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L’intérêt public local et l’action territorialisée

Les lobbies

Section 2. L’enjeu d’une mission économique territoriale

1. L’intérêt public local et l’action territorialisée

De la même manière que le « corps de ville est habilité à représenter les intérêts de la ville »278, l’institution consulaire est historiquement habilitée à représenter les intérêts du commerce, et donc par extension ceux des entreprises et de l’économie du territoire. Son fonctionnement est ainsi lié à la notion d’intérêt. Il reste encore à définir sa dimension.

Pour les institutions consulaires, l’intérêt qu’ils ont pour mission de représenter revêt la forme d’un intérêt public territorial qu’elles posent comme étant le fondement de leur compétence dans l’action publique de leur territoire. Les contours de cet intérêt public local ne sont pas toujours faciles à définir mais il apparaît que chaque acteur veut le faire afin qu’il corresponde à leurs attentes. Comment les CCI le traduisent-elles alors ? Et quelles finalités est-il supposé poursuivre ?

Les CCI sont des acteurs économiques présents au cœur des territoires. En raison de leur histoire et de leur mission, elles sont concernées par le sujet de l’économie de leur circonscription et font le lien entre les entreprises représentées et les pouvoirs publics. Elles se mettent ainsi au service de ces dernières. Leur connaissance de leur territoire et des activités économiques présentes (celles-ci sont d’ailleurs estimées être trop souvent ignorées) sont présentées, et parfois même revendiquées, comme étant le fondement de leur compétence en matière d’intérêt public local. Cela devrait expliquer la légitimité, voire même la nécessité de leur

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PORTELLI (H.). « Les lobbies au niveau local », Pouvoirs, n°79, Les groupes d’intérêt, novembre 1996, p. 91.

278 COURTECUISSE (C.). « Les enjeux historiques : évolution de la notion d’intérêt public local », in KADA (N.). L’intérêt public local. Regards croisés sur une notion juridique incertaine, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2009, p. 21.

implication effective (et voulue automatique) dans l’action publique territoriale dès lors qu’une question économique est en jeu. Cet argument vient appuyer la critique répétée des CCI rencontrées au cours de l’enquête de terrain quant à l’existence d’une certaine concurrence déloyale qui prévaut entre les Chambres consulaires et les agences économiques territoriaux. Cette concurrence déloyale serait ainsi une des pierres d’achoppement de la défaillance des CCI dans les politiques publiques et les exclurait du processus décisionnel, faisant ainsi tort à l’intérêt public du territoire.

Les Chambres de commerce et d’industrie font reposer leur légitimité politique sur leur légitimité à agir au nom d’un intérêt public local. La question qui se pose ici concerne donc l’existence d’un tel intérêt public local afin de voir dans quelle mesure l’argument des élus consulaires peut constituer un outil en faveur de leur participation à l’action publique territoriale. Qu’est-il entendu par intérêt public local et à quel niveau les CCI se posent-elles vis-à-vis d’un tel intérêt ? S’il a permis aux collectivités territoriales d’asseoir leur légitimité à intervenir et à développer un pouvoir local, peut-il permettre aux CCI de revendiquer une compétence en matière de pouvoir économique local ?

« La notion d’intérêt public local a été développée autour de l’idée de besoin de la population et autour de l’idée d’habitants territorialement définis »279. Transposée au niveau des Chambres de commerce et d’industrie, une telle référence peut soutenir la revendication consulaire quant à leur meilleure position en ce qui concerne l’intérêt public économique local. Les CCI se donnent pour vocation d’exprimer les besoins des entreprises et participent ainsi au progrès économique de leur territoire. En effet, partant de la définition de leur mission, il est évident que la mission de représentation et de défense (dont celle d’accompagnement des entreprises) détenues par les CCI concerne une catégorie particulière de la population : les chefs d’entreprises. De plus, ces chefs d’entreprises sont regroupés à l’intérieur d’une délimitation géographique et territoriale définie : celle de la circonscription territoriale consulaire. Comme il été vu dans la partie précédente, ce territoire

