’autres".

Nous avons continué notre exploration de son monde professionnel en s’intéressant ensuite à sa hiérarchie. Nous lui avons demandé, toujours par rapport au même sujet, s’il avait peur d’être "dénoncé" à la directrice de l’école.

Très serein, l’enseignant nous a répondu que hiérarchiquement, la responsable

d’école n’avait aucun pouvoir et que de plus, il s’agissait de l’une des personnes avec qui il s’entendait le mieux. Et pour ce qui est des inspecteurs, il n’avait jamais nourri le moindre sentiment de peur à leur égard. Voilà pour ce qui était du passé. Mais nous lui avons demandé son ressenti à l’heure actuelle face à ses deux directrices d’école. Celui-ci a alors répliqué, qu’il n’avait également aucun souci : l’une étant la meilleure amie de sa sœur et l’autre ne lui en avait encore jamais parlé. Il n’a donc guère de soucis à se faire de ce côté-là : "Je pense qu’elle doit s’en douter mais cela ne me pose aucun problème en tout cas, elle ne m’en a jamais causé. Cela dit, indépendamment de cela, je n’ai aucune crainte".

Nous sommes venus ensuite à la question de l’homosexualité face à l’institution.

Nous lui avons demandé son avis par rapport à l’une de nos présuppositions que voici : "Par rapport à l’institution scolaire, est-ce que tu considères l’homosexualité comme un tabou au sein de l’institution"? Après nous avoir demandé de reformuler notre question, Stéphane a avoué ne pas du tout partager cet avis. Même s’il a reconnu qu’il s’agissait toujours d’un sujet délicat depuis le scandale d’actes de pédophilie dans le monde de l’église et de l’école, il a au contraire l’impression que l’institution scolaire respecte la vie privée de ses employés : "C’est en tout cas le sentiment que j’ai". Il ignore ce que souhaite l’institution mais il nous a expliqué que le fait qu’il y ait des enseignants homosexuels à Genève était une réalité qui est connue : "On sait qu’il y a Genève des enseignants homosexuels et c’est comme cela". De plus, Stéphane ne se fait pas d’illusions car il sait très bien que l’homosexualité est acceptée de la part des gens d’une manière soit sincère, soit hypocrite mais, qu’au sein du fonctionnement de l’école genevoise, il ne considère pas l’homosexualité comme un problème en soi. Le professionnel va même plus loin en supposant qu’en cas de problème, l’institution le soutiendrait à cent pour cent pour autant qu’il soit correct dans l’application de sa fonction et qu’il n’y ait jamais eu de soupçons de certains actes déplacés : "Ce que veut l'institution, je n’en sais rien mais en tout cas elle s’en accommode, d’autant que, si tu fais bien ton boulot, il n’y a aucun problème". Dès lors, nous lui avons demandé qu’est-ce qu’il lui faisait penser que l’institution le soutiendrait. Il nous a répondu que c’était une question de feeling.

Puis, il a complété sa réponse en nous déclarant que c'étaient des gens de Gauche qui étaient à la tête de l’école genevoise et qu’ils étaient généralement plus ouverts sur des questions de tolérance : "Je ne dis pas que c’est le cas partout mais à Genève, cela me semble être le cas". Nous avons insisté en lui

demandant s’il pensait qu’ailleurs en Suisse cela pourrait être différent ? A ceci, il a rétorqué que dans des cantons suisses plus ruraux, les choses pourraient effectivement être différentes.

De manière plus générale, nous avons cherché à savoir si sa fonction d’enseignant l’avait empêché ou l’empêchait de vivre pleinement sa différence dans sa vie privée. Stéphane nous a alors demandé des exemples. Nous lui avons donné comme exemple le fait d’aller draguer ou de s’afficher en public avec son ami. L’enseignant réagit alors en nous avouant qu’il n’avait aucun problème car cela ne lui correspondait pas du tout. Il n’était pas quelqu’un qui s’affichait en public : "Je n’ai aucun problème puisque cela ne me correspond pas, que je sois enseignant ou pas, cela ne change rien". Il agit exactement comme il l’a fait pendant quinze ans lorsqu’il travaillait dans une entreprise privée. Il vit son homosexualité de manière discrète. Cependant, il a accepté de se projeter en tant que célibataire et avoue que dans ce cas, cela pourrait poser quelques problèmes : "Je pense qu’effectivement cela pourrait être un problème, oui. Je pense que je serai quand même prudent". Nous lui avons demandé ensuite si le fait de ne pas enseigner dans le quartier dans lequel il résidait était un choix de sa part. A cette question, Stéphane a répondu que le fait d’avoir atterri dans cette école était le fruit du hasard. Il a pourtant reconnu que cela l’arrangeait de ne pas travailler dans le même quartier dans lequel il résidait par rapport à la vie qu’il mène et aux parents d’élèves : "Etant homo ou pas, je n’aurais tout simplement pas eu envie de travailler dans le même quartier car je n’ai absolument pas envie de rencontrer les parents en dehors de mes heures de travail". Il admet même avoir tendance à tout faire pour les éviter. Selon ses dires, il s’agit d’ailleurs d’un sentiment largement répandu dans la profession. A ce sujet, il nous a raconté qu’il avait eu une fois une mère d’élève qui était une amie à lui. Elle était donc au courant de sa vie et cela ne l’étonnerait pas que l’information (son homosexualité) ait circulée au sein du cercle des "langues de vipère" qui existe au sein des mères d’élèves. Il nous a alors confié que les gens savaient qu’il n’était pas marié : "Si les gens sont un tant soit peu malins, ils doivent le savoir…". Cependant, il nous a assuré n’avoir jamais rien entendu à ce sujet. Nous l’avons interrogé alors sur le fait de ressentir ou non une certaine pression. Celui-ci nous a assuré qu’à aucun moment il n’avait ressenti une quelconque pression et que si cela venait à se savoir, il l’assumerait entièrement car il se sent tout à fait au clair avec cela. Il a néanmoins précisé qu’il serait prêt à se battre pour avoir le droit de revendiquer : "J’estime avoir le droit de faire ce

