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Les lobbies

Section 2. L’enjeu d’une mission économique territoriale

1. Retour sur un fondement du pouvoir politique

Parler de groupe d’intérêt amène aussi à évoquer la notion d’intérêt général, ne serait-ce qu’en raison de la parallèle et/ou de la comparaison faite avec les intérêts particuliers. Celui-ci est présenté par le Conseil d’État comme étant « la clef de voûte du droit public français » et comme « pierre angulaire de l’action publique »245. Non seulement avons-nous, à maintes reprises, entendu le terme cité lors de nos entretiens, mais également sommes-nous d’avis qu’il est inhérent à toute discussion relative aux groupes d’intérêt. Cela est d’autant plus pertinent dans le cas français où ces deux concepts ne sont pas compatibles.

Même si B. JOUVE évoque l’impossibilité d’associer les CCI à l’intérêt général (2002)246, nous pensons qu’il est utile d’y faire un détour afin de mieux apprécier l’argumentaire des Chambres basé sur la notion « d’intérêt général local ». Notre attention pour la question s’est renforcée au fur et à mesure de nos entretiens avec les élus et techniciens de ces structures représentatives. Le terme a beaucoup été évoqué et affirmé par ces derniers lorsqu’il s’agissait de présenter la valeur de leur mission. Cela laisse penser que cet argument est aussi un élément notable de leur répertoire d’action et qui nous permet de rejoindre l’idée soutenue par François RANGEON qui voit dans l’intérêt général « un système de représentation constituant la base de tous les discours de légitimation des formes sociales instituées »247. C’est

245 Conseil d’État. Rapport public 1999 : Réflexions sur l’intérêt général, http://www.conseil- etat.fr/fr/rapports-et-etudes/linteret-general-une-notion-centrale-de-la.html.

246 JOUVE (B.). « Chambre de commerce et d’industrie et développement local : le cas de Lyon »,

Sociologie du travail, n°4, vol.44, octobre – décembre 2002, Paris, éd. Elsevier, pp. 521 – 540.

ainsi une notion mobilisée par tous et non pas uniquement par l’État pour rendre légitime un discours. Elle va au-delà de la sphère publique et est aussi invoquée par les entreprises. Nous avons ainsi pu confirmer par nos observations ce que cet auteur avait déjà démontré lors de son étude du discours patronal et de certains chefs d’État français (1986). Il avait alors fait ressortir l’argument des entreprises soutenant que par leurs activités, en ayant des retombées économiques sur la société, elles contribuent à l’intérêt de la Nation. C’est une position partagée par les institutions consulaires quand elles évoquent la poursuite de l’intérêt du territoire grâce au soutien qu’elles fournissent aux entreprises.

L’intérêt général est une notion qui est apparue dans la pensée politique française au XVIIIème siècle, supplantant celle du bien commun248. Il est inséparable de l’idéologie de l’intérêt général249. Deux conceptions s’opposaient au XVIIIème siècle : celle utilitariste et celle volontariste250. Dans cette dernière (qui amène à une conception volontariste de la démocratie à laquelle s’attache la tradition politique française), l’intérêt général est traduit comme l’expression de la volonté générale dont l’État et la sphère étatique en sont les seuls garants. Cette idée tranche avec l’autre vision qui fonde cet intérêt général sur la somme des intérêts particuliers.

Quoi qu’il en soit, les évolutions qu’on connues les sociétés démocratiques contemporaines n’ont pas éludé le fait que, malgré les oppositions perpétuelles qui peuvent être faites entre intérêt général et intérêts particuliers, « l’intérêt général est, par nature, rarement consensuel et sa définition résulte d’inévitables confrontations d’intérêts, entre lesquels il faut, en fin de compte, choisir si l’on veut empêcher le

248 Cela explique aussi pourquoi la notion d’intérêt général n’était pas présente dans les textes régissant les CCI à leur création qui est antérieure à l’apparition de celui-ci.

249

RANGEON (F.). Op. cit.

250 Pour un aperçu de l’opposition des deux approches, V. DARIDAN (M.-L.), LUNEAU (A.).

Lobbying : Les coulisses de l’influence en démocratie, Pearson France, coll. Village mondial, 2012,

blocage de la décision publique »251. Le but ultime est de mieux associer les citoyens à l’élaboration et la mise en œuvre des décisions les concernant.

