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Responsabilité rétrospective : perpétuation et rémission de l’injustice

Chapitre 4 : Responsabilité rétrospective et responsabilité prospective

3. Responsabilité rétrospective : perpétuation et rémission de l’injustice

L’un des corollaires les plus frappants de l’injustice historique est qu’il est porteur d’avenir au bénéfice de ses auteurs et au grand dam des victimes. En s’accrochant à un bien mal acquis et dont l’usufruit croît d’année en année, ceux qui le détiennent injustement ne seront qu’encouragés à le projeter dans un lointain futur pour le bien-être de leur postérité. Et comme la critique marxiste nous l’a si bien enseigné, la classe dominante aura tendance à forger des lois qui confortent ses propres acquis au détriment des marginalisés et des opprimés. En termes de jurisprudence, la prescription ou la péremption peut être comprise comme un artifice juridique permettant de résoudre l’impossibilité d’une reconstitution ne fût-ce qu’approximative des faits survenus des décennies ou des siècles plus tôt. Il existe en effet des situations d’injustice historique dont il n’est pas possible de constituer les preuves. L’acte d’accusation étant formulé tellement vaguement que tout jugement s’exposerait à la superficialité et à

l’arbitraire. Le temps s’est écoulé longuement et de nombreuses circonstances se sont superposées sur les éléments à charge au point qu’il est devenu difficile de les exhumer.

La prescription est généralement définie comme l’acquisition de la propriété d’une chose par possession ininterrompue pendant un temps que la loi détermine. Il en est de même d’une dette, d’une poursuite juridique dont on est libéré à la suite d’un certain laps de temps prédéfini. De même que la prescription, la péremption annule une procédure civile, lorsqu’il y a eu discontinuité de poursuites pendant un certain temps limité. Le code juridique anglais se fait plus précis quand il est question des actions personnelles et Blackstone explique pourquoi :

“And in actions merely personal, arising ex delicto, for wrongs actually done or committed by the defendant, as trespass, battery, and slander, the rule is that actio personalis moritur cum persona; and that it never shall be revived either by or against the executors or other representatives. For neither the executors of the plaintiff have received, nor those of the defendant have committed, in their own personal capacity, any manner of wrong or injury.”75

Nonobstant l’argument jurisprudentiel parfaitement recevable, Waldron rappelle qu’une analyse selon la grille marxiste y verrait effectivement les forces d’oppression et de domination à l’œuvre dans un système juridique entre les mains de la classe dominante. L’injustice en marche au cœur de l’histoire se perpétue ainsi grâce à des codes juridiques dont la cristallisation s’est faite progressivement au cours des siècles. Waldron effectue ce constat pathétique en des mots fort éclairants :

“The world we know is characterized by patterns of injustice, by standing arrangements—rules, laws, regimes, and other institutions—that operate unjustly day after day. Though the establishment of such analyse arrangement was an unjust event when it took place in the past, its injustice then consisted primarily in the injustice it promised for the future. To judge that establishment unjust is to commit oneself to putting a stop to the ongoing situation; it is a commitment to prevent the perpetuation of the injustice that the law or the institution embodies; it is to commit oneself to its remission.”76

Il faut tout de même reconnaître qu’il est communément admis que ceux qui héritent de malfrats impunis peuvent être potentiellement poursuivis en vue de réparer les méfaits du prédécesseur incriminé. La rémission de l’injustice en développement est différente de la

75 W. Blackstone, Commentaries on the Law of England, intro. J.H. Langbein, Chicago, IL, University of Chicago

Press, 1979, book 3, p. 302.