279 LONG (M.). « Les enjeux juridiques : clause générale de compétence et intérêt public local », in KADA (N.). Op.cit., p. 28.

correspond en grande partie aux départements, mais pas uniquement. Certains départements possèdent deux CCI (par exemple, l’Isère). Mais, à l’origine, la délimitation concordait surtout à une zone d’uniformité du tissu économique280. À ce stade, les conditions d’existence d’un intérêt public local sont réunies, et non pas uniquement un intérêt collectif. Rappelons que les missions des CCI relèvent de trois catégories : mission de service public, mission d’intérêt général et mission d’intérêt collectif. La notion d’intérêt public économique local constitue alors pour le cas des Chambres consulaires un bon moyen pour relier leurs trois missions. Plus précisément, il s’agit d’un intérêt public économique qu’il incombe à un acteur économique territorial public de gérer.

N’ayant pas le statut de collectivité territoriale, les Chambres de commerce et d’industrie n’en sont pas moins un établissement public, placé sous la tutelle déconcentrée de l’État et auquel celui-ci a transféré des compétences propres. Elles se qualifient néanmoins de « collectivités territoriales des entreprises »281. Elles sont habilitées, en principe, à intervenir sur toute question d’intérêt économique local. Même si dans la pratique, leur intervention n’est pas systématique et se résume la plupart du temps à une simple consultation, un avis, un vœu (sauf quelques cas où leur aval est obligatoire), le fait est que nous nous trouvons bien en présence d’un intérêt public local bien distinct de l’intérêt public national. Celui-ci est de nature économique et sous la compétence des Chambres de commerce et d’industrie. Il s’agit de la sphère d’intervention consulaire propre à elle-même pour répondre aux besoins d’une catégorie de la population locale. Cela permet aux CCI de qualifier l’intérêt qu’elles défendent de public et non pas seulement de collectif.

La limite de cette démonstration réside dans le statut juridique des Chambres de commerce et d’industrie. La clause de compétence générale ayant consacré les compétences des collectivités locales dans l’action publique,

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C’est d’ailleurs une des raisons évoquées dans le cadre de la réforme générale des politiques publiques qui veut la suppression de certaines CCI arguant du fait que leur implantation ne correspond plus tout à fait aux zones d’uniformité du tissu économique d’aujourd’hui. Il est ainsi proposé de regrouper certaines Chambres pour mieux les mettre en accord avec la redéfinition de ces zones. 281 ACFCI, http://arist.acfci.cci.fr/ReformeCCI/faq.html, consulté le 27/08/14.

reconnaissant ainsi l’existence d’un intérêt public local, nous amène à nous demander si la parallèle peut être valable dans le cas des CCI. Contrairement aux collectivités territoriales, le transfert de compétence qui s’est opéré entre les CCI et l’État relève avant tout d’une mission au nom de l’État. Le texte de loi qui régit les CCI ne dispose aucunement dans ses articles une reconnaissance officielle dans la définition d’un intérêt public local. De plus, le transfert de compétences aux collectivités territoriales s’est accompagné plus ou moins d’un transfert de moyen. Ce qui n’est pas le cas pour les CCI qui se financent autrement (taxe spécifiquement désignée et limitée par la loi, gestion d’infrastructures, formation). Ceci constitue un autre critère de divergence entre les CCI et les collectivités territoriales282.

Notre recherche sur les Chambres de commerce et d’industrie a permis de relever un point marquant. Un certain sentiment de désintérêt et de désaveu existe dans le discours des membres de ces institutions. Cela se traduit, tout d’abord, par un taux de participation faible aux élections consulaires faisant preuve d’un réel déni de l’utilité de ce genre de structure de la part des membres eux-mêmes. Cette faiblesse est reconnue au niveau de l’instance nationale des CCI, à travers la confession de son Président : « Les scores de nos élections consulaires sont clairement catastrophiques. Il faut le dire »283, reconnaissant par la même occasion que tout ne fonctionne pas bien dans ces structures. La solution à ce problème relève, selon lui, à « donner la conviction aux chefs d’entreprises qu’ils font partie d’une famille et qu’ils doivent se montrer très solidaires de cette famille, parce que sa qualité en dépend »284.

