• Aucun résultat trouvé

Les lobbies

Section 2. L’enjeu d’une mission économique territoriale

2. Les groupes contre l’intérêt général

Les groupes d’intérêt existent, par exemple, aux États-Unis dans le cadre de l’exercice partagé du pouvoir260, afin de limiter le pouvoir entre les mains de chaque détenteur et prévenir toute dérive autoritaire. Cela explique pourquoi leur présence dans l’arène politique a toujours été considérée comme naturelle et légitime – cette approche est loin d’être admissible en France.

259 ROSANVALLON. Op. cit., p. 173.

La tradition jacobine de l’État, par contre, fait de ce dernier le seul « porteur d’une cohérence majestueuse qui le placerait au dessus des intérêts particuliers [...] » (RUFFAT, 1987)261. Les intérêts particuliers sont considérés comme des « intérêts divergents et diviseurs qui contribuent à affaiblir le système démocratique et le fonctionnement de l’État »262. Pourtant, les groupes ont toujours constitué une préoccupation majeure pour l'Administration française. Plusieurs dispositions constitutionnelles, législatives ou coutumières veillent à ce qu’ils ne pervertissent pas l’intérêt général dont seul l’État est garant263. Celui-ci est indivisible et transcende les intérêts privés et ne peut pas être la somme de ces derniers. Aucune reconnaissance de ces derniers, et surtout de leurs représentants, n’est donc envisageable dans la pensée rousseauiste. Les groupes d’intérêt, ainsi que leurs actions (lobbying), ne peuvent pas trouver de fondement dans l’exercice du pouvoir et les affaires publiques en France. Ils ne peuvent que corrompre l’intérêt général. Ils constituent, selon cette vision, une menace pour la démocratie264.

Pourtant, le rôle représentatif des intérêts des entreprises est officiellement dévolu aux Chambres de commerce et d’industrie. Une mission d’intérêt général est même reconnue. Où se situent-donc ces institutions dans leur position de groupe d’intérêt ? C’est à ce niveau que la différenciation entre la notion de groupe d’intérêt et groupe de pression peut servir. Le travail de représentation est alors fortement dissocié de celui de pression et d’influence qui demeure inconcevable à légitimer.

261 Cité par BASSO (J.). « Les groupes d’intérêt, les groupes de pression et le fonctionnement de la démocratie en société civile européenne », L’Europe en formation, n°303, hiver 1996/1997, p. 40.

262 Idem.

263 Ces dispositions visent avant tout à garantir l’imperméabilité entre les intérêts privés des individus et l’intérêt général en prohibant par exemple la constitution de groupes de défense d’intérêts spécifiques par les parlementaires, la consécration du suffrage universel comme seul moyen légitime et possible de représentation politique.

264 Alors que la gouvernance, notamment européenne, voit dans les groupes d’intérêt un moyen pour promouvoir la démocratie en rapprochant les décideurs des groupes qui sont plus proches du terrain.

En France, la conception de la démocratie est unitaire, en opposition à la démocratie contradictoire ou conflictuelle américaine. Et le lobbying constitue un point de divergence entre ces deux conceptions265. C’est là que se fonde l’illégitimité envers cette pratique, considérée comme « la plus antipathique à l’idéologie publique française »266. Elle suscite méfiance et suspicion aussi bien au sein de l’opinion que des politiques car les groupes de pression – son initiateur – sont considérés comme nourrissant des ambitions purement égoïstes267.

L’opinion publique et politique, fidèles à une tradition rousseauiste et étatiste, ont perçu les groupes de pression (lobby268) comme des obstacles particularistes à l’intérêt général. Pourtant, Alexis de TOCQUEVILLE, nourri de son expérience Outre-Atlantique et imprégné d’une vision pluraliste de la société et de la politique, voyait dans les groupes et associations un garde-fou « contre la tyrannie de la majorité »269. Cette méfiance extrême270 vis-à-vis de tout corps intermédiaire a été conduit à les supprimer (décret d’Allarde) et à interdire l’exercice collectif des professions (loi Le Chapelier). Ce n’est que le 25 mai 1864 que la loi Ollivier met fin

265 COHEN-TANUGI (L.). Op. cit., 54.

266 Idem.

267 SIMONIAN-GINESTE (H.). « Le néo-corporatisme et la norme étatique », in HEQUARD- THERON (M.) (Dir.). Le groupement et le droit, corporatisme, néo-corporatisme, Toulouse : Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1996, p.97.

268 La notion de « lobby » fait référence à un groupe de pression qui exerce son activité d’influence de manière professionnelle.

269 Pour aller plus loin, voir TOCQUEVILLE (A., de). De la démocratie en Amérique, 2 vol., Paris : Garnier-Flammarion, 1981, 569p. et 414p.