compensation d’une injustice passée. Une injustice historique telle que l’expropriation foncière persiste dans un système légal où la rectification est moins compliquée que dans le cas de la réparation contrefactuelle : retourner le bien en question à son vrai propriétaire. S’il est mort sans laisser d’héritier, la réparation demeure en suspens, à moins que la terre concernée ne soit restituée à la collectivité pour l’usage de tous. Si le bien est également remis à des successeurs ayant-droits, nous revenons à la piste contrefactuelle en supposant qu’à la fin de sa vie, le propriétaire d’origine aurait ainsi disposé de son bien. Cependant, dans le cas de la terre, elle est généralement la propriété d’une entité collective qui transcende le temps et les individus, à l’instar de la tribu ou de la nation. Mais on ne sait pas si l’empiètement originel demeure le même après de nombreuses années. L’importance morale de certains droits se flétrit avec le temps. Après plusieurs générations, il y a des torts qui ne tiennent plus à grand-chose et par conséquent, ne valent plus la peine d’être corrigés. Cette annihilation paraît injuste et semble encourager l’impunité dans la perspective d’un hasard moral. On rencontre aussi des droits qui sont prescriptibles, du fait des difficultés procédurales par rapport aux évidences et à la mémoire et aussi parce qu’il n’existe aucun antécédent jurisprudentiel en la matière. Pour Waldron, c’est une question de pragmatisme :

“For better or worse, people build up structures of expectation around the resources that are actually under their control. If a person controls a resource over a long enough period, then she and others may organize their lives and their economic activity around the premise that that resource is hers, without much regard to the distant provenance of her entitlement. Upsetting these expectations in the name of restitutive justice is bound to be costly and disruptive.”77

Cette annihilation peut être aussi due à des questions de principe et de changements circonstanciels du contexte socio-économique comme on le voit souvent avec la taille de la population, la rareté ou l’abondance des ressources, la mutation du droit positif. De générations en générations, la mise en valeur d’un lopin de terre produit des droits inaliénables aux héritiers même si les pères l’avaient acquis frauduleusement. Avec temps et labeur, il a pris beaucoup de valeur et est devenu le centre de la vie de la génération présente. Le droit originel est basé sur l’idée d’après laquelle l’ayant-droit a organisé sa vie autour de l’usage de sa propriété. S’il la perd, cette idée n’est plus valable après plusieurs générations. Dans le but d’éviter le hasard moral d’un effet incitateur, on ne peut pas prétendre qu’un droit violé de longue date continue

de jouer un rôle prépondérant dans la vie de ceux qui ont succédé au propriétaire initial. Les théories du droit historique sont encore plus impressionnantes quand un droit moral se joint à la possession présente. Ainsi en est-il d’une possession indispensable pour l’autonomie du sujet actuel : toute tentative de reprise de son bien serait moralement remise en question parce qu’elle porterait atteinte à son autonomie. Dans le cas contraire, l’argument de l’autonomie ne tient plus. Lorsque l’objet disputé revêt une importance particulière pour l’identité d’une communauté, la restitution est nécessaire. Cette nécessité concerne par exemple une terre sacrée destinée aux rites religieux et funéraires. Waldron renchérit ainsi :

“In this regard, claims that land of religious significance should be returned to its original owners may have an edge over claims for the return of lands whose significance for them is mainly material or economic. Over the decades people are likely to have developed new modes of subsistence, making the claim that the land is crucial to their present way of life less credible in the economic case than in the religious case.”78

Le léger avantage de la revendication à des fins cultuelles ne tient qu’à condition que les deux parties aient une compréhension référentielle commune du fait religieux. La plate-forme du référentiel de base propice à la résolution de ce genre de litige correspond à peu près au type de laïcité ouverte que l’on retrouve dans la plupart des sociétés démocratiques contemporaines. Son efficacité n’est pas parfaite, mais elle fournit un cadre relativiste de dialogue œcuménique qui offre une saine neutralisation de la hiérarchisation des valeurs matérielles, économiques ou religieuses. Sinon, les uns seraient tentés de professer la posture du matérialisme athée pour défendre la priorité des enjeux économiques sur les motifs religieux ; tandis que les autres essaieraient plutôt de démontrer la supériorité de leur divinité. Depuis la création d’un État Hébreu moderne après la Seconde guerre mondiale, Jérusalem est tenaillée par ce genre de querelles entre les grandes religions monothéistes.

4. Responsabilité prospective : circonstances, mutations, annihilation et

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