métier autant que n’importe quel autre enseignant masculin". Nous avons acquiescé et, pour revenir à notre question de départ, nous avons reformulé sa réponse en ces termes : "L’une des principales raisons qui ne t’ont pas donné envie d’enseigner dans le même quartier où tu résides c’est principalement la proximité avec les parents, n’est-ce pas"? Stéphane a alors répondu par l’affirmative.

Nous avons continué notre entretien en nous intéressant à sa relation avec les élèves. Nous avons alors questionné ses réactions face à des élèves curieux qui lui posaient des questions sur sa vie privée telles que : "Es-tu marié"? ou "As-tu une copine"? Stéphane nous a avoué n’avoir jamais été bombardé de questions.

Il se souvient cependant d’une élève qui lui a demandé une fois s’il avait une copine. L'enseignant a reconnu n’avoir jamais menti en s’inventant par exemple une copine : "Ca c’est quelque chose à laquelle je me refuse". Il a eu de la peine à se souvenir de la réponse fournie mais a pensé qu’il avait dû répondre soit

"non", soit qu’il s’agissait de sa vie privée et que cela ne la concernait pas. A ce sujet, l’interviewé pense que les élèves sont des êtres sensibles et se demande s’ils sentent qu’ils ne doivent pas poser ce genre de questions : "Ils sentent si, sur un sujet, tu ouvres la porte ou non". Il a ajouté que la notion de limite était quelque chose qu’ils connaissaient bien car on leur en mettait constamment et qu’ils devaient immédiatement sentir s’ils pouvaient avancer ou non sur un certain terrain. Il a conclut en nous indiquant que, sur ce sujet-ci, les élèves devaient avoir compris qu’il n’était pas possible de discuter. Stéphane a également envisagé une autre raison qui poussait les élèves à ne pas poser ce genre de questions. Il s’agirait du fait que les gens se doutent bien plus de sa situation qu’il ne se l’imagine et que les élèves savent qu’ils ne doivent pas en parler. Au final, l’enseignant a avoué ne pas se poser trop de questions à ce sujet : "Je ne vais pas non plus me poser dix mille questions ; les choses se passent bien comme cela donc voilà".

Nous lui avons également demandé s’il lui était déjà arrivé d’utiliser un élément de sa vie privée dans une de ses leçons. Ce dernier nous a répondu qu’effectivement, plusieurs éléments de sa vie privée s'étaient retrouvés dans le contenu de ses cours mais que ces derniers n’avaient eu aucun rapport avec sa vie de couple. Il a ajouté que pour les enfants, ce qui compte c’est la vie en classe : "Les enfants sont par définition très égocentriques et ce qui compte

principalement pour eux c’est la vie en classe. Tu sais, certains pensent que je vis ici"!

Stéphane pense donc que la vie privée des enseignants est quelque chose qui n’intéresse que très moyennement les enfants, voire pas du tout. Pour résumer, l’enseignant a décrit ce type d’interactions comme très peu problématique pour lui et qu’il n’a jamais eu à travestir la réalité pour cacher quoi que ce soit. Il préfère donc mettre une barrière plutôt que de mentir : "Je ne vois pourquoi je devrais parler plus de ma vie privée que quelqu’un d’autre".