Il y a ensuite la volonté politique de réduire leur nombre à 50, dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques. Cela est vécu, du côté des CCI, comme une ignorance du rôle fondamental qu’elles jouent au sein de chacun de leur territoire. Enfin, cela transparaît d’un discours institutionnel axé sur le rappel du caractère fondamental qu’elles incarnent pour l’intérêt économique territorial.

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La clause générale de compétence ne visait à l’origine que les communes. Mais elle a ensuite été élargie aux départements et aux régions notamment avec la loi du 2 mars 1982.

Notons cependant que cette position n’est pas unanime. Le président de l’ACFCI lui- même annonce qu’il n’était pas totalement contre la suppression de certaines Chambres si elles sont inutiles. Mais il reste cependant optimiste sur leur caractère indispensable. Par contre, il s’agit là d’une utilité qu’il faut faire reconnaître continuellement. Et il est apparu lors de nos observations que, dans cette démarche, la référence à l’intérêt économique en faveur du développement du territoire veut servir ce dessein dans l’optique suivante : en défendant l’intérêt des entreprises, c’est l’intérêt économique du territoire qui est mis en valeur.

C’est le recours à la notion de l’intérêt économique territorial que nous voulons soulever ici. À travers le discours consulaire, il semblerait qu’il y a au sein des territoires un intérêt économique propre contribuant à la réalisation d’un intérêt public local. Quand la question de la justification d’une telle conception a été posée, la réponse qui a été donnée a été celle de la place de plus en plus croissante de l’économie dans l’action publique contemporaine qui va de pair avec un affaiblissement du monopole étatique dans ce domaine. C’est d’ailleurs ce qu’avait déjà affirmé le Conseil d’État dans son rapport sur l’intérêt général en 1999285.

C’est dans ce contexte et sur cette base que les institutions consulaires cherchent à promouvoir la nécessité de leur accorder plus de place dans la fabrique des politiques publiques. Plus particulièrement, il s’agit de rendre effective la mission de représentation et de défense des intérêts économiques territoriaux par le truchement d’une intégration plus poussée de la participation consulaire dans la production des décisions publiques dès lors que la question économique est en jeu. Concrètement, l’association et l’intégration de la compétence des Chambres peuvent

285 Dans la partie où le Conseil d’État revient sur la contestation de plus en plus forte dirigée contre la notion d’intérêt général dans sa vision généraliste, celui-ci explique que la croyance en l’intérêt général est ébranlée et que cela remet en cause la légitimité de l’État dans sa capacité à susciter l’adhésion des citoyens et à formuler le bien public, surtout dans la sphère économique. C’est à ce problème que vient répondre la doctrine libérale qui voit dans l’ouverture des marchés et la libre concurrence un moyen de contribuer à la réalisation de l’intérêt général. Cette conception libérale est déjà fortement implantée dans la construction européenne mais a encore du mal à passer dans les principes politiques français.

servir à éclairer les acteurs de la décision politique. Cela passerait, par exemple, par une consultation plus volontaire (voire même prioritaire), plus fréquente et mieux institutionnalisée des CCI dans les secteurs où elles sont concernées et compétentes, surtout quand leurs avis ne sont pas obligatoires. L’une des pierres angulaires de l’argumentaire des Chambres, en vue de faire reconnaître aux pouvoirs publics la nécessité d’associer les CCI à toute décision concernant l’économie d’un territoire (plus exactement, de rendre le recours aux Chambres automatique), est de proposer l’existence, au niveau des territoires, d’un intérêt public propre qui participe à l’intérêt général du territoire. Dans leur rôle de défenseur des intérêts des entreprises, les CCI se revendiquent soutenir l’économie de leurs territoires et ainsi contribuer à promouvoir l’intérêt public local. Il en résulterait alors que revaloriser la place des institutions consulaires ne peut, au final, que profiter au citoyen.