270

Notons que cette méfiance envers les groupes de pression n’est pas le fait unique de la France. Même aux États-Unis, pourtant considérés comme la patrie du lobbying, ils ont également engendré suspicion et cynisme de la part d’une grande partie de l’électorat. Ce qui accéléra d’ailleurs la promulgation d’une loi (1995) destinée à être plus adaptée et efficace pour l’encadrement des activités des groupes de pression.

au délit de coalition, et le 21 mars 1884 que la loi Waldeck-Rousseau légalise les syndicats.

Mais, même s’il n’est plus aujourd’hui question d’aucun délit dans ce domaine, les groupes d’intérêt et les groupes de pression n’ont pas pour autant été institutionnellement établis dans leur actions d’influence. D’ailleurs, le fait d’utiliser l’anglicisme « lobby » montre que ce n’est pas un concept inhérent à la pratique française et « souligne leur caractère d’éléments importés, exotiques, indésirables et peu dignes de confiance, qui viennent perturber une harmonie présupposée fondée sur la primauté de l’État démocratique »271.

S’ajoute à cela une préférence pour la culture de l’affrontement plutôt que de la concertation qui fait du terrain français un lieu hostile à l’intervention coopérative des groupes dans une dynamique de négociation. Les relations entre groupes et pouvoirs publics fonctionnent plus selon une logique de contentieux systématique272.

Il apparaît, en définitive, que concilier lobbying et intérêt général dans l’idéologie politique française relève d’une certaine difficulté. Le conflit entre les deux idées semble condamner le premier au rôle de menace et d’incompatibilité avec le second, même si, de plus en plus, notamment à la lumière de ce qui a pu être observé, en l’occurrence dans le cas des Chambres de commerce et d’industrie, un certain argumentaire cherche à les concilier.

B.

L’économie comme intérêt public territorial

À ce stade, nous pouvons noter que la représentation d’intérêt est au centre de l’activité des CCI. Il s’agit de celui des entreprises dans leur totalité et dans leur position de force économique du territoire, comme il nous a été, à plusieurs reprises, souligné lors de nos entretiens. Loin d’être simplement un discours, il constitue la

271 HAYWARD (J.). Op. cit., p.8. Voir aussi SULEIMAN (Ezra. N.). Politics, power and bureaucracy

in France: the administrative elite, Princeton University Press, 1974, pp. 337 – 359.

mission et la raison d’être reconnues des institutions consulaires. Mais nous avons aussi pu voir que des critiques se sont levées contre elles, contre la validité et l’utilité de leur existence dans le contexte sociopolitique et économique contemporain. Les Chambres sont conscientes de ces contestations et certaines reconnaissent même la justesse de quelques unes d’entre elles notamment sur le fait que les CCI se sont endormies à un moment ou encore sur le fait de la réduction de leur nombre à l’image du président de l’ACFCI qui a affirmé que : « Si les Chambres sont inutiles, il faut les supprimer »273. Cette position est reprise par R. PELLAT-FINET qui nous a avoué qu’il fallait réduire le nombre des Chambres de commerce et d’industrie274. Notre interlocuteur est un spécialiste de la représentation des entreprises et de la vie économique puisqu’il a été président de la CCI de Grenoble (1996 à 2005), vice- président de la CGPME Isère, membre du Conseil économique et social. Ce dirigeant d’une entreprise immobilière (SCI Pellat-Finet située à Treffort en Isère) est également un homme politique engagé (groupe Divers droite) qui est passé par le Conseil général de l’Isère et la présidence du SIVOM275 du lac de Monteynard. Ancien maire de Treffort, aujourd’hui retiré de la politique, il a été néanmoins nommé au Conseil national de la montagne en 2013276.

Les CCI se présentent et se qualifient de défenseurs de l’intérêt général. Que ce soit sur leurs sites officiels, dans les documents de présentation qu’au cours des entretiens avec les élus consulaires, l’idée d’intérêt général n’a cessé d’être soulignée, un intérêt général propre à l’échelon local. C’est d’ailleurs une caractéristique du lobbying économique identifiée par H. PORTELLI dès 1996 quand il affirmait que celui-ci porte dans ce cas sur « l’obtention de mesures favorables de la part des collectivités » et que « ces mesures peuvent être obtenues

273 ADAM (P.). Op. cit., p. 53.

274 Entretien, PELLAT-FINET (R.). Vice-président de la CGPME Isère, ancien Président de la CCI de Grenoble, conseiller général, Grenoble.

275 Syndicat intercommunal à vocations multiples.

276 Décret du 19 avril 2013 portant nomination au Conseil national de la montagne, JORF, n°0094, 21 avril 2013, p. 7031.

sous couvert de l’intérêt général »277. Il est alors intéressant de voir les enjeux et la portée de ce raisonnement.