Nous avons également voulu savoir si, en tant qu’homosexuel, le professionnel utilisait dans son enseignement des outils qui permettent de sensibiliser ses élèves à cette problématique, autrement dit, qui les sensibilisaient à des valeurs telles la tolérance ou le respect d’autrui. Sans vouloir tomber dans la caricature, notre interlocuteur a rétorqué alors qu’en tant qu’homosexuel, il pensait être plus sensible à cette dimension. Celui-ci a alors effectué une parenthèse dans ses éléments de réponse pour nous signaler que le monde scolaire était un univers à nonante pour cent féminin et qu’ils n'étaient que quatre hommes dans l’établissement : "Certaines collègues avaient pris l’habitude, dans les séances par exemple, de ne parler qu’au féminin. Du coup, tu bascules dans l’autre extrême"! Ceci étant dit, l’enseignant est revenu à notre question en répondant qu’il essayait de sensibiliser ses élèves à ces valeurs que sont le respect et la tolérance. Il a avoué ne pas en faire son "cheval de bataille" mais il trouve cela important : "Mais c’est vrai que je trouve cela important. Et ce que je trouve intéressant, c’est que cette thématique est reprise dans le projet d’établissement". Il a d’ailleurs précisé que cette thématique s’intéressait aux actions des enseignants pour promouvoir l’égalité des genres. Il s’agissait, a-t-il ajouté, de lutter contre la formation de stéréotypes et de clichés qui se créent déjà très tôt chez l’enfant. Il nous a par exemple expliqué qu’il possédait dans sa classe une boîte de mécano et qu’il incitait les filles à y jouer. Il a reconnu cependant que tous les enseignants hommes ne le faisaient peut-être pas et d’ajouter que le fait d’être homosexuel le rendait, à son avis, "bien plus sensible"

à cette problématique-ci. Il a finalement conclu en nous expliquant qu’il avait quatre sœurs, qu’il a grandit dans un monde de femmes et que cela faisait également peut-être la différence. Nous avons alors pris note de ce qu’il venait de nous répondre et avons directement enchainé avec une question encore un peu plus personnelle, à savoir : "Penses-tu que l’homosexualité est un sujet à

aborder à l’école"? Stéphane a esquissé un sourire et a ri un court instant avant de reprendre son sérieux et de nous avouer qu’effectivement, à son avis, il faudrait en parler et qu’on ne le fait pas assez. Il pense également que c’est effectivement à l’école primaire que cela doit se faire car c’est à ce moment que naissent les clichés et les injures. Cependant, il se questionne si cette tâche doit effectivement revenir à l’enseignant surtout si celui-ci est homosexuel : "C’est très délicat. Moi je pense que cela devrait peut-être se faire dans le cadre de l’éducation sexuelle".

Nous avons ensuite continué notre entretien sur ses relations avec ses élèves en lui demandant s'il avait déjà rencontré un élève dont il pensait avoir des doutes sur son orientation sexuelle. Notre interlocuteur s'est mis à rire et a avoué apprécier la question. Il a admis alors qu’actuellement, un élève dans sa classe le troublait passablement de par son comportement et a ajouté que c’était la première fois qu’une chose pareille lui arrivait : "Je peux complètement me tromper mais il y a des détails qui attirent mon attention". Soudain, il a esquissé un sourire et nous a précisé dans un élan de bonne humeur : "Oh et puis il y en a un autre dans une autre classe… Il a à peine dix ans que c’est déjà une vraie fo-folle". Nous lui avons alors demandé de préciser ce qu’il entendait par là. Il nous a expliqué que le fait de traîner tout le temps avec des filles, d’être extravagant et muni d’une extrême sensibilité sont autant d’indices qui lui mettaient la puce à l’oreille. Il a également rajouté que cet enfant n’avait pas du tout l’air de souffrir de sa différence, au contraire.

Nous étions sur le point de lui poser une autre question lorsque Stéphane nous a interrompus en nous priant de le laisser s’exprimer sur un sujet, chose que nous avons acceptée. Il a alors déclaré avoir commencé à enseigner à trente-six ans et nous a confié que les choses ne se seraient certainement pas passées aussi bien s’il avait commencé dix ans avant. Nous lui avons donc demandé pourquoi.

Ce dernier nous a répondu que même s’il avait toujours bien assumé son homosexualité tout au long de sa vie, cela n’en avait pas été de même avec le regard des autres et la manière dont il s'était positionné par rapport aux autres :

"Je prends les choses comme elles viennent. Maintenant, il y a le regard des autres et il y a comment tu te positionnes par rapport aux autres. Avec l’âge, tu prends confiance en toi. Tu prends énormément confiance en toi". Stéphane admet donc avoir pris énormément confiance en lui avec l’âge et notamment entre trente et quarante ans : "C’est impressionnant le changement qui s’est

opéré en moi entre trente et quarante ans. Ceci fait que tu te sens plus fort et tu

opéré en moi entre trente et quarante ans. Ceci fait que tu te sens plus fort et tu