De plus, le statut des Chambres de commerce et d’industrie les investit, dans une certaine limite, d’une mission de service public. Cette mission est consacrée par l’article L.710-1 du Code de commerce286. Or, dans la tradition administrative française, la poursuite d’un service public suffit à reconnaître l’existence d’un intérêt général287. Cela pourrait donc expliquer dans quelle mesure les CCI se prévalent de leur participation à la réalisation d’un intérêt général mais qui est circonscrit au

286 La notion de mission de service public a été supprimée par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, mais un amendement pour la réintroduire a été déposé au Sénat dans le cadre du projet de loi relatif aux réseaux consulaires.

287 Voir l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873. Dans cette affaire, le problème juridique posé était celui de la recherche de la responsabilité de l’État pour un dommage causé par les personnes qu’il emploie dans l’un de ses services publics. Il s’agissait, en effet, d’un accident causé par des employés de l’État ; ces derniers avaient poussé un wagonnet appartenant à la manufacture des tabacs de Bordeaux et l’ont, par la suite, renversé causant un accident à Agnès Blanco. Cet établissement, exploité en régie par l’État, était en charge d’un service public. Le juge a statué que l’existence d’un service public dépend de trois éléments : l’intervention directe ou indirecte d’une personne publique, une mission qui concourt à la satisfaction de l’intérêt général e l’application d’un minimum de régime exorbitant de droit commun. Voir aussi Jean-François LACHAUME quand il soutient : « Il faut donc au sein de l’intérêt général très largement entendu et des différents aspects

qu’il revêt, isoler quel intérêt général est susceptible d’être érigé en but de service public », in Droit des services publics, 3ème éd., Paris : Armand Colin, 2004, 533 p.

niveau territorial et/ou local. Cela illustre encore ici l’usage du concept d’intérêt général (au niveau local) comme outil pouvant servir et légitimer un discours288.

Il apparaît à ce sujet, et c’est ici un des intérêts révélé par l’étude de ce groupe, que les Chambres de commerce et d’industrie disposent d’un argumentaire bien rôdé pour défendre et promouvoir leur statut et leur rôle. Cet argument repose sur la reconnaissance de la mission de service public s’adressant avant tout à un groupe restreint de personnes, mais à long terme, et par ricochet, ce service fourni finit par profiter à une plus large population. La santé économique des entreprises du territoire ne pourrait donc ainsi apporter que la santé économique du territoire. Il est ainsi important de noter que le discours consulaire défend leur rôle par l’intermédiaire de l’économie qu’elles présentent comme relevant d’un intérêt public local.

Un élément supplémentaire tend enfin à renforcer la mission de service public de ces institutions. Dans le cadre de la réforme des réseaux consulaires s’inscrivant dans le processus de révision générale des politiques publiques (RGPP) de 2007289, le conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP) réuni le 08 avril 2008 a affirmé la nécessité pour les CCI (et les Chambres des métiers et de l’artisanat) de « participer à l’effort de refonte du service public »290. Cet avis réaffirme la structure publique des réseaux consulaires autant que sa contribution à la réalisation d’un service public. L’existence de ce service public supporte celle d’un intérêt général émanant des réseaux consulaires, se réalisant à l’intérieur d’une circonscription.

288 RANGEON (F.). Op. cit.

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La mise en œuvre de la réforme du réseau des Chambres de commerce et d’industrie est faite par le décret n° 2010-1463 du 1er décembre 2010, paru au Journal Officiel du 2 décembre 2010.

290 Assemblée nationale. Avis présenté au nom de la commission des finances, de l’économie générale

et du contrôle budgétaire sur le projet de loi relatif aux réseaux consulaires, au commerce, à l’artisanat et aux services, op. cit., p. 7.