Le concept d’intérêt général est exprimé en France par la loi dont la défense et l’application incombe à l’État252. C’est ce dernier qui est garant de l’État de droit. La volonté générale est donc exprimée par la loi au dessous de laquelle sont placés l’État et la Nation. Il n’y a donc pas expression de l’intérêt général sans intervention de l’État. C’est un concept qui rend difficile l’action des lobbies au nom de l’intérêt général, tel qu’utilisé aux États-Unis. L’intérêt général y est exprimé par la somme des intérêts particuliers. L’individu transcende donc l’État en ce sens que ce dernier doit garantir le respect de ces intérêts particuliers pour protéger l’intérêt général qui est, en quelque sorte, celui de tous les citoyens. Les lobbies y incarnent un instrument visant à préserver cet intérêt général car ils représentent les intérêts des citoyens américains et, grâce à leurs relations avec les pouvoirs publics, veillent à ce que ces intérêts soient pris en compte par les décideurs politiques. En représentant les intérêts particuliers de chaque citoyen, les lobbies contribuent au respect de l’intérêt général. C’est une différence fondamentale qui réside entre le système français et américain. Dans le premier, c’est l’État qui est le représentant de l’intérêt général. Il n’est nul besoin, pour cela, de corps intermédiaires et de sociétés partielles253. D’ailleurs, il fût une époque où le droit à association et droits économiques et sociaux ne furent pas légalement reconnus (cf. Loi « Le Chapelier » de 1791). Pour ROSANVALLON (1989), ce qui caractérise l’intérêt général en France c’est qu’elle est abstraite. Et c’est de là même que découle l’impossibilité de l’associer à un « compromis entre des intérêts particuliers », comme dans le système anglais ou allemand254. Il est dès

251 Conseil d’État. Rapport public 1999 : Réflexions sur l’intérêt général, op. cit.

252 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, Art. 6.

253

Pour ROUSSEAU, ces sociétés partielles constituaient une vraie menace qui peut fausser l’expression de la volonté générale et qu’il met dans la même catégorie que la corruption. Ce sont pour lui des éléments qui asservissent la démocratie et l’intérêt général. V. DERATHÉ (R.). Jean-

Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Librairie philosophique Vrin, 2000, 473 p.

lors scientifiquement indéterminable du fait du contenu variable qu’il peut comporter au fur et à mesure des évolutions sociopolitiques (RANGEON, 1986). Il est de ce fait indéfinissable (VEDEL, 1986)255. Nous l’avons d’ailleurs bien constaté dans l’utilisation que les CCI en font dans le but de légitimer leurs actions. Ce n’est définitivement pas un concept figé du moment où chaque acteur définit sa composition en fonction de son discours et de la finalité de celui-ci.

Dans la conception libérale américaine, les lobbies sont un instrument d’expression démocratique. Ils remplissent une fonction d’intérêt général en agrégeant les intérêts particuliers. La démocratie est ainsi le résultat de la lutte d’influence entre des intérêts organisés256. Ils permettent l’expression de tous les intérêts particuliers qu’ils représentent. Le concept de l’intérêt général n’y a pas la même transcendance que dans le système volontariste. Il ne s’oppose pas aux intérêts individuels. L’État joue le rôle d’un « arbitre qui enregistre les rapports de force entre groupes d’intérêts pour produire des décisions justes et équilibrées »257. Cet état de chose est sans doute aussi dû à une organisation administrative basée sur le fédéralisme où les systèmes de représentation, aussi bien publics que privés, contribuent à une harmonie nationale, car ils veillent à ce que chaque citoyen puisse émettre son avis et faire valoir ses droits et intérêts. En tout état de chose, il s’agit là d’un mode de pensée et de gouvernement anglo-saxon hérité d’Adam SMITH au XVIIIème siècle qui ne voyait pas d’inconvénient à la reconnaissance et à la poursuite par chacun de leur intérêt particulier. Cet auteur souligne qu’en recherchant son propre bénéfice, chaque individu agit inconsciemment pour le bien de l’ensemble de la communauté258.

255 Voir Préface in RANGEON. Op. cit.

256

SORMAN (G.). Made in USA: Regards sur la civilisation américaine, Fayard, 2004, 301 p.

257 DARIDAN (M.-L.), LUNEAU (A.). Op. cit., p. 7.

258 SMITH (A.). Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Flammarion, coll. Garnier-Flammarion, 1999, 2 tomes, 531 p. et 637 p.

Une telle situation est difficilement comparable à ce qui se passe en France où la tradition politique, basée sur la centralisation du pouvoir, tend à conférer à l’État le monopole de la décision publique placée sous l’autorité de la loi. C’est cette dernière qui est censée garantir l’intérêt général (selon la conception unitaire de la Nation de ROUSSEAU). Le système qui prévaut est celui d’une démocratie exclusivement représentative où la souveraineté populaire est assurée par ses représentants. Une grande place est laissée aux élections pour avoir la possibilité de sanctionner les élus par le biais de la non réélection. Les autres moyens sont écartés. Le droit d’influence n’est pas reconnu comme aux États-Unis. L’idée de représentation démocratique des intérêts privés par les groupes d’intérêt (jugés dangereux pour la souveraineté de l’État et du peuple) est ici inconcevable. L’héritage révolutionnaire a étroitement associé la notion de privilège et celle de l’intérêt particulier259. La défense de celui-ci n’est donc pas vu comme une représentation mais plutôt comme une tentative de préserver un avantage.

Le concept de « lobbies » en tant qu’instrument de protection de l’intérêt général, ne semble donc pas pouvoir leur attribuer une légitimité. Si la raison d’être des groupes de pression en France ne se trouve pas essentiellement dans l’expression et la protection de l’intérêt général, au nom de quelle notion sa reconnaissance peut- elle se faire ? Comment comprendre cet antagonisme ?